Consuelo, Tome 1 (1861) - 05

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est devenue blanche et bien faite!
--Et qu'a répondu le docteur?
--Il a répondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pas
reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en
prenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.
--Et puis encore?
--Et puis encore la supérieure de Santa-Chiara, qui me fait faire des
broderies pour ses autels, et qui a dit à une de ses soeurs: Tenez,
voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble à
notre sainte Cécile. Toutes les fois que je fais ma prière devant cette
image, je ne peux m'empêcher de penser à cette petite; et alors je prie
pour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le péché, et qu'elle ne chante
jamais que pour l'église.
--Et qu'a répondu la soeur?
--La soeur a répondu: C'est vrai, ma mère; c'est tout à fait vrai. Et
moi j'ai été bien vite dans leur église, et j'ai regardé la sainte
Cécile qui est d'un grand maître, et qui est belle, bien belle!
--Et qui te ressemble?
--Un peu.
--Et tu ne m'as jamais dit cela?
--Je n'y ai pas pensé.
--Chère Consuelo, tu es donc belle?
--Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'est
peut-être parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine à
présent.
--Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du
monde, d'abord!
--Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un
petit morceau de miroir cassé qui lui servait de _psyché_, pour se
regarder.
--Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce
sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.
--En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous
serons devant le comte.
--Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.
--Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle détacha ses épingles, et laissa
tomber jusqu'à terre un torrent de cheveux noirs, où le soleil brilla
comme dans une glace.
«Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les épaules ... ah! bien
belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande à voir que ce
qu'il faudra bien que tu montres au public.
--J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour détourner la
conversation;» et elle montra un véritable petit pied andaloux, beauté à
peu près inconnue à Venise.
«La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la première
fois, la main que jusque là il avait serrée amicalement comme celle d'un
camarade. Laisse-moi voir tes bras.
--Tu les as vus cent fois, dit-elle en ôtant ses mitaines.
--Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent
et dangereux commençait à agiter singulièrement.»
Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que
chaque coup d'oeil embellissait et transformait à ses yeux.
Peut-être n'était-ce pas tout à fait qu'il eût été aveugle jusqu'alors;
car peut-être était-ce la première fois que Consuelo dépouillait, sans
le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite régularité de lignes peut
seule faire accepter. En cet instant, émue encore d'une vive atteinte
portée à son coeur, redevenue naïve et confiante, mais conservant un
imperceptible embarras qui n'était pas l'éveil de la coquetterie, mais
celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une pâleur
transparente, et ses yeux un éclat pur et serein qui la faisaient
ressembler certainement à la sainte Cécile des nones de Santa-Chiara.
Anzoleto n'en pouvait plus détacher ses yeux. Le soleil s'était couché;
la nuit se faisait vite dans cette grande chambre éclairée d'une seule
petite fenêtre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore
Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables
voluptés. Anzoleto eut un instant la pensée de s'abandonner aux désirs
qui s'éveillaient en lui avec une impétuosité toute nouvelle, et à cet
entraînement se joignait par éclairs une froide réflexion. Il songeait à
expérimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beauté de Consuelo
aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes réputées
belles qu'il avait possédées. Mais il n'osa pas se livrer à ces
tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son
émotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les étranges
délices lui fit désirer de la prolonger.
Tout à coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,
et faisant un effort sur elle-même pour revenir à leur enjouement, se
mit à marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragédie,
et en chantant d'une manière un peu outrée plusieurs phrases de drame
lyrique, comme si elle fût entrée en scène.
«Eh bien, c'est magnifique! s'écria Anzoleto ravi de surprise en la
voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montré.
--Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espère que
c'est pour rire que tu dis cela?
--Ce serait magnifique à la scène. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de
trop. Corilla en crèverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant
que ce qu'elle fait dans les moments où on l'applaudit à tout rompre.
--Mon cher Anzoleto, répondit Consuelo, je ne voudrais pas que la
Corilla crevât de jalousie pour de semblables jongleries, et si le
public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus
reparaître devant lui.
--Tu feras donc mieux encore?
--Je l'espère, ou bien je ne m'en mêlerai pas.
--Eh bien, comment feras-tu?
--Je n'en sais rien encore.
--Essaie.
--Non; car tout cela, c'est un rêve, et avant que l'on ait décidé si je
suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux
projets. Peut-être que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme
l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»
Cette dernière hypothèse rendit à Anzoleto la force de s'en aller.


