Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 07

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peu loin; j'ai été très malade, et je suis très vieux: j'avoue que je
suis très riche, très indépendant, très heureux; mais vous manquez à mon
bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu; vous ne vous en
souciez guère, et je tâche de ne m'en point soucier. J'aime vos vers,
votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n'ai pu
vivre sans vous, ni avec vous. Je ne parle point au roi, au héros, c'est
l'affaire des souverains; je parle à celui qui m'a enchanté, que j'ai
aimé, et contre qui je suis toujours fâché......


DU ROI
À Landshut, le 18 avril 1760.

.....Je vous félicite encore d'être gentilhomme ordinaire du
_Bien-Aimé_. Ce ne sera pas sa patente qui vous immortalisera; vous ne
devez votre apothéose qu'à _la Henriade_, à l'_Œdipe_, à _Brutus,
Semiramis, Mérope, le Duc de Foix, etc., etc_. Voilà ce qui fera votre
réputation tant qu'il y aura des hommes sur la terre qui cultiveront
les lettres, tant qu'il y aura des personnes de goût et des amateurs du
talent divin que vous possédez.
Pour moi je pardonne en faveur de votre génie toutes les tracasseries
que vous m'avez faites à Berlin, tous les libelles de Leipsick, et
toutes les choses que vous avez dites ou fait imprimer contre moi, qui
sont fortes, dures et en grand nombre, sans que j'en conserve la moindre
rancune.
Il n'en est pas de même de mon pauvre président que vous avez pris en
grippe. J'ignore s'il fait des enfants ou s'il crache ses poumons.
Cependant on ne peut que lui applaudir s'il travaille à la propagation
de l'espèce, lorsque toutes les puissances de l'Europe font des efforts
pour la détruire.
Je suis accablé d'affaires et d'arrangements. La campagne va s'ouvrir
incessamment. Mon rôle est d'autant plus difficile, qu'il ne m'est pas
permis de faire la moindre sottise, et qu'il faut me conduire prudemment
et avec sagesse huit grands mois de l'année. Je ferai ce que je pourrai;
mais je trouve la tâche bien dure. Adieu. FÉDÉRIC.


DU ROI 2 juillet 1759.

.....Croyez-vous qu'il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à
voir et à faire égorger des inconnus, à perdre journellement ses
connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux
caprices du hasard, à passer toute l'année dans les inquiétudes et les
appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune?
Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la
société, les agréments de la vie, et j'aime à être heureux autant que
qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant
pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous
apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix
de notre sang, de notre repos, a lui sacrifier tout notre être.
L'illustre Zadig essuya bien des aventures qui n'étaient pas de son
goût, Candide de même: ils prirent cependant leur mal en patience. Quel
plus bel exemple à suivre que celui de ces héros?
Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses
hongroises et les justaucorps verts des Roxelans. On est actuellement
aux trousses de ces derniers, qui, par leur balourdise, nous donnent
beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d'embarras cette année,
et que je me délivrerai des verts et des blancs.
Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite
par Sa Sainteté[G]. Il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je
sortirai d'autant plus sûrement de tout ceci, que j'ai dans mon camp une
vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d'Arc. Cette divine
fille est née en pleine Wesphalie, aux environs de Hildesheim. J'ai de
plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son dieu et son grand
diable que nous taillerons tout en pièces.
Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des
Gaules à l'aide d'une pucelle; il est donc clair que par la mienne nous
vaincrons les trois _dames_; car vous savez que dans le paradis les
saints conservent toujours un peu de tendre pour les pucelles. J'ajoute
à ceci que Mahomet avait son pigeon, Sertorius sa biche, votre
enthousiaste des Cévennes sa grosse Nicole, et je conclus que ma pucelle
et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.
Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités
qui n'y ont aucun rapport.
L'abominable entreprise de Damiens, le cruel assassinat intenté contre
le roi de Portugal, sont de ces attentats qui se commettent en paix
comme en guerre; ce sont les suites de la fureur et de l'aveuglement
d'un zèle absurde. L'homme restera, malgré les écoles de philosophie, la
plus méchante bête de l'univers. La superstition l'intérêt, la
vengeance, la trahison, l'ingratitude, produiront, jusqu'à la fin des
siècles, des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et
très rarement la raison nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres,
des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des
banqueroutes. C'est sur ces matières que roulent toutes les annales de
l'univers.
Je crois, puisque cela est ainsi, qu'il faut que cela soit nécessaire;
maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n'ai pas l'honneur
d'être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant
que si un être bienfaisant avait fait l'univers, il nous aurait rendu
plus heureux que nous ne le sommes. Il n'y a que l'égide de Zénon pour
les calamités, et les couronnes du jardin d'Epicure pour la fortune.
Pressez votre laitage, faites cuver votre vin et faucher vos prés sans
vous inquiéter si l'année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du
Bien-Aimé m'a promis, tout vieux lion qu'il est, de donner un coup de
patte à l'_inf_... J'attends son livre. Je vous envoie, en attendant, un
_Akakia_ contre Sa Sainteté, qui, je m'en flatte, édifiera votre
béatitude.
Je me recommande à la muse du général des capucins, de l'architecte de
l'église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la
gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.
En vérité, je n'y tiens plus. J'aimerais autant parler du comte de
Sabines, du chevalier de Tusculum, et du marquis d'Andés. Les titres ne
sont que la décoration des sots; les grands hommes n'ont besoin que de
leur nom.
Adieu; santé et prospérité à l'auteur de la _Henriade_, au plus malin et
au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le
monde. _Vale._ FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
Au château de Tourney, par Genève, 22 avril 1760.

Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint: «Sacrée
Majesté, n'êtes-vous pas lasse d'avoir troublé le monde? faut-il encore
désoler un pauvre moine dans sa cellule?» Je suis le moine, mais vous
n'avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme
Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie
Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on
avait trouvé les œuvres du philosophe de Sans-Souci dans sa cassette? Si
en effet on les y avait trouvées, cela ne prouverait-il pas au contraire
qu'il les avait gardées fidèlement; qu'il ne les avait communiquées à
personne, et qu'un libraire en aurait abusé; ce qui aurait disculpé des
personnes qu'on a peut-être injustement accusées. Suis-je d'ailleurs
obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées? Quel intérêt
ai-je à parler mal de lui? que m'importe sa personne et sa mémoire? en
quoi ai-je pu lui faire tort en disant à Votre Majesté qu'il avait gardé
fidèlement votre dépôt jusqu'à sa mort? Je ne songe moi-même qu'à
mourir, et mon heure approche: mais ne la troublez pas par des reproches
injustes, et par des duretés qui sont d'autant plus sensibles que c'est
de vous qu'elles viennent.
Vous m'avez fait assez de mal, vous m'avez brouillé pour jamais avec le
roi de France; vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions; vous
m'avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme
considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison, et
ensuite, en m'honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de
cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit
vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans
qu'à tâcher, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue
que celle de suivre ma façon de penser?
Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait
dire aux ennemis de la philosophie répandus dans toute l'Europe: «Les
philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble.
Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ; il appelle à sa cour un
homme qui n'y croit point, et il le maltraite; il n'y a nulle humanité
dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les
autres.».....


DU ROI
À Sans-Souci, le 24 octobre 1765.

.....Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité.
Pour moi, qui par les devoirs de mon état connais beaucoup cette espèce
à deux pieds, sans plumes, je vous prédis que ni vous ni tous les
philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à
laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de
l'espèce: c'est une crainte, c'est une faiblesse, c'est une crédulité,
une précipitation de jugement, qui par un penchant ordinaire entraîne
les hommes dans le système du merveilleux.
Il est peu d'âmes philosophiques et d'une trempe assez forte pour
détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l'éducation
y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs
populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui à l'approche
de la mort redeviennent superstitueux par crainte, et meurent en
capucins; vous en voyez d'autres dont la façon de penser dépend de leur
digestion, bonne ou mauvaise.
Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes: il faudrait
pouvoir leur inspirer le courage d'esprit, ou la sensibilité et la
terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les
plus méthodiques.
Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une
religion simple, qu'en la simplifiant encore davantage on pourrait sur
ce plan fonder une nouvelle croyance. Mais j'en reviens à ce que j'ai
déjà dit, et suis presque convaincu que si ce troupeau se trouvait
considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition
nouvelle, à moins qu'on ne choisit, pour le composer, que des âmes
exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément.
Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre
le fanatisme, pourra rendre la race future plus tolérante que celle de
notre temps; et c'est beaucoup gagner.
On vous aura obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle,
de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font
horreur.
Le fanatisme et la rage de l'ambition ont ruiné des contrées
florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des
dévastations qui se sont faites, vous saurez qu'en tout j'ai fait
rebâtir huit mille maisons en Silésie; en Poméranie et dans la nouvelle
Marche, six mille cinq cents, ce qui fait, selon Newton et d'Alembert,
quatorze mille cinq cents habitations.
La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n'avons pas fait
une guerre aussi abominable; et il n'y a de détruit de notre part que
quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le
nombre certainement n'approche pas de mille. Le mauvais exemple ne nous
a pas séduits; et j'ai de ce côté-là ma conscience exempte de tout
reproche.
À présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par
préférence, trouveront des asiles chez moi, partout où ils voudront, à
plus forte raison l'ennemi de Baal, ou de ce culte que dans le pays où
vous êtes on appelle _la prostituée de Babylone_.
Je vous recommande à la sainte garde d'Epicure, d'Aristippe, de Locke,
de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées de préjugés, que
leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l'arche de la
vérité. Fédéric.
Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous
ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du
joug des imposteurs.


