Consuelo, Tome 1 (1861) - 08

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baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir
de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la
rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la
porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et
à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un
sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût
entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite
table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait
violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.
Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir
curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences
de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour
favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo
déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût
essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce
sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges,
sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani
perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur
l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le
lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la
scène de la veille à l'entrée de la gondole.
«Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris
par une visite inattendue: je vais éveiller ma ... fiancée.
--Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de
lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop
heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.
--Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je
demandais.»
--Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se
composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans
contrainte.
«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première
chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus
belle femme de l'univers.
--Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec
malice.
--Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés?
Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si
complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.
--Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même
j'en aurais la pensée?»
Consuelo s'agita un peu.
«Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et
débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte
de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son
ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre
les siens.
--Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon
noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la
Corilla soit expiré?
--Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la
Corilla: nous le paierons; la belle affaire!
--Mais si la Corilla suscite des cabales?
--Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.
--Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.
--Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;
ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.
--Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla?
Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour
une cantatrice illustre, adorée du public?
--La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de
l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on
double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un
peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est
dans ses mains.»
Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut
frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa
dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa
chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa
mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.
«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas
l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant
d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat
de ma part. Je peux déplaire, je peux faire _fiasco_, être sifflée. Que
je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait
engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour
en abuser.
--Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des
yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà,
ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son
miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,
couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»
L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto.
Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs
le calma aussitôt.
«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il
approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;
je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais
abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous
dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,
si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre
théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous
séparer, puisque nous devons nous marier.»
Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt
remis.
«Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle
pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous.
Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que
remarquable, est encore inférieur au vôtre....
--Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en
rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.
--Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur
que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez
pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié:
Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne
pouvais pas concilier avec tant de défauts!
--Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des
lèvres.
--Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui
donnera un démenti, à ce bon et cher maître.
--Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de
la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore
de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer
les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du
public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire
suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.
--Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux
ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant
l'épreuve, j'y suis déterminée....
--Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,
Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez,
ajoutez; ma signature est au bas.»
Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait,
mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait
entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit
sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:
«Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il
plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs
débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle
signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.
«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver
ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»
Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature
furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.
«Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature,
en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le
contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant
d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait
un peu de toilette.
Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen
d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses
cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase
éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie,
avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait
plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec
prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du
pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les
distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et
alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans
attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.


XV.

Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya
de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et
des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle
comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que
c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne
voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en
travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit
accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne
pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne,
et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du
peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à
la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point
l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante,
forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui
présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui
et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre
de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise
par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement
obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait
personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et
modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux
des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère
comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la
regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au
milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût
belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à
cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la
trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle
s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît,
qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment
intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous
les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi,
passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du
mystère de sa puissance.
Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait
étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui
n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements
inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans
l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des
moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout
différente de celle qu'il avait su corrompre.
Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de
l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît
les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le
résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait.
Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de
ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer
d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.
Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà
ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit
des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation
mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux
enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.
Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon
pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.
«Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il;
qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous
attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant
nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?
--Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne
m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut
tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où
il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.
--Quoi! vous ne pensez pas au public?
--Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à
l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les
uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se
surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas
toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère;
j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent
ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que
j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne
sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»
Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent
tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,
et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait
avoir sur un esprit de cette trempe.
L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques
usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de
discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et
son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme
des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous
avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A
Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans
de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition
de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les
hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines
appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;
mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule
force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux
autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes
passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme
aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à
cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un
dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement
humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.
Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en
directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant
que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons
qu'il préparait son public, et _chauffait_ les succès de ses
représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il
y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions
galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc
démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de
ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien
qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la
possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire,
la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour
elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait
débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande
mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa
favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne
possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»
De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le
rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage
d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des
prétentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohémienne). De là
aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont
la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de
la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan
vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs
femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la
Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.
Quant aux véritables _dilettanti di musica_, ils étaient également
partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora,
Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente
musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et
le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours
préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa
personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre
à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler
sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes
résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la
troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des
actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au
théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire
qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la
nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de
succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.
Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de
ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter
tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et
de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille
intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle
sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de
plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué
dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui
faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la
présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La
modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses
desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante,
décisive, incontestable.
Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les
moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi
assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le
ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il
ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que
tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les
duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par
l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait
souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort
encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la
première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on
sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même
avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle;
mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque
matin à la _Corte-Minelli_, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des
prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se
lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et
d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés
misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.
Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à
son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait
plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller
voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait
très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les
vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions
de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa
rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée
des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la
prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et,
s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements,
un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites
rares et les palais silencieux.


XVI.

Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur
sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on
disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit
penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de
Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins
elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:
«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa
suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,
et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des
conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire?
Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par
votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été
un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié
au bout de vingt-quatre heures d'attente.
--Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le
bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais
bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de
vous croire lorsque vous me disiez....
--Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu
étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne
l'impudence de venir aujourd'hui?.
--N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux
qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son
dévouement à ceux qui....
--Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très
humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son
oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant
soit peu forcés.
Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur,
que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit
concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau
visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si
près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit
émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu
descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les
hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une
femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les
avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla
par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il
commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus
convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à
l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était
la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon,
elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.
«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne
t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à
toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux,
une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela
m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me
trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé
de l'être, et tu vas épouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma
rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani.
Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en
s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.
--Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée,
vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis
pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant
ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le
deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?
--Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la
zingarella tu l'épouses?
--Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore
épousée?
--Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait
qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la
petite encore plus.»
Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages
prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.
--Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon;
voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?
--Je ne l'épouse point du tout.
--Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le
comte!
--Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne
autre que de vous et de moi.
--Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant
et ta future épouse ...»
Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?
allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu
calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle
qu'il s'était imposé.
La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât,
mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo
qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.
«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par
un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce
moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?
--Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses
propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai
pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.
--En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu
viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!
--Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que
ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est
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