Consuelo, Tome 1 (1861) - 09

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pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle
est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.
--Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras
dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique
amant. Accepte vite, ou je me rétracte.
--Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez
bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la
faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime
de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous
déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis
imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je
grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre
mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de
vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,
perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me
disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques
publiques de votre courroux.
--Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la
flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup
pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus
aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.
--Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand
même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des
ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où
l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une
querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous
éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une
petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas
mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui
n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le
prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des
prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte
pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont
exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies
pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le
calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et
votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je
découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à
peine comment m'y prendre pour les combattre.
--Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le
regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance;
j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te
redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on
m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre
opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le
proclame hautement.
--Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses
manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de
toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien
attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le
voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est
préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand
vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?
--Elle est donc sans talent?
--Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne
doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait
déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à
craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.
--Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare
impudence.
--Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous
l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et
vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en
raillant tout à l'heure.
--Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.
--Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret,
ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant!
effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous
connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je
saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de
m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une
Faustina ou d'une Molteni.
--Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni
méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,
je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me
braver et me faire souffrir....
--Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût
osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils.
Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi
auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle,
vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.
--On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.
--Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un
instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez
pas!»
En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le
genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour
incomparable.
La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais,
comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la
vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait
tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur
galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle
ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir
goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les
plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue,
elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de
leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,
épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir
à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop
complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer
assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher
de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle
une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un
air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la
réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait
par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la
droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant
le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par
lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous
la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre
Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et
celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit
pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas
encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui
ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était
toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se
vantant du contraire.
«S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui
disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir:
car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu
l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait
éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»
Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le
comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la
vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir
rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il
se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été
jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement
la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la
jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la
cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle
travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et
inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui
saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait
déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en
feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les
éconduire un peu brusquement.
Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de
la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien
jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux
d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et
des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le
comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son
protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait
à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à
de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les
relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en
affligeait:
«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier
ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une
note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur
le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul
qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes
nullement.
--Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur
est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui
s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de
bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les
éblouir et les entraîner.


XVII.

La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des
distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la
Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus
moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle
échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance,
précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze
jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les
passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien
pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus
avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances
par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa
surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses;
mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de
rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en
attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de
prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât
pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à
les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,
du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.
Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et
lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à
s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
enfin la glace.
Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment
tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par
l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait
s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse
pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment
l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois
humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à
feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait
cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,
pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les
âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.
L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on
remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence
même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une
crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa
force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque
instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par
une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la
terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la
représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement
faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent
faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par
les murmures des opposants.
Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à
peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,
partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des
beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un
triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les
coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La
dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de
la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé
sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la
coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et
avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.
L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un
étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,
le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé
et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune
Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
Christophe Gluck.
Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans
toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui
avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût
exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public
ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec
les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,
un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,
bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,
crespo, é grassotto_.
Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix
magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant
avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et
rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme
cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.
Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène
était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se
disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
débutante, l'_amante del Zustiniani_.»
Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif
d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si
victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé
tous les points de la salle.
«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un
regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de
lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.
Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.
Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du
vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un
portento!_»
Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria
_bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements
d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans
toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.
«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du
parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»
De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On
le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la
froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits
défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en
releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité
expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et
réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux
qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui
hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui
résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la
merveille du jour.
La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée
et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une
musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne
faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et
d'_Orphée_. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer
l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé
devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui,
grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une
voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient
désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort
maigre.
Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et
qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la
trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle
l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux
ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière
assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une
marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor
outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la
poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa
soeur Rosalba.
«Infâme, traître, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta
Consuelo et toi ne périrez que de ma main.
--Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance
quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit
Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux
son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un
homme des lagunes.
--Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi;
allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.
--Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se
retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant
à double tour.
Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne
dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser
rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son
mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,
qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à
replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des
comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du
héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et
n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse.
L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment,
par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et
de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin,
jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les
relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu
empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que
la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un
oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.
Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un
délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la
représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor
Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva,
et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi
sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement
tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression
de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa
mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule
empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être;
et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore
rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.
Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto
oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée
d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur
du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de
sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le
coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie
de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.
A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en
l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature
vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux
improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un
petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi
conçu:
«Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et
faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de
ta Consuelo, trois fois maudite.»
Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire
cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans
l'antichambre à un cahier de musique:
«Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris
et ma haine.»
Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait
affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du
moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et
lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.
Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux
convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à
sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,
qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine
haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré
elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui
qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait
trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier
témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et
abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de
dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il
l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui
faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner
sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse
d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il
feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne
sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si
fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine
pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles
ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il
n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au
bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.
L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie,
appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et
ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se
plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui
faisait éprouver.
«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux
absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma
gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle
qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole
sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du
triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si
exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers
moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de
richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées,
subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela
serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler
d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y
voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de
ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes
yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon
amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis
encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une
grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu
ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître
tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as
commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la
mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse
et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue.
Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était
pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand
ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je
deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me
foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu
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