IX.

A cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes, un des
meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant
du dix-huitième siècle, l'élève de Scarlatti, le maître de Hasse, de
Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le
_Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le père de la
plus célèbre école de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait
obscurément à Venise, dans un état voisin de la misère et du désespoir.
Il avait dirigé cependant naguère, dans cette même ville, le
Conservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette période de sa vie avait été
brillante. Il y avait écrit et fait chanter ses meilleurs opéras, ses
plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'église.
Appelé à Vienne en 1728, il y avait conquis, après quelque combat, la
faveur de l'empereur Charles VI. Favorisé aussi à la cour de Saxe[1],
Porpora avait été appelé ensuite à Londres, où il avait eu la gloire de
rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maître des maîtres,
dont l'étoile pâlissait à cette époque. Mais le génie de ce dernier
l'avait emporté enfin, et le Porpora, blessé dans son orgueil ainsi que
maltraité dans sa fortune, était revenu à Venise reprendre sans bruit et
non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y écrivait
encore des opéras: mais c'est avec peine qu'il les faisait représenter;
et le dernier, bien que composé à Venise, fut joué à Londres où il n'eut
point de succès. Son génie avait reçu ces profondes atteintes dont la
fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,
de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnèrent de plus en plus,
acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractère et d'empoisonner sa
vieillesse. On sait qu'il est mort misérable et désolé, dans sa
quatre-vingtième année, à Naples.
[1 Il donna des leçons de chant et de composition à la princesse
électorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_,
mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]
A l'époque où le comte Zustiniani, prévoyant et désirant presque la
défection de Corilla, cherchait à remplacer cette cantatrice, le Porpora
était en proie à de violents accès d'humeur atrabilaire, et son dépit
n'était pas toujours mal fondé; car si l'on aimait et si l'on chantait à
Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et
d'autres excellents maîtres, on y prisait sans discernement la musique
bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autres
compositeurs plus ou moins indigènes, dont le style commun et facile
flattait le goût des esprits médiocres. Les opéras de Hasse ne pouvaient
plaire à son maître, justement irrité. Le respectable et malheureux
Porpora, fermant son coeur et ses oreilles à la musique des modernes,
cherchait donc à les écraser sous la gloire et l'autorité des anciens.
Il étendait sa réprobation trop sévère jusque sur les gracieuses
compositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies du
Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus
lui parler que du père Martini, de Durante, de Monteverde, de
Palestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grâce devant lui. Ce
fut donc froidement et tristement qu'il reçut les premières ouvertures
du comte Zustiniani concernant son élève inconnue, la pauvre Consuelo,
dont il désirait pourtant le bonheur et la gloire; car il était trop
expérimenté dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'elle
valait, tout ce qu'elle méritait. Mais à l'idée de voir profaner ce
talent si pur et si fortement nourri de la manne sacrée des vieux
maîtres, il baissa la tête d'un air consterné, et répondit au comte:
«Prenez-la donc, cette âme sans tache, cette intelligence sans
souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux bêtes, puisque telle
est la destinée du génie au temps où nous sommes.»
Cette douleur à la fois sérieuse et comique donna au comte une idée du
mérite de l'élève, par le prix qu'un maître si rigide y attachait.
«Eh quoi, mon cher maestro, s'écria-t-il, est-ce là en effet votre
opinion? La Consuelo est-elle un être aussi extraordinaire, aussi divin?
--Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air résigné; et il répéta: C'est
sa destinée!»
Cependant le comte vint à bout de relever les esprits abattus du maître,
en lui faisant espérer une réforme sérieuse dans le choix des opéras
qu'il mettrait au répertoire de son théâtre. Il lui promit l'exclusion
des mauvais ouvrages, aussitôt qu'il aurait expulsé la Corilla, sur le
caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succès. Il fit même
entendre adroitement qu'il serait très sobre de Hasse, et déclara que si
le Porpora voulait écrire un opéra pour Consuelo, le jour où l'élève
couvrirait son maître d'une double gloire en exprimant sa pensée dans le
style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San
Samuel et le plus beau de la vie du comte.
Le Porpora, vaincu, commença donc à se radoucir, et à désirer
secrètement le début de son élève autant qu'il l'avait redouté jusque
là, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son
rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquiétudes sur la figure
de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et à
l'improviste.
«Je ne vous dirai point, répondait-il à ses questions et à ses
instances, que ce soit une beauté. Une fille aussi pauvrement vêtue, et
timide comme doit l'être, en présence d'un seigneur et d'un juge de
votre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais été l'objet de la
moindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et de
préparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du génie
rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en même
temps. Laissez-moi faire: si vous n'en êtes pas content, vous me la
laisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse,
qui fera la gloire de l'école, en formant des élèves sous sa direction.»
Tel était en effet l'avenir que jusque là le Porpora avait rêvé pour
Consuelo.
Quand il revit son élève, il lui annonça qu'elle aurait à être entendue
et jugée par le comte. Mais comme elle lui eprima naïvement sa crainte
d'être trouvée laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, et
qu'elle chanterait derrière la tribune grillée de l'orgue, le comte
assistant à l'office dans l'église. Seulement il lui recommanda de
s'habiller décemment, parce qu'elle aurait à être présentée ensuite à ce
seigneur; et, bien qu'il fût pauvre aussi, le noble maître, il lui donna
quelque argent à cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitée,
occupée pour la première fois du soin de sa personne, prépara donc à la
hâte sa toilette et sa voix; elle essaya vite la dernière, et la
trouvant si fraîche, si forte, si souple, elle répéta plus d'une fois à
Anzoleto, qui l'écoutait avec émotion et ravissement: «Hélas! pourquoi
faut-il donc quelque chose de plus à une cantatrice que de savoir
chanter?»


