Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 04

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_Philosophie de Newton_ et les autres merveilles inconnues que vous
n'avez pas voulu, jusqu'ici, communiquer au public! Ne me privez pas de
cette consolation. Vous qui désirez si ardemment le bonheur des humains,
voudriez-vous ne pas contribuer au mien! Une lecture agréable entre,
selon moi, pour beaucoup dans l'idée du vrai bonheur.
Il est juste que vous assuriez de mes attentions Vénus-Newton. La
science ne pouvait jamais se mieux loger que dans le corps d'une
aimable personne. Quel philosophe pourrait résister à ses arguments? En
se laissant guider par cette aimable philosophe, la raison nous
guiderait-elle toujours? Pour moi, je craindrais fort les flèches dorées
du petit dieu de Cythère.
Césarion vous rendra compte de l'estime parfaite que j'ai pour vous: il
vous dira jusqu'à quel point nous honorons la vertu, le mérite et les
talents. Croyez, je vous en prie, tout ce qu'il vous dira de ma part;
soyez sûr qu'on ne peut exagérer la considération avec laquelle je suis,
monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC


DU PRINCE ROYAL
À Ruppin, le 6 juillet 1737.

...Les antiquaires à capuchon ne seront jamais ni mes historiographes,
ni les directeurs de ma conscience. Que votre façon de penser est
différente de celle de ces suppôts de l'erreur! vous aimez la vérité,
ils aiment la superstition; vous pratiquez les vertus, ils se contentent
de les enseigner; ils calomnient, et vous pardonnez. Si j'étais
catholique, je ne choisirai ni saint François d'Assise, ni saint Benoît
pour mes patrons. J'irais droit à Cirey, je trouverais des vertus et des
talents supérieurs en tout genre à ceux de la haine et du froc.
Ces rois sans amitié et sans retour, dont vous me parlez, me paraissent
ressembler à la bûche que Jupiter donna pour roi aux grenouilles. Je ne
connais l'ingratitude que par le mal qu'elle m'a fait. Je peux même
dire, sans affecter des sentiments qui ne me sont pas naturels, que je
renoncerais à toute grandeur si je la croyais incompatible avec
l'amitié. Vous avez bien votre part à la mienne. Votre naïveté, cette
sincérité et cette noble confiance que vous me témoignez dans toutes les
occasions, méritent bien que je vous donne le titre d'ami.
Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur
apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur
fissiez connaître le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les
oblige à contribuer au bonheur des humains. Mon pauvre Césarion a été
arrêté tout court par la goutte. Il s'en est défait le mieux qu'il a pu,
et s'est mis en chemin pour Cirey. C'est à vous de juger s'il ne mérite
pas toute l'amitié que j'ai pour lui. En prenant congé de mon petit ami,
je lui ai dit: Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit
mille fois plus délicieux que l'île de Calypso; que la déesse de ces
lieux ne le cède en rien à la beauté de l'enchanteresse de Télémaque,
que vous trouverez en elle tous les agréments de l'esprit, si
préférables à ceux du corps; que cette merveille occupe son loisir par
la recherche de la vérité. C'est là que vous verrez l'esprit humain dans
son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des
tendres Amours et des Ris. Vous y verrez d'un côté le sublime Voltaire
et de l'autre l'aimable auteur du _Mondain_: celui qui sait s'élever au
dessus de Newton, et qui, sans s'avilir, sait chanter Phyllis. De quelle
façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si
plein de charmes? Que les liens d'une vieille amitié sont faibles contre
tant d'appas!
Je remets mes intérêts entre vos mains et c'est à vous, monsieur, de me
rendre mon ami. Il est peut-être l'unique mortel digne de devenir
citoyen de Cirey; mais souvenez-vous que c'est tout mon bien, et que ce
serait une injustice criante de me le ravir.
J'espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d'or,
