Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 05

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l'étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrement.
M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique
persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours
français couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de
Remusberg, sont le plus beau prix qu'on puisse jamais recevoir.
Madame du Châtelet sera très flattée que Votre Altesse Royale fasse
lire à M. Jordan ce qui a plu à Votre Altesse Royale. Elle estime avec
raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.


DU PRINCE ROYAL
À Remusberg, le 15 avril 1739.

J'ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de
votre déplorable situation. Un ami à la distance de quelques centaines
de lieues paraît un homme assez inutile dans le monde, mais je prétends
faire un petit essai en votre faveur, dont j'espère que vous retirerez
quelque utilité. Ah! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un
asile, où assurément vous n'auriez rien à souffrir de semblable aux
chagrins que vous donne votre ingrate patrie! Vous ne trouveriez chez
moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats; on saurait rendre justice
à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort
distingué parmi ses ouvrages.
Je voudrais pouvoir soulager l'amertume de votre condition; et je vous
assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement.
Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour
établir une égalité de conditions parmi tous les hommes, il vous fallait
des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos
talents, et de l'amitié de la marquise.
C'est dans des occasions semblables qu'il nous faut tirer de la
philosophie des secours capables de modérer les premiers transports de
la douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite
dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que
la pratique en est presque impossible; je sais que la force de votre
génie est suffisante pour s'opposer à vos calamités. Mais on ne laisse
point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos
amis.
Vos adversaires sont d'ailleurs des gens si méprisables, qu'assurément
vous ne devez pas craindre qu'ils puissent ternir votre réputation. Les
dents de l'envie s'émousseront toutes les fois qu'elles voudront vous
mordre. Il n'y a qu'à lire sans partialité les écrits et les calomnies
qu'on sème sur votre sujet pour en connaître la malice et l'infamie.
Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter
les fruits de mes soins.
J'espère que l'air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les
eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.
J'attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la
marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d'Aremberg. Mon vin
de Hongrie et l'ambre languissent de partir: j'enverrai le tout à
Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.
Ayez la bonté de m'adresser les lettres que vous m'écrirez de Cirey par
le marchand Michelet; c'est la voie la plus courte. Mais si vous
m'écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l'adresse du général Bork à
Vesel. Vous vous étonnerez de ce que j'ai été si longtemps sans vous
répondre; mais vous débrouillerez facilement ce mystère, quand vous
saurez qu'une absence de quinze jours m'a empêché de recevoir votre
lettre qui m'attendait ici.
Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d'amitié et d'estime
avec lesquels je suis votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.


DU PRINCE ROYAL
À Remusberg, le 26 juin 1739.

Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se
fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant
elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois
diriger vos pas du côté de notre solitude, j'emploierais assurément tous
les secrets de l'astronomie pour arrêter son cours: je me jetterais même
dans l'astrologie; j'apprendrais le grimoire, et je ferais des
invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu'ils ne vous
permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire,
Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu'à sortir de
cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n'avaient pas
tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me
paraît que vous seriez dans le cas d'Ulysse, et que le puissant souvenir
de la belle Émilie et l'attraction de son cœur auraient sur vous un
empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les
nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes; je le cède donc à la
marquise, toutefois à condition qu'elle maintiendra mes droits de second
contre tous ceux qui voudraient me les disputer.
J'ai cru que je pourrais aller assez vite dans ce que je m'étais proposé
d'écrire contre Machiavel, mais j'ai trouvé que les jeunes gens ont la
tête un peu trop chaude. Pour savoir tout ce qu'on a écrit sur
Machiavel, il m'a fallu lire une infinité de livres, et avant que
d'avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que
nous allons faire en Prusse ne laissera pas que de causer encore quelque
interruption à mes études, et retardera _la Henriade_, _Machiavel_ et
_Euryale_.
Je n'ai point encore de réponse d'Angleterre; mais vous pouvez compter
que c'est une chose résolue, et que _la Henriade_ sera gravée. J'espère
pouvoir vous donner des nouvelles de cet ouvrage et de l'avant-propos à
mon retour de Prusse, qui pourra être vers le 15 d'auguste.
Un prince oisif est, selon moi, un animal peu utile à l'univers. Je veux
du moins servir mon siècle en ce qui dépend de moi; je veux contribuer à
l'immortalité d'un ouvrage qui est utile à l'univers; je veux multiplier
un poème où l'auteur enseigne le devoir des grands et le devoir des
peuples, une manière de régner peu connue des princes, et une façon de
penser qui aurait ennobli les dieux d'Homère autant que leurs cruautés
et leurs caprices les ont rendus méprisables.
Vous faites un portrait vrai, mais terrible, des guerres de religion, de
la méchanceté des prêtres, et des suites funestes du faux zèle. Ce sont
des leçons qu'on ne saurait assez répéter aux hommes que leurs folies
passées devraient du moins rendre plus sages dans leur façon de se
conduire à l'avenir.
Ce que je médite contre le Machiavélisme est proprement une suite de _la
Henriade_. C'est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la
foudre qui écrasera César Borgia.
Pour _Nisus_ et _Euryale_, ils attendront que le temps et vos
corrections aient fortifié ma verve.
J'envoie par le lieutenant Shilling le vin de Hongrie, sous l'adresse du
duc d'Aremberg. Il est sûr que ce duc est le patriarche des bons
vivants; il peut être regardé comme père de la joie et des plaisirs.
Silène l'a doué d'une physionomie qui ne dément point son caractère, et
qui fait connaître en lui une volupté aimable et décrassée de tout ce
que la débauche a d'obscénités.
J'espère que vous respirerez en Brabant un air plus libre qu'en France,
et que la sécurité de ce séjour ne contribuera pas moins que les remèdes
à la santé de votre corps. Je vous assure qu'il m'intéresse beaucoup, et
qu'il ne se passe aucun jour que je ne fasse des vœux en votre faveur à
la déesse de la santé.
J'espère que tous mes paquets vous seront parvenus. Mandez-m'en, s'il
vous plaît, quelques petits mots. On dit que les Plaisirs se sont donné
rendez-vous sur votre route:
Que la Danse et la Comédie,
Avec leur sœur la Mélodie.
Toutes trois firent le dessein
De vous escorter en chemin.
Suivies de leur bande joyeuse;
Et qu'en tous lieux leur troupe heureuse,
Devant vos pas semant des fleurs,
Vous a rendu tous les honneurs
Qu'au sommet de la double croupe,
Gouvernant sa divine troupe,
Apollon reçoit des neuf Sœurs.
On dit aussi
Que la Politesse et les Grâces
Avec vous quittèrent Paris;
Que l'Ennui froid a pris les places
De ces déesses et des Ris;
Qu'en cette région trompeuse,
La Politique frauduleuse
Tient le poste de l'Equité;
Que la timide Honnêteté,
Redoutant le pouvoir inique
D'un prélat fourbe et despotique,
Ennemi de la liberté,
S'enfuit avec la Vérité.
Voilà une gazette poétique de la façon qu'on les fait à Remusberg. Si
vous êtes friand de nouvelles, je vous en promets en prose ou en vers,
comme vous les voudrez, à mon retour.
Mille assurances d'estime à la divine Émilie, ma rivale dans votre cœur.
J'espère que vous tiendrez les engagements de docilité que vous avez
pris avec Superville. Césarion vous dit tout ce qu'un cœur comme le sien
pense, lorsqu'il a été assez heureux pour connaître le vôtre; et moi, je
suis plus que jamais votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
À Bruxelles, 1er septembre 1739.

Ce nectar jaune de Hongrie
Enfin dans Bruxelle est venu;
Le duc d'Aremberg l'a reçu
Dans la nombreuse compagnie
Des vins dont sa cave est fournie;
Et quand Voltaire en aura bu
Quelques coups avec Émilie,
Son misérable individu,
Dans son estomac morfondu
Sentira renaître la vie:
La faculté, la pharmacie,
N'auront jamais tant de vertu.
Adieu, monsieur de Superville:
Mon ordonnance est du bon vin,
Frédéric est mon médecin,
Et vous m'êtes fort inutile.
Adieu; je ne suis plus tenté
De vos drogues d'apothicaire,
Et tout ce qui me reste à faire,
C'est de boire à votre santé.
Monseigneur, c'est M. Shilling qui m'apprit, il y a quelques jours, la
nouvelle du débarquement de ce bon vin, dans la cave du patron de cette
liqueur; et M. le duc d'Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son
retour d'Enghien; mais la lettre de Votre Altesse Royale, datée du 26
juin, et rendue par ledit M. Shilling, vaut tout le canton de Tokai:
Ô prince aimable et plein de grâce.
Parlez: par quel art immortel,
Avec un goût si naturel.
Touchez-vous la lyre d'Horace.
De ces mains dont la sage audace
Va confondre Machiavel?
Le ciel vous fit expressément
Pour nous instruire et pour nous plaire.
Ô monarques que l'on révère,
Grands rois, tâchez d'en faire autant;
Mais, hélas! vous n'y pensez guère.
Et avec toutes ces grâces légères dont Votre charmante lettre est
pleine, voilà M. Shilling qui jure encore que le régiment de Votre
Altesse Royale est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le
plus beau régiment du monde; car _omne tulit punctum_ est votre devise.
Votre Altesse royale va visiter ses peuples septentrionaux, mais elle
échauffera tous ces climats-là; et je suis sûr que quand j'y viendrai
(car j'irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma
cour), je trouverai qu'il fait plus chaud à Remusberg qu'à Frescati; les
philosophes auront beau prétendre que la terre s'est approchée du
soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.
Votre Altesse Royale me dit qu'il lui a fallu lire bien des livres pour
son _Anti-Machiavel_; tant mieux, car elle ne lit qu'avec fruit; ce sont
des métaux qui deviendront or dans votre creuset; il y a des discours
politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de _Tacite_, qui sont
bien dignes d'être vus par un lecteur tel que mon prince; mais
d'ailleurs quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou
pour écraser Cacus?
Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j'ai promis à mon
unique maître; il aura, dans quinze jours, le second acte de _Mahomet_;
le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Gérard et
compagnie.
On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande; mais Votre
Altesse Royale en a beaucoup plus que les libraires n'en ont imprimé. Je
ne reconnais plus d'autre _Henriade_ que celle qui est honorée de votre
nom et de vos bontés; ce n'est pas moi sûrement qui ai fait les autres
_Henriades_. Je quitte mon prince pour travailler à _Mahomet_, et je
suis, etc.