DU ROI
À Berlin, le 8 janvier 1766.

Non, il n'est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez
conservé toute la gaieté et l'aménité de votre jeunesse. Votre lettre
sur les miracles m'a fait pouffer de rire. Je ne m'attendais pas à m'y
trouver et je fus surpris de m'y voir placé entre les Autrichiens et les
cochons. Votre esprit est encore jeune, et tant qu'il restera tel il n'y
a rien à craindre pour le corps. L'abondance de cette liqueur qui
circule dans les nerfs et qui anime le cerveau prouve que vous avez
encore des ressources pour vivre.
Si vous m'aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant
votre lettre, vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont
leurs faiblesses, sans doute que la perfection n'est point leur partage,
je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l'injustice qu'il y a
d'exiger des autres ce qu'on ne saurait accomplir et à quoi soi-même on
ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là, tout était dit, et
je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de
grands talents pour couvrir quelques faiblesses.


DE M. DE VOLTAIRE
1er février 1766.

Sire, je vous fais très tard mes remerciements, mais c'est que j'ai été
sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m'a presque
tué; j'étais tout près d'aller trouver Bayle et de le féliciter d'avoir
eu un éditeur qui a encore plus de réputation que lui dans plus d'un
genre; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que Votre Majesté en
a usé avec lui comme Jurieu; elle a tronqué l'article _David_. Je vois
bien qu'on a imprimé l'ouvrage sur la seconde édition de Bayle. C'est
bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est
due; c'était un abominable juif, lui et ses psaumes. Je connais un roi
plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de
meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des
béliers, et les béliers comme des collines. Il ne dit point qu'il faut
écraser les petits enfants contre la muraille, au nom du Seigneur; il ne
parle point éternellement d'aspics et de basilics Ce qui me plaît
surtout de lui, c'est que dans toutes ses épîtres il n'y a pas une seule
pensée qui ne soit vraie; son imagination ne s'égare point. La justesse
est le fonds de son esprit; et en effet, sans justesse il n'y a ni
esprit ni talent.
Je prends la liberté de lui envoyer un caillou du Rhin pour un boisseau
de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.
Les dévotes de Versailles n'ont pas été trop contentes du peu de
confiance que j'ai en sainte Geneviève; mais le monarque philosophe
prendra mon parti...


DU ROI
À Potsdam, le 28 février 1767.

Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant
plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore
autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec
vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands
hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la
satiété des chefs-d'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit de
calcul, voilà le goût du temps présent.
Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas
de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de
grandes beautés, des traits brillants et des écarts même. On se plaît à
analyser tout. Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs
livres semblent faits de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur
étaient si naturelles, ils les négligent.
Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps, est ce _factum_
pour les Calas, fait par un avocat[H] dont le nom ne me revient pas. Ce
factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur
digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien,
mais comme orateur...
...Voici de suite trois jugements bien honteux pour les Parlements de
France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au
gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles: mais
on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand
ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par
distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand
bruit, et les calamités publiques parviendront au trône...


DU ROI
1768.

