Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 10

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qui sera admirable, et à faire mes réflexions sur ce qui ne le sera pas,
ne m'intéressant qu'au sort des philosophes, et principalement a celui
du patriarche de Ferney, dont le philosophe de Sans-Souci a été, est et
sera le sincère admirateur. _Vale_. FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
Juillet 1774.

.....Celui dont Votre Majesté veut bien me parler avait, comme vous
dites très bien, le défaut d'être roi. Il était, ainsi que tant
d'autres, peu fait pour sa place, indifférent à tout, mais se piquant
aisément dans les petites choses qui lui étaient personnelles; il ne
m'avait jamais pu pardonner de l'avoir quitté pour un autre qui était
véritablement roi; et moi, je n'avais jamais pu imaginer qu'il
s'embarrassât si j'étais ou non sur la liste de ses domestiques. Je
respecte sa mémoire, et je vous souhaite une vie qui soit juste le
double de la sienne.....


DU ROI
À Postdam, le 30 juillet 1774.

.....Vous qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir, sur le
sujet de la cour, des anecdotes que j'ignore. Si le parti de l'_inf_...
l'emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Welches;
ils risqueront d'être gouvernés par quelque cafard en froc ou en
soutane, qui leur donnera la discipline d'une main, et les frappera du
crucifix de l'autre. Si cela arrive, adieu les beaux-arts et les hautes
sciences; la rouille de la superstition achèvera de perdre un peuple
d'ailleurs aimable, et né pour la société.
Mais il n'est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses
grelots sur le trône des Capets.
Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume,
il m'a fait une guerre injuste: il est permis d'être sensible aux torts
qu'on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et
atrabilaire de la vengeance n'est pas convenable à des hommes qui n'ont
qu'un moment d'existence. Nous devons réciproquement oublier nos
sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.
Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis.
Corriger les injustices et faire le bien, sont les inclinations que tout
honnête homme doit avoir dans le cœur.....


DU ROI
À Potsdam, le 18 novembre 1774.

Ne me parlez point de l'Élysée. Puisque Louis XV y est, qu'il y demeure.
Vous n'y trouveriez que des jaloux: Homère, Virgile, Sophocle, Euripide,
Thucydide, Démosthène et Cicéron; tous ces gens ne vous verraient
arriver qu'à contrecœur, au lieu qu'en restant chez nous, vous pouvez
conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due à
bon droit. Un homme qui s'est rendu immortel n'est plus assujetti à la
condition du reste des nommes: ainsi vous vous êtes acquis un privilège
exclusif.
Cependant, comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre
d'Etallonde, je vous envoie une lettre de Paris qui donne quelque
espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le garde des sceaux
s'exprime, et vous verrez en même temps que M. de Vergennes se prête à
la justification de l'innocence. Cette affaire sera suivie par M. de
Goltz; j'espère à présent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire,
le promoteur de cette œuvre pie, en recevra les remerciements de
d'Etallonde, et les miens.
Si je ne vous croyais pas immortel, je consentirais volontiers à ce que
d'Etallonde restât jusqu'à la fin de son affaire chez votre nièce; mais
j'espère que ce sera vous qui le congédierez.
Votre lettre m'a affligé. Je ne saurais m'accoutumer à vous perdre tout
à fait, et il me semble qu'il manquerait quelque chose à notre Europe,
si elle était privée de Voltaire.
Que votre pouls inégal ne vous inquiète pas: j'en ai parlé à un fameux
médecin anglais qui se trouve actuellement ici: il traite la chose de
bagatelle, et dit que vous pouvez vivre encore longtemps. Comme mes vœux
s'accordent avec ses décisions, vous voulez bien ne pas m'ôter
l'espérance, qui était le dernier ingrédient de la boîte de Pandore.
C'est dans ces sentiments-là que le philosophe de Sans-Souci fait mille
vœux à Apollon, comme à son fils Esculape, pour la conservation du
patriarche de Ferney. FÉDÉRIC.


DU ROI
À Potsdam, le 10 décembre 1774.