c'est le dire de votre _Pucelle_ et de tant d'autres pièces à moitié
promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que j'ai
un goût déterminé pour vos ouvrages et il y aurait plus que de la
cruauté à me les refuser.
Il me semble que la dépravation du goût n'est pas si générale en France
que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey,
des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin, pour la clarté et la beauté
du style historique; des d'Olivet pour les traductions, des Bernard et
des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très bien
remplacer les Chaulieu et les La Fare.
Si Gresset pèche quelquefois contre l'exactitude, il est excusable par
le feu qui l'emporte; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la
nature fait peu d'ouvrages accomplis! et qu'on voit peu de Voltaire.
J'ai pensé oublier M. de Réaumur qui, en qualité de physicien, est en
grande réputation chez vous. Voilà ce qui me paraît la quintescence de
vos grands hommes. Les autres auteurs ne me semblent pas fort dignes
d'attention. Les belles-lettres ne sont plus récompensées, comme elles
l'étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit,
se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son
immortalité. Il aimait la gloire, et c'est à cette noble passion que la
France est redevable de son académie et de ses arts qui y fleurissent
encore.....
Frédéric Ier, roi de Prusse, prince d'un génie fort borné, bon, mais
facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince aimait
la grandeur et la magnificence; il était libéral jusqu'à la profusion.
Au mépris de toutes les louanges qu'on prodiguait à Louis XIV, il crut
qu'en choisissant ce prince pour son modèle, il ne pourrait manquer
d'être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le
singe de celle de Versailles: on imitait tout: cérémonial, harangues,
pas mesurés, pas comptés, grands mousquetaires, etc. Souffrez que je
vous épargne l'ennui d'un pareil détail.
La reine Charlotte, épouse de Frédéric, était une princesse qui, avec
tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle
était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette
princesse avait connu particulièrement Leibnitz, à la cour de son père.
Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout
de la métaphysique. La reine considérait beaucoup Leibnitz; elle était
en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents
voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les
sciences: aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de
lui, dit très spirituellement qu'en le décomposant, on trouverait assez
de matière pour former beaucoup d'autres savants. L'attachement de
Leibnitz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin
de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie
sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques
légers changements; il fit ouverture de son dessein à la reine, qui en
fut charmée, et lui promit de l'assister de tout son crédit.
On parla un peu de Louis XIV; les astronomes assurèrent qu'ils
découvriraient une infinité d'étoiles dont le roi serait indubitablement
le parrain; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs
talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion?
Aussi en vit-on les effets. En moins de rien, l'Observatoire élevé, le
théâtre de l'anatomie ouvert; l'académie toute formée eut Leibnitz pour
son directeur. Tant que la reine vécut, l'académie se soutint assez
bien; mais, à sa mort, il n'en fut pas de même. Le roi son époux la
suivit de près. D'autre temps, d'autres soins. À présent les arts
dépérissent; et je vois, les larmes aux yeux, tout savoir fuir de chez
nous; et l'ignorant d'un air arrogant, et la barbarie des mœurs s'en
approprier la place:
Du laurier d'Apollon, dans nos stériles champs La feuille négligée
est désormais flétrie: Dieux! pourquoi mon pays n'est-il plus la
patrie Et de la gloire et des talents?


DU PRINCE ROYAL
31 mars 1738.

Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j'ai reçu deux jours de
poste successivement les lettres de M. Thiriot ouvertes. Je ne jurerais
pas même que la dernière que vous m'avez écrite n'ait essuyé le même
sort. J'ignore si c'est en France, ou dans les États du roi mon père,
qu'elles ont été victimes d'une curiosité assez mal placée. On peut
savoir tout ce que contient notre correspondance: vos lettres ne
respirent que la vertu et l'humanité, et les miennes ne contiennent pour
l'ordinaire que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets
auxquels la plupart du monde ne s'intéresse guère. Cependant, malgré
l'innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez
assez ce que c'est que les hommes, et qu'ils ne sont que trop portés à
mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai
donc de ne point adresser par M. Thiriot les lettres qui rouleront sur
la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin
Dubreuil; elles me parviendront plus tard, mais j'en serai récompensé
par leur sûreté. Quand vous m'écrirez des lettres où il n'y aura que des
bagatelles, adressez-les à votre ordinaire par M. Thiriot, afin que les
curieux aient de quoi se satisfaire.
Césarion me charme par tout ce qu'il me dit de Cirey. Votre _histoire du
Siècle de Louis XIV_ m'enchante. Je voudrais seulement que vous
n'eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang
des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de
parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d'ailleurs
l'homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une
place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne
mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les
Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop
honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d'un
coquin méprisable; aussi suis-je sûr que vous n'avez envisagé Machiavel
que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité; je ne la prodiguerais
pas si je ne vous en croyais très digne.
Si les histoires de l'univers avaient été écrites comme celle que vous
m'avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les
siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais plus
je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n'ai lu de plus beau
style que celui de l'_Histoire de Louis XIV_. Je relis chaque paragraphe
deux ou trois fois tant j'en suis enchanté. Toutes les lignes portent
coup; tout est nourri de réflexions excellentes; aucune fausse pensée,
rien de puéril, et avec cela une impartialité parfaite. Dès que j'aurai
lu tout l'ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques entre
autres sur les noms allemands qui sont un peu maltraités: ce qui peut
répandre de l'obscurité sur cet ouvrage, puisqu'il y a des noms qui sont
si défigurés qu'il faut les deviner.
Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont
fait et qui peuvent être de quelque instruction; ce serait le moyen de
profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m'impatiente quelquefois
des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne
dans certains livres; c'est au lecteur à digérer de pareilles lectures.
Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu'un homme ait du jugement ou
non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la
mémoire.
Il me faut de l'application et une contention d'esprit pour étudier vos
_Eléments de Newton_; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite
absence pour prendre
Ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance.
Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous
mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les
murs de Jérusalem qu'en se défendant d'une main, tandis qu'ils
travaillaient de l'autre.
Avouez que mon système est insupportable; il me l'est quelquefois à
moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n'en trouve
encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m'en indiquer qui soit
exempt de toute contradiction. S'il y a quelque chose dont je puisse me
persuader, c'est qu'il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire
presque aussi estimable, à Cirey.
J'envoie une petite bagatelle à madame la marquise, que vous lui ferez
accepter. J'espère qu'elle voudra la placer dans ses entresols et
qu'elle voudra s'en servir pour ses compositions.
Je n'ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J'ai
envié à mon ami d'avoir conversé avec vous, et de posséder encore votre
portrait. C'en est trop, me suis-je dit; il faut que nous partagions les
faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c'est à
qui vous aimera et vous estimera le plus.
J'ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives: _La
Modération dans le bonheur, Le Cadenas, Le Temple de l'Amitié_, etc.,
tout cela m'a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois.
Que la marquise n'oublie pas d'ouvrir l'encrier. Soyez persuadé que je
ne regrette rien plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des
sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement
affectionné ami. FÉDÉRIC.


DU PRINCE ROYAL
À Loo en Hollande, le 6 auguste 1738.

Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle
épître _Sur l'Homme_, que je viens de recevoir, et dont je vous remercie
mille fois. C'est ainsi que doit penser un grand homme; et ces pensées
sont aussi dignes de vous que la conquête de l'univers l'était
d'Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez
avec hardiesse lorsqu'elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir
qu'un Dieu et qu'un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette
nature, si féconde d'ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre
semblable.
Il n'y a que de grandes vérités dans votre épître _Sur l'Homme_. Vous
n'êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce
que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l'on ne saurait bien être que
ce que l'on est: et vous avez tant de raisons d'être satisfait de votre
façon de penser, que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant
celle des autres.
Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur
crasseuse bassesse leur misérable théologie; que nos descendants
ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte et des
cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la
poésie sont prostituées lorsqu'on les fait servir de parure et
d'ornement à l'erreur: et le pinceau qui vient de peindre les hommes,
doit effacer la Loyolade.
Je vous suis très obligé et redevable à l'infini de la peine que vous
vous donnez de corriger mes fautes. J'ai une attention extrême sur
toutes celles que vous me faites apercevoir, et j'espère de me rendre de
plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l'art de penser et
d'écrire.
Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous
marchez d'un pas ferme par des routes difficiles, et moi je rampe par
des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra
être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre épître
_Sur l'Homme_, et je vous garantis d'avance de leurs suffrages. Quant à
_sapientissimus Wolfius_, je ne le connais en aucune manière, ne lui
ayant jamais parlé ni écrit; et je crois, comme vous, que la langue
française n'est pas son fort.
Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché:
aussi, soyez persuadé que nous en aurons toute l'obligation à votre
générosité. Je sais bien que si de ma vie j'allais à Cirey, ce ne serait
pas pour l'assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments
destructeurs de Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je n'ai
d'autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à
une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j'enlèverais la toison d'or;
mais j'enlèverais en même temps le dragon qui garde ce trésor: gare
madame la marquise.
Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires.
En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous en déplaise, ce
M. de Voltaire que vous voulez posséder toute seule.