Bon jour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m'envoie ni la prose
ni les vers qu'il m'a promis depuis six mois. Il faut que vous autres
patriarches vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des
profanes. Avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez
des beaux-pères; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes,
selon que les circonstances le demandent: vous promettez vos ouvrages et
ne les envoyez point. Je conclus de tout cela qu'il ne fait pas bon se
fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous
empêche de donner signe de vie? Le cordon qui entourait Genève et Ferney
est levé; vous n'êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l'on
écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour
écrire! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et
que je ne les tirerai plus de source? Je vous avertis que j'ai imaginé
le moyen de me faire payer. Je vous bombarderai tant et si longtemps de
mes pièces que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m'enverrez
des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que
vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le _Dictionnaire de Trévoux_
fut fatal au père Berthier; et si mes pièces ont la même vertu, vous
bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous tomberez en
léthargie, puis on appellera le confesseur, et puis..., etc., etc., etc.
Ah! patriarche! évitez d'aussi grands dangers, tenez-moi parole,
envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus
de moi ni d'ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques ni de
médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis
et leur inexactitude, et que je serai toujours avec l'admiration due au
père des croyants, etc.


DE M. DE VOLTAIRE
Novembre 1769

Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.
J'ai dit quelque part que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de
Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles: «Mon ami, j'ai tant
de religion, que je ne suis pas de ta religion.»
Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la
vraie sagesse, est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes
sans distinction, et d'être bienfaisant.
Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons
quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans
l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de
Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre-Dame des Sept-Douleurs;
mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature,
et dans la vertu.
Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux
dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui
ait appelé les janissaires de notre Saint-Père le Turc au secours des
bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le
Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un
saint-esprit du révérend père Malagrida, ou du révérend père Guignard ou
du révérend père Jacques Clément.
Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de
Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au
meurtre de Charles Ier, qu'on fit assassiner par le bourreau,
l'évangile à la main; la politique n'est pas mon affaire: je me suis
toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins
sots et plus honnêtes. C'est dans cette idée que, sans consulter les
intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très inconnus), je me
borne à souhaiter très passionnément que les barbares Turcs soient
chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de
Sophocle et d'Euripide. Si l'on voulait, cela serait bientôt fait; mais
on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on
n'entreprendra jamais une croisade d'honneur: on en laissera tout le
fardeau à Catherine.
Au reste, sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que
mon lit fût à Clèves.
J'apprends que Votre Majesté, qui n'est pas faite pour être au lit, se
porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des
couleurs brillantes. Que le grand Être qui remplit l'univers vous
conserve! Soyez à jamais le protecteur de gens qui pensent, et le fléau
des ridicules.
Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais
changé d'idées quoi qu'on dise.


DU ROI
À Potsdam, le 25 novembre 1769.

Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu'un silence comme
celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec
patience. Non sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit
s'intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui
en donnez des nouvelles. Que des Suisses s'établissent à Clèves, ou
qu'ils restent à Genève, ce n'est pas ce qui m'intéresse; mais bien de
savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui
apporte la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser
de leurs préjugés et de leurs erreurs.
Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité:
j'aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela
n'empêche pas que je ne prenne l'auteur anglais pour un ancien Picte qui
ne connaît pas l'Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en
père de l'Église, qui par pitié de mon âme travaille â ma conversion. Il
serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion
de votre orthodoxie; vous n'en vivriez que plus tranquille....
...Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un prologue de
comédie que j'ai composé à la hâte, pour en régaler l'électrice de Saxe
qui m'a rendu visite. C'est une princesse d'un grand mérite, et qui
aurait bien valu qu'un meilleur poète la chantât. Vous voyez que je
conserve mes anciennes faiblesses: j'aime les belles-lettres à la folie;
ce sont elles seules qui charment nos loisirs et qui nous procurent de
vrais plaisirs. J'aimerais tout autant la philosophie, si notre faible
raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre
vaine curiosité recherche si avidement; mais apprendre à connaître,
c'est apprendre à douter. J'abandonne donc cette mer si féconde en
écueils d'absurdités, persuadé que tous les objets abstraits de nos
spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait
entièrement inutile, si nous pouvions y parvenir.
Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement; je
tache de me procurer toutes les brochures du neveu de l'abbé Bazin; il
n'y a que ses ouvrages qu'on puisse lire.
Je lui souhaite longue vie, santé et contentement; et quoi qu'il ait
dit, je l'aime toujours. FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 9 décembre 1769.

Quand Thalestris, que le Nord admira,
Rendit visite à ce vainqueur d'Arbelle,
Il lui donna bals, ballets, opéra,
Et fit, de plus, de jolis vers pour elle.
Tous deux avaient infiniment d'esprit:
C'était, dit-on, plaisir de les entendre.
On avouait que Jupiter ne fit
Des Thalestris que du temps d'Alexandre.