X.

La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée
au verrou, et, après qu'il eut attendu presque un quart d'heure sur
l'escalier, il fut admis enfin à voir son amie revêtue de sa toilette de
fête, dont elle avait voulu faire l'épreuve devant lui. Elle avait une
jolie robe de toile de Perse à grandes fleurs, un fichu de dentelles, et
de la poudre. Elle était si changée ainsi, qu'Anzoleto resta quelques
instants incertain, ne sachant si elle avait gagné ou perdu à cette
transformation. L'irrésolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour
elle un coup de poignard.
«Ah! tiens, s'écria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. A
qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'éprouve rien
d'agréable en me regardant?
--Attends donc un peu, répondit Anzoleto; d'abord je suis frappé de ta
belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingué sous ces
dentelles. Tu portes à merveille les larges plis de ta jupe. Mais je
regrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est la
tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.
--Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre
qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntée sous
ces falbalas; en un mot, je me déplais ainsi, et je vois que tu es de
mon avis. Tiens, j'ai été ce matin à la répétition, et j'ai vu la
Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle était si pimpante, si
brave, si belle (oh! celle-là est heureuse, et il ne faut pas la
regarder deux fois pour s'assurer de sa beauté), que je me sens effrayée
de paraître à côté d'elle devant le comte.
--Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi.
--Et elle a mal chanté?
--Comme elle chante toujours.
--Ah! mon ami, ces rivalités gâtent le coeur. Il y a quelque temps si la
Clorinda, qui est une bonne fille malgré sa vanité, eût fait _fiasco_
devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'âme, j'aurais partagé
sa peine et son humiliation. Et voilà qu'aujourd'hui je me surprends à
m'en réjouir! Lutter, envier, chercher à se détruire mutuellement; et
tout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connaît pas! Je me
sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis
aussi effrayée de l'idée de réussir que de celle d'échouer. Il me semble
que notre bonheur prend fin, et que demain après l'épreuve, quelle
qu'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je
n'y ai vécu jusqu'à présent.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Consuelo.
«Eh bien, tu vas pleurer, à présent? s'écria Anzoleto. Y songes-tu? tu
vas ternir tes yeux et gonfler tes paupières? Tes yeux, Consuelo! ne va
pas gâter tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.
--Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se
donne au monde, on n'a même pas le droit de pleurer.»
Son ami s'efforça de la consoler, mais elle fut amèrement triste tout le
reste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle ôta
soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d'ébène,
essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu'elle mettait
ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se
retrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fit
sa prière avec ferveur, songea à sa mère, s'attendrit, et s'endormit en
pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la
conduire à l'église, il la trouva à son épinette, habillée et peignée
comme tous les dimanches, et repassant son morceau d'épreuve.
«Eh quoi! s'écria-t-il, pas encore coiffée, pas encore parée! L'heure
approche. A quoi songes-tu, Consuelo?
--Mon ami, répondit-elle avec résolution, je suis parée, je suis
coiffée, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne
me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce
corsage ne gêne pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est
pris. J'ai demandé à Dieu de m'inspirer, et à ma mère de veiller sur ma
conduite. Dieu m'a inspiré d'être modeste et simple. Ma mère est venue
me voir en rêve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours:
Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue qui
prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait
dans l'armoire; après quoi, elle a placé ma robe noire et ma mantille de
mousseline blanche sur la chaise à côté de mon lit. Aussitôt que j'ai
été éveillée, j'ai serré la toilette comme elle l'avait fait dans mon
rêve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voilà prête. Je me
sens du courage depuis que j'ai renoncé à plaire par des moyens dont je
ne sais pas me servir. Tiens, écoute ma voix, tout est là, vois-tu.»
Elle fit un trait.
«Juste ciel! nous sommes perdus! s'écria Anzoleto; ta voix est voilée,
et tes yeux sont rouges. Tu as pleuré hier soir, Consuelo; voilà une
belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec
ton caprice de t'habiller de deuil un jour de fête; cela porte malheur
et cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant
que j'irai t'acheter du rouge. Tu es pâle comme un spectre.»
Une discussion assez vive s'éleva entre eux à ce sujet. Anzoleto fut un
peu brutal. Le chagrin rentra dans l'âme de la pauvre fille; ses larmes
coulèrent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu du
débat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, juste
le temps de courir à l'église, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoleto
maudit le ciel par un jurement énergique. Consuelo, plus pâle et plus
tremblante que l'étoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se
regarda une dernière fois dans sa petite glace brisée: puis se
retournant, elle se jeta impétueusement dans les bras d'Anzoleto.
«O mon ami, s'écria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas.
Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour ôter à mes joues cette pâleur
livide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les lèvres
d'Isaïe, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir douté de son secours!»
Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tête, prit ses cahiers, et,
entraînant son amant consterné, elle courut aux Mendiant, où déjà la
foule était rassemblée pour entendre la belle musique du Porpora.
Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donné
rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta à celle de l'orgue, où
les choeurs étaient déjà en rang de bataille et le professeur devant son
pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte était située de
manière à ce qu'il vît beaucoup moins dans l'église que dans la tribune
de l'orgue, que déjà il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pas
un de ses mouvements.
Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle
s'agenouilla en arrivant, cacha sa tête dans ses mains, et se mit à
prier avec une dévotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son
coeur, tu sais que je ne te demande point de m'élever au-dessus de mes
rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde
et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'égarer dans les
sentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon âme, et que
c'est pour vivre avec celui que ma mère m'a permis d'aimer, pour ne m'en
séparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande
de me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensée quand je chanterai
tes louanges.
Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelèrent Consuelo à sa
place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses épaules, et
son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la
tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'était opérée
dans cette jeune fille tout à l'heure si blême et si abattue, si effarée
par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un
fluide céleste, une molle langueur baignait encore les plans doux et
nobles de sa figure sereine et généreuse. Son regard calme n'exprimait
aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succès
ordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mystérieux et
de profond, qui commandait le respect et l'attendrissement.
«Courage, ma fille, lui dit le professeur à voix basse; tu vas chanter
la musique d'un grand maître, et ce maître est là qui t'écoute.
--Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur déplier les psaumes
de Marcello sur le pupitre.
--Oui, Marcello, répondit le professeur. Chante comme à l'ordinaire,
rien de plus, rien de moins, et ce sera bien.»
En effet, Marcello, alors dans la dernière année de sa vie, était venu
revoir une dernière fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire
comme compositeur, comme écrivain, et comme magistrat. Il avait été
plein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prié d'entendre son
école, lui ménageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo,
qui le possédait parfaitement, son magnifique psaume: _I cieli immensi
narrano_. Aucun morceau n'était mieux approprié à l'espèce d'exaltation
religieuse où se trouvait en ce moment l'âme de cette noble fille.
Aussitôt que les premières paroles de ce chant large et franc brillèrent
devant ses yeux, elle se sentit transportée dans un autre monde.
Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales,
et jusqu'à Anzoleto, elle ne songea qu'à Dieu et à Marcello, qui se
plaçait dans sa pensée comme un interprète entre elle et ces cieux
splendides dont elle avait à célébrer la gloire. Quel plus beau thème,
en effet, et quelle plus grande idée!