DU ROI DE PRUSSE
À Charlottembourg, le 6 juin 1740.

Mon cher ami, mon sort est changé, et j'ai assisté aux derniers moments
d'un roi, à son agonie, à sa mort. En parvenant à la royauté, je n'avais
pas besoin assurément de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des
grandeurs humaines.
J'avais projeté un petit ouvrage de métaphysique; il s'est changé en un
ouvrage de politique. Je croyais joûter avec l'aimable Voltaire, et il
me faut escrimer avec Machiavel. Enfin, mon cher Voltaire, nous ne
sommes point maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous
entraîne, et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous
prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami
véritablement fidèle. Pour dieu, ne m'écrivez qu'en homme, et méprisez
avec moi les titres, les noms, et tout l'éclat extérieur.
Jusqu'à présent il me reste à peine le temps de me reconnaître; j'ai des
occupations infinies: je m'en donne encore de surplus; mais malgré tout
ce travail, il me reste toujours du temps assez pour admirer vos
ouvragés et pour puiser chez vous des instructions et des délassements.
Assurez la marquise de mon estime. Je l'admire autant que ses vastes
connaissances et la rare capacité de son esprit le méritent.
Adieu, mon cher Voltaire; si je vis, je vous verrai, et même dès cette
année. Aimez-moi toujours, et soyez toujours sincère ami avec votre ami
FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
18 juin 1740.

Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est pas; mais la
mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes
m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde.
Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes
prédictions. Vous êtes déjà aimé, et dans vos États et dans l'Europe.
Un résident de l'empereur disait dans la dernière guerre au cardinal de
Fleury: Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous
Turcs. L'envoyé de Votre Majesté peut dire à présent, les Français sont
tous Prussiens.
Le marquis d'Argenson, conseiller d'État du roi de France, ami de M. de
Valori, et un homme d'un vrai mérite, avec qui je me suis entretenu
souvent à Paris de Votre Majesté, m'écrit du 13 que M. de Valori
s'exprime avec lui dans ces propres mots: «Il commence son règne comme
il y a apparence qu'il le continuera; partout des traits de bonté de
cœur; justice qu'il rend au défunt; tendresse pour ses sujets.» Je ne
fais mention de cet extrait à Votre Majesté que parce que je suis sûr
que cela a été écrit d'abondance de cœur qu'il m'est revenu de même. Je
ne connais point M. de Valori, et Votre Majesté sait que je ne devais
pas compter sur ses bonnes grâces; cependant puisqu'il pense comme moi
et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la lui rendre.
Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disait: Nous verrons s'il
renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; et
moi je lui répondis: Il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera
point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son
prédécesseur; il se contentera de les réparer avec le temps. Daignez
donc avouer, grand roi, que j'ai bien deviné.
Votre Majesté m'ordonne de songer, en lui écrivant, moins au roi qu'à
l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sais comment m'y
prendre avec un roi, mais je suis bien à mon aise avec un homme
véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur l'amour du
genre humain.....


DU ROI
À Charlottembourg, le 12 juin 1740.

