Consuelo, Tome 1 (1861) - 02

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enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un goût
passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a
longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des
leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de
mon théâtre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de
mes soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à
l'illustre maître Porpora.
Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec
insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces
jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise _fiori di mare_.
Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez
fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules
blanches et modelées comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait
effectivement la beauté grecque d'un jeune faune, et sa physionomie
offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de
la statuaire païenne, d'une mélancolie rêveuse et d'une ironique
insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d'un blond vif un peu
cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes
autour de son cou d'albâtre. Tous ses traits étaient d'une perfection
incomparable; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux
noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au
professeur. L'enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta
tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de
lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler
et a les entremêler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint
baiser la main du comte, à la manière du pays.
--Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une
petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien
puérils pour son âge: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?
--Dix-neuf bientôt, _sior profesor_, répondit Anzoleto dans le dialecte
vénitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la
petite Consuelo qui fabrique des colliers.
--Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le
comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.
--Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo
en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l'eau
les coquilles entassées dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour
acheter du riz et du maïs.
--Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute,
Consuelo: quand vous êtes dans l'embarras, ta mère et toi, il faut venir
me trouver; mais je te défends de mendier, entends-tu bien?
--Oh! vous n'avez que faire de le lui défendre, _sior profesor_,
répondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en
empêcherais.
--Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.
--Rien que vos bontés, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la
petite et moi.
--- Elle donc ta parente?
--Non, c'est une étrangère, c'est Consuelo.
--Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.
--Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire
consolation.
--A la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu'il me semble?
--Elle est ma fiancée, seigneur.
--Déjà? Voyez ces enfants qui songent déjà au mariage!
--Nous nous marierons le jour où vous signerez mon engagement au théâtre
de San-Samuel, illustrissime.

--En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.
--Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoué de
l'innocence.»
Le comte et le maestro s'égayèrent quelques moments de la candeur, et
des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donné rendez-vous à
Anzoleto pour qu'il fît entendre sa voix au professeur le lendemain, ils
s'éloignèrent, le laissant à ses graves occupations.
«Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur à
Zustiniani.
--Je l'avais vue déjà, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez
laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit
ans, toute femme semble belle.
--C'est bon, répondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire
que votre divine cantatrice, votre sirène, votre mystérieuse beauté,
c'était Consuelo.
--Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,
maestro!
--Elle-même, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bien
séduisante?»
Le comte s'arrêta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et
joignant les mains avec un désespoir assez comique:
«Juste ciel! s'écria-t-il, peux-tu faire de semblables méprises, et
verser le feu du génie dans des têtes si mal ébauchées!
--Ainsi, vous renoncez à vos projets coupables? Dit le professeur.
--Bien certainement.
--Vous me le promettez? ajouta le Porpora.
--Oh! je vous le jure, répondit le comte.»


III.

Éclos sous le ciel de l'Italie, élevé par hasard comme un oiseau des
rivages, pauvre, orphelin abandonné, et cependant heureux dans le
présent et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il était
sans doute, Anzoleto, ce beau garçon de dix-neuf ans, qui passait tous
ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté,
sur le pavé de Venise, n'en était pas, comme on peut le croire, à ses
premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s'étaient offertes à
lui plus d'une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s'il eût
vécu dans nos tristes climats, et si la nature l'eût doué d'une
organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à
une longue et puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les
sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la
petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par
dévotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté
avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s'étaient
rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour
les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis
encore ils s'étaient rencontrés à l'église, elle priant le bon Dieu de
tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans
toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si
obligeante, si gaie, qu'il s'était fait son ami et son compagnon
inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne
connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il éprouva de l'amitié
pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un peuple où les
passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à
cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette
façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection suivante:
«Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»
et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous
marierons ensemble.»
Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un
jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il
est certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires
et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des
hommes blasés.
Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce
qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à
sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie
avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui
imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait
pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par
ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand
cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité
l'excès de sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une
expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques:
«Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins
la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans
se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère
encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie,
enfant lui-même au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son
âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il
menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,
une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi
poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert.
Quoiqu'ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de
famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la
vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les
ramener au bercail; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne
firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque
découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans
pilote; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans
souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées
sous la vigne au coin des rues, sans songer à l'heure avancée, et sans
avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore
tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent devant le théâtre de
Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame
fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se
rappeler l'absence du déjeuner el le peu de probabilité du souper. Ils
se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout
déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l'envers,
elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas
somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec
des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des écorces de
cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses
périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent échangé deux
honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années
s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; Consuelo ne sut pas même
qu'on pût avoir d'autres amours que celui dont elle était l'objet. Elle
devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son
fiancé; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver
d'impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage,
sans scrupule, sans mystère, et sans remords.
[1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont
le peuple de Venise est friand.]
Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte
Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs _petits musiciens_, et
depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de
musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le
bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen, doué
d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une nature
d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée
jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence
complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner
lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau
ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge
où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de
consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer.
Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce
n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop
épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai
au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens
extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque
humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que
sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le
premier maître venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progrès
naturels et le développement invincible de cette magnifique
organisation_.
Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de
roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier
développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut
vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent
dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand
succès dans les premiers rôles.

Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu
renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une
épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto
quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de
satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à
boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied
jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les
regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la
ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son
ambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non
pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la
palme et de l'autre le sifflet.
Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander;
cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui
interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette
approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à
peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une
telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux
des murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son
être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là
vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était
point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du
triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve
remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution
sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours
se relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et
des élans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait
ménagés; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni
l'auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait
interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces
hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation,
on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix
rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le
moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes,
exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et
toutes les lumières de la science dans les limites du connu.
Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n'échappa
aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la séance par
un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès
qu'obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu'elle en
ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de
louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise,
il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et
d'audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n'avez-vous pas
un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et
qui vous adore?»
La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau
visage qu'elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine
et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre?
Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein
de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa
tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel
apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée,
Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi;
car la belle cantatrice n'était pas seulement reine sur les planches,
mais encore à l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.


IV.

Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la
voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur,
assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains
immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet
comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c'était le savant
professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant
collègue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du
succès d'Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les
hommes avec souplesse pour remercier jusqu'à leurs regards, le maître du
chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la
bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la
société, qui était priée ce soir-la à un grand bal chez la dogaresse, se
fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent
seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du
clavecin, Zustiniani s'approcha du sévère maestro.
--C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui
dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout
fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui
nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont
reçu le venin de la séduction.
--Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla,
reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la _scuola_,
il faut que vous m'accordiez une grâce....
--Loin de moi, malheureuse fille! s'écria le maître, riant à demi, et
résistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante élève.
Qu'y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte
ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.
--Le voilà qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras
du débutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate
blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le
plus savant maître de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,
et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir
plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.
[1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ en
dialecte.]
--Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit
Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;
cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire
révoquer un arrêt bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,
j'ignore si j'aurai le courage de reparaître devant le public, chargé
comme me voilà de votre anathème.
--Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant
avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et
maussade qu'il semblait à l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses
et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,
même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu
dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas
dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un
cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes
moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,
t'ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n'as
plus qu'à y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Écoute donc;
car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre
la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la
mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien étudié à fond. Tu n'as
que de l'exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais
roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes
auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.
Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent
vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as
tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités
que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne
peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu
as le feu sacré ... tu as le génie!... Hélas! un feu qui n'éclairera
rien de grand, un génie qui demeurera stérile ... car, je le vois dans
tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de
l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour
les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour
toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,
ta destinée sera la course d'un météore, comme celle de....»
Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna
le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbé qu'il était dans le
développement intérieur de son énigmatique sentence.
Quoique tout le monde s'efforçât de rire des bizarreries du professeur,
elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute
et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui
parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent causé une émotion
profonde de joie, d'orgueil, de colère et d'émulation dont toute sa vie
devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de
plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'éprit
de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani
n'était pas fort jaloux d'elle, et peut-être avait-il ses raisons pour
ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s'intéressait à la gloire et à
l'éclat de son théâtre plus qu'à toute chose au monde; non qu'il fût
_vilain_ à l'endroit des richesses, mais parce qu'il était vraiment;
fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une
expression qui convient à un certain sentiment vulgaire; tout italien et
par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le _culte de
l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas
il y a cent ans, a un sens tout autre que le _goût des beaux-arts_. Le
comte était en effet _homme de goût_ comme on l'entendait alors,
amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus
grande affaire de sa vie. Il aimait à s'occuper du public et à l'occuper
de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler
de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il
avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,
l'ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de
contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eût pu
faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers
demandaient au professeur Porpora ce que c'était que le comte
Zustiniani, il avait coutume de répondre: C'est un homme qui aime à
régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur
sa table.
Vers une heure du matin on se sépara.
«Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une
embrasure du balcon, où demeures-tu?»
A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et pâlir presque
simultanément; car comment avouer à cette merveilleuse et opulente
beauté qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette réponse eût-elle
été plus facile à faire que l'aveu de la misérable tanière où il se
retirait les nuits qu'il ne passait pas par goût ou par nécessité à la
belle étoile.
«Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la
Corilla en riant de son trouble.
--Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence
d'esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de
l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de
la Corilla!
--Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le
plus brûlant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.
--Que je n'ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je
l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et
la mer, comme les étoiles.
--Ou comme les _cuccali?_ s'écria la cantatrice en éclatant de rire. On
sait que les goëlands sont des oiseaux d'une simplicité proverbiale, et
que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre
locution, _étourdi comme un hanneton._
--Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j'aime
encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.
--Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores,
reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf à t'éloigner de ta
demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,
c'est ta faute.
--Etait-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse
est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre
palais.
--Va donc m'attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la
Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer
l'indulgence avec laquelle j'écoute tes fadaises.»
Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s'esquiva, et courut
voltiger de l'embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla,
comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivré. Mais
avant qu'elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions
passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla
est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j'allais
déplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui
faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le dégoûtant tout à
fait d'une maîtresse si volage?
Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait
remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les
flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée
de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d'un
groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux
de leur main, et de l'aider ainsi à descendre, comme c'est la coutume à
Venise.
«Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna à Anzoleto éperdu, que
faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la
permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est
avec la signora.»
Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il
avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur
et l'indignation qu'éprouverait le comte s'il entrait dans la gondole
avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut
d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La
signera s'était arrêtée au beau milieu de l'escalier. Elle causait,
riait très-haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le
répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire
et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du
canal, comme le chant du coq réveillé avant l'aube se perd dans le
silence des campagnes.
Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, résolut de s'élancer dans l'eau par
l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l'escalier. Déjà il
avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il
avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,
celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la
cabanette, lui dit à voix basse:
«Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et
attendre sans crainte.»
Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais
non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir
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