Non, vous ne mourrez pas de si tôt: vous prenez les suites de l'âge pour
des avant-coureurs de la mort. Cette mort viendra à la fin; mais ce feu
divin que Prométhée déroba aux cieux, et qui vous remplit, vous
soutiendra et vous conservera encore longtemps.
«Il faut, monseigneur, que vos sermons baissent (disait Gilblas à
l'archevêque de Tolède) pour qu'on présage votre décadence.» Jusqu'à
présent vos sermons ne baissent pas. Récemment j'en ai lu deux, l'un à
l'évêque de Sénez, l'autre à l'abbé Sabathier, qui marquaient de la
vigueur et de la force d'esprit. Cet esprit tient au genre nerveux et à
la finesse des sucs qui se distillent et se préparent pour le cerveau.
Tant que cette élaboration se fait bien, la machine ne menace pas ruine.
Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de Morival. J'aurais sans
doute dû penser plus tôt à lui, mais la multitude et la diversité des
affaires m'en ont empêché. Je vous ai de l'obligation de m'en avoir fait
souvenir. Peut-être ce délai de dix ans ne nuira pas à nos
sollicitations: nous trouverons les esprits moins échauffés, par
conséquent plus raisonnables. Peut-être alors y aura-t-il des bonnes
âmes qui rougiront de cet exemple de barbarie au dix-huitième siècle, et
qui tâcheront d'effacer cette flétrissure, en faisant dépersécuter le
compagnon du malheureux La Barre.
Vous serez l'auteur de cette bonne action. Je m'associerai toujours de
grand cœur à ceux qui me fourniront l'occasion de soutenir l'innocence
et de délivrer les opprimés. C'est un devoir de tout souverain d'en user
ainsi chez lui, et selon les cas il peut en user quelquefois de même en
d'autres pays, surtout s'il mesure ses démarches selon les règles de la
prudence.....


DE M. DE VOLTAIRE
Janvier 1775.

Sire, je reçois dans ce moment le buste de ce vieillard en porcelaine.
Je m'écrie en voyant l'inscription[I], dont je suis si indigne:
Les rois de France et d'Angleterre
Peuvent de rubans bleus parer leurs courtisans;
Mais il est un roi sur la terre
Qui fait de plus nobles présents.
Je dis à ce héros, dont la main souveraine
Me donne l'immortalité:
Vous m'accordez, grand homme, avec trop de bonté
Des terres dans votre domaine.
À propos d'immortalité, on vient de faire une magnifique édition de la
vie d'un de vos admirateurs[J], qui a marché dans une partie de cette
carrière de la gloire que vous avez parcourue dans tous les sens. Il y a
un volume tout entier de plans de batailles, de campements et de
marches, et de toutes les actions où il s'était trouvé dès l'âge de
douze ans. Les cartes sont très fidèles et très bien dessinées:
quoiqu'en qualité de poltron je déteste cordialement la guerre,
cependant j'avoue à Votre Majesté que je désirerais avec passion que
Votre Majesté permît de dessiner vos batailles; j'ose vous dire que
personne n'y serait plus propre que d'Etallonde Morival. C'est une chose
étonnante que la célérité, la précision et la bonté de ses desseins, il
semble qu'il ait été vingt ans ingénieur.
Puisque j'ai commencé, sire, à vous parler de lui, je continuerai à
prendre cette liberté, mon cœur est pénétré des bontés dont vous
l'honorez; le moment approche où il espère s'en servir. Mais aussi le
congé que Votre Majesté lui accorde va expirer au mois de mars. Il
abandonnera sans doute toutes ses espérances pour voler à son devoir,
c'est son dessein. Je vous implore pour lui et malgré lui. Accordez-nous
encore six mois. Je n'ose renouveler ma prière de l'honorer du titre de
votre ingénieur et de lieutenant ou capitaine: tout ce que je sais,
c'est qu'une victime des prêtres peut être immolée, et qu'un homme à
vous sera respecté. Vous ne vous bornez pas à donner l'immortalité, vous
donnez des sauvegardes dans cette vie. Je passerai le reste de la mienne
à remercier, à relire Marc-Aurèle Julien Frédéric, héros de la guerre et
de la philosophie. _Le vieux malade de Ferney._


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 7 juillet 1775.

Sire, Morival s'occupait à mesurer le lac de Genève, et à construire sur
ses bords une citadelle imaginaire, lorsque je lui ai appris qu'il
pourrait en tracer de réelles dans la Prusse occidentale et dans vos
autres États. Il a senti vos bienfaits avec une respectueuse
reconnaissance égale à sa modestie. Vous êtes son seul roi, son seul
bienfaiteur. Puisque vous permettez qu'il vienne se jeter à vos pieds
dans Potsdam, voudriez-vous bien avoir la bonté de me dire à qui il
faudra qu'il s'adresse pour être présenté à Votre Majesté.
Permettez que je me joigne à lui dans la reconnaissance dont il ne
cessera d'être pénétré; je ne peux pas aspirer, comme lui, à l'honneur
d'être tué sur un bastion ou sur une courtine; je ne suis qu'un vieux
poltron fait pour mourir dans mon lit. Je n'ai que de la sensibilité, et
je la mets tout entière à vous admirer et à vous aimer.
Votre alliée l'impératrice Catherine fait, comme vous, de grandes
choses. Elle fait surtout du bien a ses sujets; mais le roi de France
l'emporte sur tous les rois, puisqu'il fait des miracles. Il a touché à
son sacre deux mille quatre cents malades d'écrouelles, et il les a sans
doute guéris. Il est vrai qu'il y eut une des maîtresses de Louis XIV
qui mourut de cette maladie, quoiqu'elle eût été très bien touchée, mais
un tel cas est très rare.....