Non, ce n'est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite
D'où mes vers vous sont parvenus,
Que je date ces vers confus:
Car dans ce moment le poète
Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple que j'aime
Est l'unique Dieu que je sers:
Adieu les vers et les concerts.
Tous les plaisirs. Voltaire même;
Mon devoir est mon Dieu suprême.
Qu'il entraîne de soins divers!
Quel fardeau que le diadème!
Quand ce dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu'un trait,
Puiser, dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d'un roi le sacré caractère.
Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m'a pas tout à
fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n'en guérirai jamais.
J'estime trop l'art d'Horace et de Voltaire pour y renoncer; et je suis
du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.
J'avais commencé une épître sur les abus de la mode et de la coutume,
lors même que la coutume de la primogéniture m'obligeait de monter sur
le trône et de quitter mon épître pour quelque temps. J'aurais
volontiers changé mon épître en satire contre cette même mode, si je ne
savais que la satire doit être bannie de la bouche des princes.
Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne
déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de
vingt-quatre heures.
Je vous avoue que la vie d'un homme qui n'existe que pour réfléchir et
pour lui-même, me semble infiniment préférable à la vie d'un homme dont
l'unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.
Vos vers sont charmants. Je n'en dirai rien, car ils sont trop
flatteurs.
Mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l'empressement
que j'ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que
votre humanité comporte. J'irai à la fin d'auguste à Vesel, et peut-être
plus loin. Promettez-moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux
ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu. FÉDÉRIC.
Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains; d'un côté
à l'armée, de l'autre au peuple et aux beaux-arts.


DU ROI
À Charlottembourg, le 27 juin 1740.

Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non
pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive
et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous
parle de moi-même comme l'éternel abbé de Chaulieu. Qu'importe? il faut
vous contenter.
Voici donc la gazette de Berlin telle que vous me la demandez.
J'arrivai le vendredi au soir à Postdam, où je trouvai le roi dans une
si triste situation que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il
me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les
affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse d'esprit
et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche
et le lundi, paraissant très tranquille, très résigné, et soutenant ses
souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence entre mes
mains le mardi matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères,
de tous les officiers de marque, et de moi. La reine, mes frères et moi
nous l'avons assisté dans ses dernières heures: dans ses angoisses il a
témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un
physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et
avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets
sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.
Le travail infini qui m'est échu en partage après sa mort, laisse à
peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon
père, je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai
travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangemens les
plus prompts et les plus convenables au bien public.
J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize
bataillons, de cinq escadrons de houssards et d'un escadron de gardes du
corps. J'ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J'ai fait
acquisition de Wolf, de Maupertuis, d'Algarotti. J'attends la réponse de
S. Gravesande, de Vaucanson et d'Euler. J'ai établi un nouveau collège
pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des
sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc.
sans la sainte ampoule et sans les cérémonies inutiles et frivoles que
l'ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.
Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la Faculté a
trouvé à propos de m'ordonner, _ex officio_, de prendre les eaux de
Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu'à huit,
j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à
cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les
voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni;
mais jusqu'à présent j'ai le cours des affaires à suivre, j'ai les
nouveaux établissemens de surplus, et avec cela beaucoup de complimens
inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner, etc......


DU ROI
À Olau, le 16 avril 1741.

Je connais les douceurs d'un studieux repos;
Disciple d'Epicure, amant de la Mollesse,
Entre ses bras, plein de faiblesse,
J'aurais pu sommeiller à l'ombre des pavots.
Mais un rayon de gloire animant ma jeunesse,
Me fit voir d'un coup d'œil les faits de cent héros;
Et plein de cette noble ivresse,
Je voulus surpasser leurs plus fameux travaux.
Je goûte le plaisir, mais le devoir me guide.
Délivrer l'univers de monstres plus affreux
Que ceux terrassés par Alcide,
C'est l'objet salutaire auquel tendent mes vœux.
Soutenir de mon bras les droits de ma patrie,
Et réprimer l'orgueil des plus fiers des humains,
Tous fous de la vierge Marie,
Ce n'est point un ouvrage indigne de mes mains.
Le bonheur, cher ami, cet être imaginaire,
Ce fantôme éclatant qui fuit devant nos pas,
Habite aussi peu cette sphère.
Qu'il établit son règne au sein de mes États.
Aux berceaux de Reinsberg, aux champs de Silésie,
Méprisant du bonheur le caprice fatal,
Ami de la philosophie,
Tu me verras toujours aussi ferme qu'égal.
On dit les Autrichiens battus, et je crois que c'est vrai. Vous voyez
que la lyre d'Horace a son tour après la massue d'Alcide. Faire son
devoir, être accessible aux plaisirs, ferrailler avec ses ennemis, être
absent et ne point oublier ses amis: tout cela sont des choses qui vont
fort bien de pair, pourvu qu'on sache assigner des bornes à chacune
d'elles. Doutez de toutes les autres; mais ne soyez pas pyrrhonien sur
l'estime que j'ai pour vous, et croyez que je vous aime. Adieu. FÉDÉRIC.