DE M. DE VOLTAIRE
Auguste 1738.

Je vois toujours, monseigneur, avec une satisfaction qui approche de
l'orgueil, que les petites contradictions que j'essuie dans ma patrie
indignent le grand cœur de Votre Altesse Royale. Elle ne doute pas que
son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines: elles
sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences; et parmi les
gens de lettres, ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été
les plus persécutés.
La calomnie a voulu faire périr Descartes et Bayle; Racine et Boileau
seraient morts de chagrin s'ils n'avaient eu un protecteur dans Louis
XIV. Il nous reste encore des vers qu'on a faits contre Virgile. Je suis
bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes; mais je suis bien
plus heureux qu'eux; je jouis de la paix; j'ai une fortune convenable à
un particulier, et plus grande qu'il ne la faut à un philosophe; je vis
dans une retraite délicieuse, auprès de la femme la plus respectable,
dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin,
monseigneur, vous daignez m'aimer; le plus vertueux, le plus aimable
prince de l'Europe daigne m'ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et
ses pensées et corriger les miennes. Que me faut-il de plus? La santé
seule me manque; mais il n'y a point de malade plus heureux que moi.
Votre Altesse Royale veut-elle permettre que je lui envoie la moitié du
cinquième acte de _Mérope_, que j'ai corrigé? et si la pièce, après une
nouvelle lecture, lui paraît digne de l'impression, peut-être la
hasarderai-je.
Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir le plan de Remusberg,
dessiné par cet homme aimable dont on se souviendra toujours à Cirey. Il
est bien triste de ne voir tout cela qu'en peinture, etc. _(Le reste
manque.)_


DU PRINCE ROYAL
Remusberg, 30 septembre 1738.

Thiriot doit être à présent à Cirey; il n'y aura donc que moi qui n'y
serai jamais! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez
répondu à madame de Brand; tout ce que j'en sais, c'est qu'il y a des
vers contenus dans votre réponse; je vous prie de me les communiquer.
La marquise aura autant de plumes[B] qu'elle en cassera, je me fais fort
de les lui fournir. J'ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et
pour ajouter ce qui pourrait être omis à l'encrier. Assurez cette unique
marquise de mes attentions et de mon estime.
Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, votre très
fidèle ami, FÉDÉRIC.


DU PRINCE ROYAL
Remusberg, le 9 novembre 1738.

Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre et des vers que personne
n'est capable de faire que vous. Mais si j'ai l'avantage de recevoir des
lettres et des vers d'une beauté préférable à tout ce qui a jamais paru,
j'ai aussi l'embarras de ne savoir souvent comment y répondre. Vous
m'envoyez de l'or de votre Potose, et je ne vous renvoie que du plomb.
Après avoir lu les vers assez vifs et aimables que vous m'adressez, j'ai
balancé plus d'une fois avant que de vous envoyer l'épître _Sur
l'Humanité_, que vous recevrez avec cette lettre; mais je me suis dit
ensuite, il faut rendre nos hommages à Cirey, et il faut y chercher des
instructions et de sages corrections. Ces motifs, à ce que j'espère,
vous feront recevoir avec quelque support les mauvais vers que je vous
envoie.
Thiriot vient de m'envoyer l'ouvrage de la marquise _Sur le Feu_; je
puis dire que j'ai été étonné en lisant; on ne dirait point qu'une
pareille pièce pût être produite par une femme. De plus, le style est
mâle, et tout à fait convenable au sujet. Vous êtes tous deux de ces
gens admirables et uniques dans votre espèce, et qui augmentez chaque
jour l'admiration de ceux qui vous connaissent. Je pense sur ce sujet
des choses que votre seule modestie m'oblige de vous céler. Les païens
ont fait des dieux qui assurément resteraient bien au dessous de vous
deux. Vous auriez tenu la première place dans l'Olympe, si vous aviez
vécu alors.
Rien ne marque plus la différence de nos mœurs de celles de ces temps
reculés, que lorsqu'on compare la manière dont l'antiquité traitait les
grands hommes, et celle dont les traite notre siècle.
La magnanimité, la grandeur d'âme, la fermeté, passent pour des vertus
chimériques. On dit: Oh! vous vous piquez de faire le Romain; cela est
hors de saison; on est revenu de ces affectations dans le siècle d'à
présent. Tant pis. Les Romains, qui se piquaient de vertus, étaient des
grands hommes; pourquoi ne point les imiter dans ce qu'ils ont eu de
louable?
La Grèce était si charmée d'avoir produit Homère, que plus de dix villes
se disputaient l'honneur d'être sa patrie; et l'Homère de la France,
l'homme le plus respectable de toute la nation, est exposé aux traits de
l'envie. Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obscurs,
jouissait paisiblement de la protection de Mécène et d'Auguste, comme
Boileau, Racine et Corneille, de celle de Louis le Grand. Vous n'avez
point ces avantages; et je crois, à dire vrai, que votre réputation n'y
perdra rien. Le suffrage d'un sage, d'une Émilie, doit être préférable à
celui du trône, pour tout homme né avec un bon jugement.
Votre esprit n'est point esclave, et votre muse n'est point enchaînée à
la gloire des grands. Vous en valez mieux, et c'est un témoignage
irrévocable de votre sincérité; car on sait trop que cette vertu fut de
tout temps incompatible avec la basse flatterie qui règne dans les
cours.
L'_Histoire de Louis XIV_, que je viens de relire, se ressent bien de
votre séjour à Cirey; c'est un ouvrage excellent, et dont l'univers n'a
point encore d'exemple. Je vous demande instamment de m'en procurer la
continuation; mais je vous conseille, en ami, de ne point le livrer à
l'impression. La postérité de tous ceux dont vous dites la vérité se
liguerait contre vous. Les uns trouveraient que vous en avez trop dit,
les autres, que vous n'avez pas assez exagéré les vertus de leurs
ancêtres; et les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneraient
point les petits traits que vous leur lancez. J'ose même dire que cette
histoire, écrite avec vérité et dans un esprit philosophique, ne doit
point sortir de la sphère des philosophes. Non, elle n'est point faite
pour des gens qui ne savent point penser.
Vos deux lettres ont produit un effet bien différent sur ceux à qui je
les ai rendues. Césarion, qui avait la goutte, l'en a perdue de joie, et
Jordan, qui se portait bien, pensa en prendre l'apoplexie: tant une même
cause peut produire des effets différents! C'est à eux à vous marquer
tout ce que vous leur inspirez; ils s'en acquitteront aussi bien et
mieux que je ne pourrais le faire.
Il ne nous manque à Remusberg qu'un Voltaire, pour être parfaitement
heureux; indépendamment de votre absence, votre personne est, pour ainsi
dire, innée dans nos âmes. Vous êtes toujours avec nous. Votre portrait
préside dans ma bibliothèque; il pend au dessus de l'armoire qui
conserve notre Toison d'or; il est immédiatement placé au-dessus de vos
ouvrages, et vis-à-vis de l'endroit où je me tiens, de façon que je l'ai
toujours présent à mes yeux. J'ai pensé dire que ce portrait était comme
la statue de Memnon, qui donnait un son harmonieux lorsqu'elle était
frappée des rayons du soleil; que votre portrait animait de même
l'esprit de ceux qui le regardent; pour moi, il me semble toujours
qu'il paraît me dire:[C]
Ô vous donc qui brûlant d'une ardeur périlleuse, etc.
Souvenez-vous toujours, je vous prie, de la petite colonie de Remusberg,
et souvenez-vous-en pour lui adresser vos lettres pastorales. Ce sont
des consolations qui deviennent nécessaires dans votre absence: vous les
devez à vos amis. J'espère bien que vous me compterez à leur tête. On ne
saurait du moins être plus ardemment que je suis et que je serai
toujours, votre très affectionné et fidèle ami, FRÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
Octobre 1738