I cieli immensi narrano
Del grande Iddio la gloria;
Il firmamento lucido
All'universo annunzia
Quanto sieno mirabili
Della sua destra le opere.

Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses
grands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voûte de cette voix sans égale
et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir
que d'une grande intelligence jointe à un grand coeur. Au bout de
quelques mesures d'audition, un torrent de larmes délicieuses s'échappa
des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maîtriser son émotion,
s'écria:
«Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cécile,
sainte Thérèse, sainte Consuelo! c'est la poésie, c'est la musique,
c'est la foi personnifiées!»
Quant à Anzoleto, qui s'était levé et qui ne se soutenait plus sur ses
jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la
tribune, il retomba suffoqué sur son siège, prêt à s'évanouir et comme
ivre de joie et d'orgueil.
Il fallut tout le respect dû au lieu saint pour que les nombreux
dilettanti et la foule qui remplissait l'église n'éclatassent point en
applaudissements frénétiques, comme s'ils eussent été au théâtre. Le
comte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer à
l'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et à Consuelo. Il
fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allât recevoir,
dans la tribune du comte, les éloges et les remerciements de Marcello.
Elle le trouva encore si ému qu'il pouvait à peine lui parler.
«Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupée, reçois les actions de
grâce et les bénédictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier en
un instant des années de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracle
s'est opéré en moi, et que ce mal incessant, épouvantable, s'est dissipé
pour toujours au son de ta voix. Si les anges de là-haut chantent comme
toi, j'aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des
délices que tu viens de me faire connaître. Sois donc bénie, enfant, et
que ton bonheur en ce monde réponde à tes mérites. J'ai entendu la
Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices
de l'univers; elles ne te vont pas à la cheville. Il t'est réservé de
faire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de lui
faire sentir ce que nul homme n'a jamais senti.»
La Consuelo, anéantie et comme brisée sous cet éloge magnifique, courba
la tête, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot,
porta à ses lèvres la main livide de l'illustre moribond; mais en se
relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui
dire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinée!


XI.

Durant le reste de l'office, Consuelo déploya une énergie et des
ressources qui répondirent à toutes les objections qu'eût pu faire
encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les
choeurs, faisant tour à tour chaque partie et montrant ainsi l'étendue
prodigieuse et les qualités diverses de sa voix, plus la force
inépuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa
science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait
avec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. On
entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix
de ses compagnes, non qu'elle criât comme font les chanteurs sans âme et
sans souffle, mais parce que son timbre était d'une pureté irréprochable
et son accent d'une netteté parfaite. En outre elle sentait et elle
comprenait jusqu'à la moindre intention de la musique qu'elle exprimait.
Elle seule, en un mot, était une musicienne et un maître, au milieu de
ce troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraîches et de volontés
molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son
rôle de puissance; et tant que les chants durèrent, elle imposa
naturellement sa domination qu'on sentait nécessaire. Après qu'ils
eurent cessé, les choristes lui en firent intérieurement un grief et un
crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogée et comme
implorée du regard, s'attribua tous les éloges qui furent donnés en
masse à l'école du Porpora. A ces éloges, le maître souriait sans rien
dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.
Après le salut et la bénédiction, les choristes prirent part à une
collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du
couvent. La grille séparait deux grandes tables en forme de demi-lune,
mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesurée sur la
dimension d'un immense pâté, était ménagée au centre du grillage pour
faire passer les plats, que le comte présentait lui-même avec grâce aux
principales religieuses et aux élèves. Celles-ci, vêtues en béguines,
venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantes
dans l'intérieur du cloître. La supérieure, assise tout près de la
grille, se trouvait ainsi à la droite du comte placé dans la salle
extérieure. Mais à la gauche de Zustiniani, une place restait vacante;
Marcello, Porpora, le curé de la paroisse, les principaux prêtres qui
avaient officié à la cérémonie, quelques patriciens dilettanti et
administrateurs laïques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son
habit noir et l'épée au côté, remplissaient la table des séculiers. Les
jeunes chanteuses étaient fort animées ordinairement en pareille
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