DU ROI
À Berlin, le 4 janvier 1770.

...Quand vous avez pris des pilules, vous purgez de meilleurs vers que
tous ceux qu'on fait actuellement en Europe. Pour moi, je prendrais
toute la rhubarbe de la Sibérie et tout le séné des apothicaires, sans
que jamais je fisse un chant de _la Henriade_. Tenez, voyez-vous, mon
cher, chacun naît avec un certain talent vous avez tout reçu de la
nature: cette bonne mère n'a pas été aussi libérale envers tout le
monde. Vous composez vos ouvrages pour la gloire, et moi pour mon
amusement. Nous réussissons l'un et l'autre mais d'une manière bien
différente: car tant que le soleil éclairera le monde, tant qu'il se
conservera une teinture de science une étincelle de goût, tant qu'il y
aura des esprits qui aimeront des pensées sublimes, tant qu'il se
trouvera des oreilles sensibles à l'harmonie, vos ouvrages dureront, et
votre nom remplira l'espace des siècles qui mène à l'éternité. Pour les
miens on dira: C'est beaucoup que ce roi n'ait pas été tout à fait
imbécile; cela est passable; s'il était né particulier, il aurait
pourtant pu gagner sa vie en se faisant correcteur chez quelque
libraire! et puis on jette là le livre, et puis on en fait des
papillotes, et puis il n'en est plus question....


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 27 avril 1770.

Sire, quand vous étiez malade, je l'étais bien aussi, et je faisais tout
comme vous de la prose et des vers, à cela près que mes vers et ma prose
ne valaient pas grand-chose; je conclus que j'étais fait pour vivre et
mourir auprès de vous, et qu'il y a eu du malentendu si cela n'est pas
arrivé.
Me voilà capucin pendant que vous êtes jésuite; c'est encore une raison
de plus qui devait me retenir à Berlin; cependant on dit que frère
Ganganelli a condamné mes œuvres, ou du moins celles que les libraires
vendent sous mon nom.
Je vais écrire à Sa Sainteté que je suis très bon catholique, et que je
prends Votre Majesté pour mon répondant.
Je ne renonce point du tout à mon auréole; et comme je suis près de
mourir d'une fluxion de poitrine, je vous prie de me faire canoniser au
plus vite: cela ne vous coûtera que cent mille écus: c'est marché donné.
Pour vous, sire, quand il faudra vous canoniser, on s'adressera à
Marc-Aurèle. Vos dialogues sont tout à fait dans son goût comme dans ses
principes; je ne sais rien de plus utile. Vous avez trouvé le secret
d'être le défenseur, le législateur, l'historien et le précepteur de
votre royaume; tout cela est pourtant vrai: je défie qu'on en dise
autant de Moustapha. Vous devriez bien vous arranger pour attraper
quelques dépouilles de ce gros cochon; ce serait rendre service à
l'humanité.
Pendant que l'empire russe et l'empire ottoman se choquent avec un
fracas qui retentit jusqu'aux deux bouts du monde, la petite république
de Genève est toujours sous les armes; mon manoir est rempli d'émigrants
qui s'y réfugient. La ville de Jean Calvin n'est pas édifiante pour le
moment présent.
Je n'ai jamais vu tant de neige et tant de sottises. Je ne verrai
bientôt rien de tout cela, car je me meurs.
Daignez recevoir la bénédiction de frère François et m'envoyer celle de
saint Ignace.
Restez un héros sur la terre, et n'abandonnez pas absolument la mémoire
d'un homme dont l'âme a toujours été aux pieds de la vôtre.


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 4 mai 1770.

Sire, je me flatte que votre santé est entièrement raffermie. Je vous ai
vu autrefois vous faire saigner à cloche-pied immédiatement après un
accès de goutte, et monter à cheval le lendemain: vos dialogues à la
Marc-Aurèle sont fort au dessus d'une course à cheval et d'une parade.
Je ne sais si Votre Majesté est encore autant dans le goût des tableaux
qu'elle est dans celui de la morale. L'impératrice de Russie en fait
acheter à présent de tous les côtés; on lui en a vendu pour 100,000 fr.
à Genève: cela fait croire qu'elle a de l'argent de reste pour battre
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