Monseigneur, que votre Altesse Royale pardonne à ce pauvre malade
enrichi de vos bienfaits, s'il tarde trop à vous payer ses tributs de
reconnaissance.
Ce que vous avez composé sur l'humanité vous assure, sans doute, le
suffrage et l'estime de Madame du Châtelet, et vous me forceriez à
l'admiration, si vous ne m'y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement
Cirey remercie votre Altesse Royale, mais il n'y a personne sur la terre
qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre,
c'en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense
aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité! on demandera dans
quel roman cela se trouve, et si ce prince s'appelle Alcimédon ou
Almanzor, s'il est fils d'une fée et de quelque génie. Non, messieurs,
c'est un être réel; c'est lui que le ciel donne à la terre sous le nom
de Frédéric; il habite d'ordinaire la solitude de Remusberg; mais son
nom, ses vertus, son esprit, ses talens sont déjà connus dans tout le
monde; si vous saviez tout ce qu'il a écrit sur l'humanité, le genre
humain députerait vers lui pour le remercier; mais ces détails heureux
sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui
se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux, se vantaient d'en
recevoir des oracles: nous en recevons, mais nous ne nous en vantons
pas.
Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à
Votre Altesse Royale; c'est quelque chose de plus fort que l'harmonie
préétablie. Je roulais dans ma tête une épître sur l'humanité, quand je
reçus celle de Votre Altesse Royale. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à
ce que conte l'antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait
dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh! à qui
appartenait-il de parler de l'humanité, qu'à vous, grand prince, à votre
âme généreuse et tendre: à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter
des médecins pour la maladie d'un de vos serviteurs qui demeure à près
de trois cents lieues de vous? Ah! monseigneur, malgré ces trois cents
lieues, je sens mon cœur lié à Votre Altesse Royale de bien près.
Je me flatte, même avec assez d'apparence, que cet intervalle
disparaîtra bientôt. Monseigneur l'électeur Palatin mourra s'il veut,
mais les confins de Clèves et de Juliers verront au printemps prochain
madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver
près de vos États. Je sais bien qu'en fait d'affaires, il ne faut
jamais répondre de rien; mais l'espérance de faire notre cour à Votre
Altesse royale, de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons
de loin, aplanira bien des difficultés. N'est-il pas vrai, monseigneur,
que Votre Altesse Royale donnera des saufs-conduits à madame du
Châtelet? mais qui voudrait l'arrêter, quand on saura qu'elle sera là
pour voir Votre Altesse Royale; et qui m'osera faire du mal à moi, quand
j'aurai l'_Epître de l'Humanité_ à la main?
Que je suis enchanté que Votre Altesse Royale ait été contente de cet
_Essai sur le feu_ que madame du Châtelet s'amusa de composer, et qui,
en vérité, est plutôt un chef-d'œuvre qu'un essai! Sans les maudits
tourbillons de Descartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de
l'académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et
cette justice eût fait l'honneur de son sexe et de ses juges: mais les
préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets
de la lumière; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les
chimères de Malebranche. L'académie rougira un jour de s'être rendue si
tard à la vérité; et il demeurera constant qu'une jeune dame osait
embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges
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