DU ROI
Potsdam, le 12 juillet 1775.

.....Lekain est venu ici: il jouera Œdipe, Orosmane et Mahomet. Je sais
qu'il a été à Ferney; il sera obligé de me conter tout ce qu'il sait et
ne sait pas de celui qui rend ce bourg si célèbre. J'ai vu jouer
Aufresne l'année passée. Je vous dirai auquel des deux je donne la
préférence, quand j'aurai vu jouer celui-ci.
J'ai toute la maison pleine de nièces, de neveux et de petits-neveux: il
faut leur donner des spectacles qui les dédommagent de l'ennui qu'ils
peuvent gagner en la compagnie d'un vieillard. Il faut se rendre
justice, et se rendre supportable à la jeunesse. Ceci me regarde. Vous
aurez le privilège exclusif de ne jamais vieillir; et quand même
quelques infirmités attaquent votre corps, votre esprit triomphe de
leurs atteintes, et semble acquérir tous les jours des forces nouvelles.
Que Minerve et Apollon, que les Muses et les Grâces veillent sur leur
plus bel ouvrage, et qu'ils conservent encore longtemps celui dont les
siècles ne pourraient réparer la perte. Voilà les vœux que l'ermite de
Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. _Vale._ FÉDÉRIC.


DU ROI
À Potsdam, le 24 juillet 1775.

Je viens de voir Lekain. Il a été obligé de me dire comme il vous a
trouvé, et j'ai été bien aise d'apprendre de lui que vous vous promenez
dans votre jardin, que votre santé est assez bonne, et que vous avez
encore plus de gaîté dans votre conversation que dans vos ouvrages.
Cette gaîté, que vous conservez, est la marque la plus sure que nous
vous posséderons encore longtemps. Ce feu élémentaire, ce principe
vital, est le premier qui s'affaiblit lorsque les années minent et
sapent la mécanique de notre existence. Je ne crains donc plus
maintenant que le trône du Parnasse devienne sitôt vacant; je vous
nommerai hardiment mon exécuteur testamentaire: ce qui me fait grand
plaisir.
Lekain a loué les rôles d'Oedipe, de Mahomet et d'Orosmane: pour Oedipe
nous l'avons entendu deux fois. Ce comédien est très habile; il a un bel
organe, il se présente avec dignité, il a le geste noble, et il est
impossible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il en a. Mais
vous dirai-je naïvement l'impression qu'il a faite sur moi? Je le
voudrais un peu moins outré, et alors je le croirais parfait.
L'année passée j'ai entendu Aufresne: peut-être lui faudrait-il un peu
du feu que l'autre a de trop. Je ne consulte en ceci que la nature, et
non ce qui peut être en usage en France. Cependant je n'ai pu retenir
mes larmes ni dans _Œdipe_, ni dans Zaïre: c'est qu'il y a des morceaux
si touchants dans la dernière de ces pièces, et de si terribles dans la
première, qu'on s'attendrit dans l'une, et qu'on frémit dans l'autre.
Quel bonheur pour le patriarche de Ferney d'avoir produit ces
chefs-d'œuvre et d'avoir formé celui dont l'organe les rend si
supérieurement sur la scène!
Il y a eu beaucoup de spectateurs à ces représentations: ma sœur Amélie,
la princesse Ferdinand, la landgrave de Hesse, et la princesse de
Virtemberg, votre voisine, qui est venue ici de Montbelliard pour
entendre Lekain. Ma nièce de Montbelliard m'a dit qu'elle pourrait bien
entreprendre un jour le voyage de Ferney pour voir l'auteur dont les
ouvrages font les délices de l'Europe. Je l'ai fort encouragée à
satisfaire cette digne curiosité. Oh! que les belles-lettres sont utiles
à la société! Elles délassent de l'ouvrage de la journée, elles
dissipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles
adoucissent l'esprit, elles amusent jusqu'aux femmes, elles consolent
les affligés, et sont enfin l'unique plaisir qui reste à ceux que l'âge
a courbés sous son faix, et qui se trouvent heureux d'avoir contracté ce
goût dès leur jeunesse.
Nos Allemands ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages des
beaux-arts: ils s'efforcent d'égaler Athènes, Rome, Florence et Paris.
Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils
réussissent jusqu'ici: deux choses leur manquent, la langue et le goût.
La langue est trop verbeuse: la bonne compagnie parle français, et
quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui
donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans
la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes;
chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé
sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent; ils n'ont
pas encore pu imiter les auteurs du siècle d'Auguste: ils font un
mélange vicieux du goût romain, anglais, français et tudesque; ils
manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les
trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime,
et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu'il y ait
beaucoup d'_r_ dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers
sont harmonieux; et pour 1 ordinaire ce n'est qu'un galimatias de termes
ampoulés. Dans l'histoire, ils n'omettraient pas la moindre
circonstance, quand même elle serait inutile.
Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la
philosophie, depuis le génie de Leibnitz et la grosse monade de Wolf,
personne ne s'en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre; mais,
jusqu'ici, rien de parfait n'a paru. L'Allemagne est actuellement comme
était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres
commence à se répandre: il faut attendre que la nature fasse naître de
vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin.
Le sol qui a produit Leibnitz en peut produire d'autres.
Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la
possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très indifférent et
que je fais le prophète tout à mon aise, en étendant, le plus que je le
peux, le terme de ma prédilection. C'est ma façon de prophétiser, et la
plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti.
Pour moi, je me console d'avoir vécu dans le siècle de Voltaire; cela me
suffit. Qu'il vive, qu'il digère, qu'il soit de bonne humeur, et surtout
qu'il n'oublie pas le solitaire de Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.