DU ROI
À Selovitz, le 23 mars 1742.

Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n'ai d'autres
nouvelles à vous mander que d'une espèce dont vous ne vous souciez
guère, ou que vous abhorrez.
Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux contrées de
l'Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la
gorge avec d'autres peuples dont ils ignoraient jusqu'au nom même, et
qu'ils ont été chercher dans un pays fort éloigné: pourquoi? parce que
leur maître a fait un contrat avec un autre prince, et qu'ils
voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième; vous me répondriez
que ces gens sont fous, sots et furieux de se prêter ainsi aux caprices
et à la barbarie de leurs maîtres. Si je vous disais que nous nous
préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands
frais; que nous faisons la moisson où nous n'avons point semé, et les
maîtres où personne n'est assez fort pour nous résister; vous vous
écrieriez: Ah! barbares! ah! brigands! inhumains que vous êtes, les
injustes n'hériteront point du royaume des cieux, selon saint Mathieu,
chap. XII, vers. 24.
Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne
vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu'une tête
assez folle, dont vous aurez entendu parler sous le nom de _roi de
Prusse_, apprenant que les États de son allié l'empereur étaient ruinés
par la reine d'Hongrie, a volé à son secours, qu'il a joint ses troupes
à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en Basse-Autriche,
et qu'il y a si bien réussi, qu'il s'attend dans peu à combattre les
principales forces de la reine de Hongrie, pour le service de son allié.
Voilà de la générosité, direz-vous, voilà de l'héroïsme; cependant, cher
Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C'est la même
femme qu'on fait voir d'abord en cornette de nuit, et ensuite avec son
fard et ses pompons.
De combien de différentes façons n'envisage-t-on pas les objets? combien
les jugements ne varient-ils point? Les hommes condamnent le soir ce
qu'ils ont approuvé le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son
aurore, les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations
établies effacées, et rétablies pourtant; et nous sommes assez insensés
de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation!
Est-il possible qu'on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie
depuis le temps qu'elle est connue?
Je ne vous écris point de vers, parce que je n'ai pas le temps de toiser
des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l'_Histoire de
Louis XIV_, je vous menace de l'excommunication du Parnasse si vous
n'achevez pas cet ouvrage.
Adieu, cher Voltaire, aimez un peu, je vous prie, ce transfuge
d'Apollon, qui s'est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un
jour servir sous ses vieux drapeaux. Je suis toujours votre admirateur
et ami. FÉDÉRIC.


DU ROI
À Triban, le 12 avril 1742.

.....Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétudes ici, et
qu'il fallait encore m'alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre
plus de soin de votre conservation: souvenez-vous, je vous prie, combien
elle m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci dont
vous faites les délices.
Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon
caractère ou de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours
tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire
un plaisir de son devoir.
D'abord que la paix sera faite,
Je retrouve dans ma retraite
Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
Nos belles aux touchants regards,
Maupertuis avec ses lunettes,
Algarotti le laboureur,
Nos savants avec leurs lecteurs:
Mais que me serviront ces fêtes,
Cher Voltaire, si vous n'en êtes?
Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire sur le point de poursuivre
ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre Ixion qui
travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne
vous admire pas moins qu'il vous aime. FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
Avril 1742.

Sire, pendant que j'étais malade, Votre Majesté a fait de plus belles
actions que je n'ai eu d'accès de fièvre. Je ne pouvais répondre aux
dernières bontés de votre Majesté. Où aurais-je d'ailleurs adressé ma
lettre? à Vienne? à Presbourg? à Temesvar? vous pouviez être dans
quelqu'une de ces villes; et même, s'il est un être qui puisse se
trouver en plusieurs lieux à la fois, c'est assurément votre personne,
en qualité d'image de la Divinité, ainsi que le sont tous les princes,
et d'image très pensante et très agissante. Enfin, sire, je n'ai point
écrit parce que j'étais dans mon lit quand Votre Majesté courait à
cheval au milieu des neiges et des succès.
D'Esculape les favoris
Semblaient même me faire accroire
Que j'irais dans le seul pays
Où n'arrive point votre gloire;
Dans ce pays dont par malheur
On ne voit point de voyageur
Venir nous dire des nouvelles;
Dans ce pays où tous les jours
Les âmes lourdes et cruelles,
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