Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 06

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Et des Hongrois et des Pandours,
Vont au diable au son des tambours,
Par votre ordre et pour vos querelles;
Dans ce pays dont tout chrétien,
Tout juif, tout musulman raisonne;
Dont on parle en chaire, en Sorbonne,
Sans jamais en deviner rien;
Ainsi que le Parisien,
Badaud, crédule et satirique,
Fait des romans de politique,
Parle tantôt mal, tantôt bien,
De Belle-Isle et de vous peut-être,
Et dans son léger entretien
Vous juge à fond sans vous connaître.
Je n'ai mis qu'un pied sur le bord du Styx; mais je suis très fâché,
sire, du nombre des pauvres malheureux que j'ai vu passer. Les uns
arrivaient de Scharding, les autres de Prague ou d'Iglau. Ne
cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette
terre que vous avez, dites-vous, tant l'envie de rendre heureuse?
Au lieu de cette horrible guerre
Dont chacun sent les contre-coups,
Que ne vous en rapportez-vous
À ce bon abbé de Saint-Pierre?


DE M. DE VOLTAIRE
Juin 1742.

Sire, me voilà dans Paris;
C'est, je crois, votre capitale:
Tous les sots, tous les beaux esprits,
Gens à rabat, gens à sandale,
Petits-maîtres, pédants aigris,
Parlent de vous sans intervalle.
Sitôt que je suis aperçu,
On court, on m'arrête au passage:
Eh bien! dit-on, l'avez-vous vu,
Ce roi si brillant et si sage?
Est-il vrai qu'avec sa vertu
Il est pourtant grand politique?
Fait-il des vers, de la musique,
Le jour même qu'il s'est battu?
Comment, à lui-même rendu,
Le trouvez-vous sans diadème,
Homme simple redevenu?
Est-il bien vrai qu'alors on l'aime
D'autant plus qu'il est mieux connu,
Et qu'on le trouve dans lui-même?
On dit qu'il suit de près les pas
Et de Gustave et de Turenne
Dans les champs et dans les combats,
Et que le soir, dans un repas,
C'est Catulle, Horace et Mécène.
À mes côtés un raisonneur,
Endoctriné par la gazette,
Me dit d'un ton rempli d'humeur:
Avec l'Autriche, on dit qu'il traite.
Non, dit l'autre, il sera constant,
Il sera l'appui de la France.
Une bégueule, en s'approchant,
Dit: Que m'importe sa constance?
Il est aimable, il me suffit;
Et voilà tout ce que j'en pense;
Puisqu'il sait plaire, tout est dit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Thiriot me dit tristement:
Ce philosophe conquérant
Daignera-t-il incessamment
Me faire payer mes messages?
Ami, n'en doutez nullement;
On peut compter sur ses largesses,
Mon héros est compatissant,
Et mon héros tient ses promesses:
Car sachez que, lorsqu'il était
Dans cet âge où l'homme est frivole,
D'être un grand homme il promettait,
Et qu'il a tenu sa parole.
C'est ainsi que tout le monde, en me parlant de Votre Majesté, adoucît
un peu mon chagrin de n'être plus auprès d'elle. Mais, sire,
prendrez-vous toujours des villes, et serai-je toujours à la suite d'un
procès? N'y aura-t-il pas cet été quelques jours heureux où je pourrai
faire ma cour à Votre Majesté, etc.


DE M. DE VOLTAIRE
À Paris, 17 mars 1749.

Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre
Majesté: dans votre première, vous jugez de la conduite de _Catilina_
avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez un vaste royaume, et
vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient
autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez
_Rhadamiste_ et _Electre_. J'ai la même passion que vous, sire; je
regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré
leurs défauts, mais l'amour d'Itys et d'Iphianasse qui gâtent et qui
refroidissent un des beaux sujets de l'antiquité, malgré l'amour
d'Arsame; malgré beaucoup de vers qui pêchent contre la langue et contre
là poésie. Le tragique et le sublime l'emportent sur tous ces défauts et
qui sait émouvoir sait tout. Il n'en est pas ainsi de la _Semiramis_.
Apparemment Votre Majesté ne l'a pas lue. Cette pièce tomba absolument;
elle mourut dans sa naissance, et n'est jamais ressuscitée; elle est mal
écrite, mal conduite et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de
parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté s'il y avait deux
avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C'est même parce
que cette _Semiramis_ était absolument abandonnée, que j'ai osé en
composer une. Je me garderais bien de faire _Rhamadiste_ et _Electre_.
J'aurai l'honneur d'envoyer bientôt à Votre Majesté ma _Semiramis_,
qu'on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très content.
Vous la trouverez très différente de l'esquisse que j'eus l'honneur de
vous envoyer il y a quelques années. J'ai tâché d'y répandre toute la
terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens.
Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n'ai
guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du
spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié,
point de tragédies. Sire, voilà pourquoi _Zaïre_ et _Alzire_ arrachent
toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion,
combattue par les passions, est un ressort que j'ai employé, et c'est un
des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il
se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède à ce
charme et à ce préjugé qu'il combat dans le cabinet. Croyez-moi, sire,
tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la
grandeur, la fermeté, sont peu de choses au théâtre; c'est l'intérêt qui
fait tout, et sans lui il n'y a rien. Point de succès dans les
représentations, sans la crainte et la pitié; mais point de succès dans
le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours
harmonieuse, et soutenue de la poésie d'expression. Permettez-moi,
sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à
_Catilina_. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n'y
en a jamais dix de suite où il n'y ait des fautes contre la langue, ou
dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.
Il n'y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix
de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu'il se
ressouvienne des vers où il parle d'Alexandre, son devancier, dans une
épître morale, et qu'il compare à ces vers ceux de _Catilina_, il verra
s'il trouvera dans l'auteur français le même nombre et la même cadence
qui sont dans les vers d'un roi du Nord, qui m'étonnèrent. Quand je dis
qu'il n'y a point de roi qui sente ce mérite comme Votre Majesté,
j'ajoute qu'il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de
goût, et aucun auteur qui ait plus d'imagination.....


DE M. DE VOLTAIRE
À Paris, ce 15 octobre 1749.

Sire, si je viens faire un effort, dans l'état affreux où je suis, pour
écrire à M. d'Argens, je ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de
Votre Majesté.
J'ai perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n'avait de
défaut que d'être une femme[D], et que tout Paris regrette et honore. On
ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n'avez
peut-être pas jugé d'elle comme vous auriez fait, si elle avait eu
l'honneur d'être connue de Votre Majesté. Mais une femme qui a été
capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus
d'un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.
L'état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d'espérance de vous
revoir jamais; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez
mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme
qui certainement dans Votre Majesté n'avait aimé que votre personne.
Vous êtes roi, et par conséquent vous êtes accoutumé à vous défier des
hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre, ou que je cherchais une
défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte
pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me
connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à
Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je
vous conjure, sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle
édition de l'_Anti-Machiavel_, où l'on adoucira ce que vous avez dit de
Charles XII et de lui; il vous en sera très obligé. C'est le meilleur
prince qui soit au monde; c'est le plus passionné de vos admirateurs, et
j'ose croire que Votre Majesté aura cette condescendance pour sa
sensibilité qui est extrême.....
BILLET DE CONGÉ DE VOLTAIRE
Non, malgré vos vertus, non, malgré vos appas,
Mon âme n'est point satisfaite;
Non, vous n'êtes qu'une coquette
Qui subjuguez les cœurs et ne vous donnez pas.
_Réponse, écrite au bas, de la main du roi._
Mon âme sent le prix de vos divins appas,
Mais ne présumez point qu'elle soit satisfaite;
Traître, vous me quittez pour suivre une coquette,
Moi, je ne vous quitterai pas.


DE M. DE VOLTAIRE
Octobre 1757.

Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule chose
qui puisse vous effrayer.
J'ai été reçu chez Votre Majesté avec des bontés sans nombre; je vous ai
appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m'a laissé
toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le
reste. J'ignore encore, dans ma retraite paisible, si Votre Majesté a
été à la rencontre du corps d'armée de M. de Soubise, et si elle s'est
signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation
présente des affaires; je vois seulement qu'avec la valeur de Charles
XII, et avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trouvez avoir
plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut quand il revint de Stralsund;
mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus de réputation
que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de
victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens et que vous avez
fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les
arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à
part d'autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à
vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun
de ces mérites; votre gloire est donc absolument hors d'atteinte.
Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque
victoire; mais nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue
cette idée, je vous en conjure.
Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas aujourd'hui des
Treize-Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à Votre Majesté
combien elle est aimée dans le pays que j'habite; mais je sais qu'en
France elle a beaucoup de partisans: je sais très positivement qu'il y a
bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires
avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser
me mêler en aucune façon de politique; cela ne m'appartient pas.
Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était
entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France,
garante de tant de traités; que vos lumières et votre esprit vous
ménageraient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez
d'États pour tenir un rang très considérable dans l'Europe; que le
grand-électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour avoir
cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, encore une fois, de
penser ainsi en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon,
dont Votre Majesté trouve la mort belle, n'avaient guère autre chose à
faire qu'à servir ou qu'à mourir; encore Othon n'était-il pas sûr qu'on
l'eût laissé vivre: il prévint, par une mort volontaire, celle qu'on lui
eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger
un tel parti; en un mot, votre vie est très nécessaire: vous sentez
combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont
l'honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe ne
sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un devoir pour
un homme tel que vous de se réserver aux événements. J'ose vous dire
bien plus: croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité
héroïque, elle ne serait pas approuvée; vos partisans la condamneraient,
et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la
nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix
que votre nom recueillerait d'une mort volontaire: et, en vérité, il ne
faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir
d'insulter à votre nom si respectable.
Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard
qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après une longue
expérience, qu'on peut tirer de très grands avantages du malheur. Mais
heureusement nous sommes très loin de vous voir réduit à des extrémités
si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors
le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera
une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un
roi philosophie.


DE M. DE VOLTAIRE
Octobre 1757.

Sire, votre Epître d'Erfurth est pleine de morceaux admirables et
touchants. Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous
écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse
Royale votre digne sœur, que cette épître fera verser des larmes, si
vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas ici de discuter
avec Votre Majesté ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande
âme et d'un grand génie; il s'agit de vous, et de l'intérêt de toute la
saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire
et à votre conservation.
Vous voulez mourir, je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse
que ce dessein m'inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que du
haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l'opinion
des hommes, quel est l'esprit du temps. Comme roi on ne vous le dit pas,
comme philosophe et comme grand homme vous ne voyez que les exemples des
grands hommes de l'antiquité, vous aimez la gloire, vous la mettez
aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent
rarement, et qu'aucun des souverains de l'Europe n'a jamais imaginée
depuis la chute de l'empire romain. Mais, hélas! sire, en aimant tant la
gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera
perdre? je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe
de vos ennemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra
lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.
J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous
regardera comme le martyr de la liberté; il faut se rendre justice: vous
savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en
Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces
cours? que vous avez vengé sur vous-même cette invasion; que vous
n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la foi. On vous accusera
d'un désespoir prématuré quand on saura que vous avez pris cette
résolution funeste dans Erfurth, quand vous étiez maître de la Silésie
et de la Saxe. On commentera votre Epître d'Erfurth, on en fera une
critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.
Tout ce que je représente à Votre Majesté est la vérité même. Celui que
j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son
cœur.
Il sent qu'en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un
honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas être
humilié par des ennemis personnels; il entre donc dans ce triste parti
de l'amour-propre, du désespoir. Écoutez contre ces sentiments votre
raison supérieure: elle vous dit que vous n'êtes point humilié, et que
vous ne pouvez l'être; elle vous dit qu'étant homme comme un autre, il
vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les
autres hommes heureux: biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi
peut se croire très infortuné quand il perd des États; mais un
philosophe peut se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune
façon de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez
pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux
mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine
Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutiendriez ce
personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous une grandeur
nouvelle. Enfin, tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux
et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d'être
philosophe si vous ne saviez pas vivre en homme privé? ou si en
demeurant souverain vous ne saviez pas supporter l'adversité?
Je n'ai d'intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et le
vôtre. Je suis dans ma soixante et cinquième année, je suis un infirme,
je n'ai qu'un moment à vivre, j'ai été bien malheureux, vous le savez;
mais je mourrais heureux si je vous laissais sur la terre mettant en
pratique ce que vous avez si souvent écrit.


DE M. DE VOLTAIRE
Le 13 novembre 1757.

Sire, votre Epître à d'Argens m'avait fait trembler; celle dont Votre
Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu dans
toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non
seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a
jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre
personne, quoi qu'il ait pu arriver; mais ma douleur s'aigrissait des
injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.
Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que
par les circonstances où ils sont faits:
«Pour moi menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.»
Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre
chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu'à la dernière
extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce
courage supérieur aux événements de faire de beaux vers dans une crise
où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce
nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter
que vous viviez. Je n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à Votre
Majesté dans la situation où je vous vois; mais permettez que je vous
dise tout ce que je pense.
Premièrement, soyez très sûr que vous avez plus de gloire que jamais.
Tous les militaires écrivent de tous côtés qu'après vous être conduit à
la bataille du 18 comme le prince de Condé à Sénef, vous avez agi dans
tout le reste en Turenne. Grotius disait: «Je puis souffrir les injures,
la misère et l'ignominie ensemble.» Vous êtes couvert de gloire dans vos
revers; il vous reste de grands États: l'hiver vient; les choses peuvent
changer. Votre Majesté sait que plus d'un homme considérable pensent
qu'il faut une balance, et que la politique contraire est une politique
détestable: ce sont leurs propres paroles.
J'oserai ajouter que Charles XII, qui avait votre courage avec
infiniment moins de lumières, et moins de compassion pour ses peuples,
fit la paix avec le czar sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en dire
davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.
Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est
nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes
qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup
de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre
laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que quelque
personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.
Je prends du fond de ma retraite plus d'intérêt à votre sort, que je
n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait
heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être
assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus
chère.
J'apprends que monseigneur le prince de Prusse est très malade; c'est un
nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver.
C'est très peu de chose, j'en conviens, d'exister un moment au milieu
des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent; mais c'est à
la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c'est
être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme.


DU ROI
À Breslau, le 16 janvier 1758.

J'ai reçu vos lettres du 22 de novembre et du 2 de janvier en même
temps[E]. J'ai à peine le temps de faire de la prose, bien moins des
vers pour répondre aux vôtres. Je vous remercie de la part que vous
prenez aux heureux hasards qui m'ont secondé à la fin d'une campagne où
tout semblait perdu. Vivez heureux et tranquille à Genève; il n'y a que
cela dans le monde; et faites des vœux pour que la fièvre chaude
héroïque de l'Europe se guérisse bientôt, pour que le triumvirat se
détruise, et que les tyrans de cet univers ne puissent pas donner au
monde les chaînes qu'ils lui préparent. FÉDÉRIC.
Je ne suis malade ni de corps ni d'esprit mais je me repose dans ma
chambre. Voilà ce qui a donné lieu aux bruits que mes ennemis ont semés.
Mais je peux leur dire comme Démosthène aux Athéniens: Eh bien! si
Philippe était mort, que serait-ce? ô Athéniens! vous vous feriez
bientôt un autre Philippe.
Ô Autrichiens! votre ambition, votre désir de tout dominer, vous
feraient bientôt d'autres ennemis; et les libertés germaniques et celles
de l'Europe ne manqueront jamais de défenseurs.


DU ROI
Du 6 octobre 1758.

Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j'ai faite.
Il y a des malheurs réparables par la constance et par un peu de
courage; mais il y en a d'autres contre lesquels toute la fermeté dont
on veut s'armer, et tous les discours des philosophes ne sont que des
secours vains et inutiles; ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile
m'accable dans les moments les plus embarrassants et les plus remplis de
ma vie.
Je n'ai pas été malade comme on vous l'a dit; mes maux ne consistent que
dans des coliques hémorroïdales et quelquefois néphrétiques. Si cela eût
dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort, que ces sortes
d'accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les
jours de celle qui ne voit plus la lumière[F]. N'en perdez jamais la
mémoire, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un
monument à son honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice; et sans
vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la
plus belle.
Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai. FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
SUR LA MORT DE SON ALTESSE ROYALE MADAME LA MARGRAVE DE BAREITH
Décembre 1758.

Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loi de toute la nature
Te conduit dans la sépulture,
Faut-il te plaindre ou t'admirer?
Les vertus, les talents ont été ton partage
Tu vécus, tu mourus en sage;
Et voyant à pas lents avancer le trépas,
Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.
Femme sans préjugés, sans vice et sans mollesse,
Tu bannis loin de toi la Superstition,
Fille de l'Imposture et de l'Ambition,
Qui tyrannise la Faiblesse.
Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,
T'avaient déclaré la guerre;
Tu les bravas sans effort,
Tu plaignis ceux de la terre.
Hélas! si tes conseils avaient pu l'emporter
Sur le faux intérêt d'une aveugle vengeance,
Que de torrents de sang on eût vu s'arrêter!
Quel bonheur t'aurait dû la France!
Ton cher frère aujourd'hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-même rendue;
Le philosophe, le héros
Ne serait affligé que de t'avoir perdue.
Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
Du haut de son char de victoire;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
Se joindraient pour sécher ses pleurs.
Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants:
Ah! j'impose silence à mes tristes accents,
Il n'appartient qu'à lui de te rendre immortelle.
Voilà, sire ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier
saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J'envoie
ces vers à Votre Majesté, puisqu'elle l'ordonne. Je suis vieux; elle
s'en apercevra bien. Mais le cœur qui sera toujours à vous et à
l'adorable sœur que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n'ai pu
m'empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette
digne princesse avait faits pour rendre la paix à l'Europe. Toutes ses
lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre,
qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par
une lettre qu'on lui dicta, en est mort de chagrin. Je vois avec
douleur, dans ma vieillesse accablée d'infirmités, tout ce qui se passe;
et je me console parce que j'espère que vous serez aussi heureux que
vous méritez de l'être. Le médecin Tronchin dit que votre colique
hémorroïdale n'est point dangereuse; mais il craint que tant de travaux
n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de
l'Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m'avait assuré qu'il y
avait du remède pour l'état de votre auguste sœur, six mois avant sa
mort. Je fis ce que je pus pour engager Son Altesse Royale à se mettre
entre les mains de Tronchin; elle se confia à des ignorants entêtés; et
Tronchin m'annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n'ai
jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa
confiance en ceux qui l'ont traitée. Conservez-vous, sire, car vous êtes
nécessaire aux hommes.


DU ROI
À Breslau, le 21 mars 1759.

Vous ne vous êtes pas trompé tout à fait: je suis sur le point de me
mettre en marche. Quoique ce ne soit pas pour des sièges, toutefois
c'est pour résister à mes persécuteurs.
J'ai été ravi de voir les changements et les additions que vous avez
faits à votre ode. Rien ne me fait plus de plaisir que ce qui regarde
cette matière-là. Les nouvelles strophes sont très belles, et je
souhaiterais fort que le tout fût déjà imprimé. Vous pourrez y ajouter
une lettre selon votre bon plaisir: et quoique je sois très indifférent
sur ce qu'on peut dire de moi en France et ailleurs, on ne me fâchera
pas en vous attribuant mon _Histoire de Brandebourg_. C'est la trouver
très bien écrite, et c'est plutôt me louer que me blâmer.
Dans les grandes agitations où je vais entrer, je n'aurai pas le temps
de savoir si on fait des libelles contre moi en Europe, et si on me
déchire. Ce que je saurai toujours, et dont je serai témoin, c'est que
mes ennemis font bien des efforts pour m'accabler. Je ne sais pas si
cela en vaut la peine. Je vous souhaite la tranquillité et le repos
dont je ne jouirai pas, tant que l'acharnement de l'Europe me
persécutera. Adieu. FÉDÉRIC.

DE M. DE VOLTAIRE
Aux Délices, le 27 mars 1759.

.....Votre Majesté me traite comme le monde entier; elle s'en moque
quand elle dit que le président se meurt. Le président vient d'avoir à
Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d'un enfant qu'il
lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès! j'en suis un
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