DU ROI
Potsdam, le 27 juillet 1775.

Ménagez l'huile de la lampe pour qu'elle brûle longtemps encore. C'est à
quoi je m'intéresse plus que madame Denis et votre ménagère suisse, qui
vous fait quitter l'ouvrage quand elle craint qu'il ne nuise à votre
santé. Elles n'ont qu'une idée confuse de ce que vaut le patriarche de
Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans
l'antiquité, il faut rassembler le mérite de cinq ou six grands hommes,
d'un Cicéron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Salluste; et dans la
renaissance des lettres, c'est la même chose: il faut englober un
Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce
n'est pas assez; dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour
l'épopée quelqu'un qui rende l'assemblage complet.
Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on
vous rend plus de justice que dans votre ingrate patrie.
N'oubliez pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir
de vous avoir possédé autrefois, et qui vous célèbrent autant qu'il est
en eux. _Vale_. FÉDÉRIC.
Je viens de recevoir la _Diatribe à l'auteur des Ephémérides_. On dit
que cet ouvrage vient de Ferney, et je crois y reconnaître l'auteur au
style, qu'il ne saurait déguiser.


DE M. DE VOLTAIRE
3 auguste 1775.

Lekain, dans vos jours de repos,
Vous donne une volupté pure.
On le prendrait pour un héros:
Vous les aimez même en peinture.
C'est ainsi qu'Achille enchanta
Les beaux jours de votre jeune âge.
Marc-Aurèle enfin l'emporta.
Chacun se plaît dans son image.
Le plus beau des spectacles, sire, est de voir un grand homme entouré de
sa famille, quitter un moment tous les embarras du trône pour entendre
des vers, et en faire, le moment d'après, de meilleurs que les nôtres.
Il me parait que vous jugez très bien l'Allemagne; et cette foule de
mots qui entrent dans une phrase, et cette multitude de syllabes qui
entrent dans un mot, et ce goût qui n'est pas plus formé que la langue;
les Allemands sont à l'aurore; ils seraient en plein jour, si vous aviez
daigné faire des vers tudesques.
C'est une chose assez singulière que Lekain et mademoiselle Clairon
soient tous deux à la fois auprès de la maison Brandebourg. Mais tandis
que le talent de réciter du français vient obtenir votre indulgence à
Sans-Souci, Gluck vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphées
viennent d'Allemagne, si nos Roscus vous viennent de France. Mais la
philosophie d'où vient-elle, de Potsdam, sire, où vous l'avez logée, et
d'où vous l'avez envoyée dans la plus grande partie de l'Europe.
Je ne sais pas encore si notre roi marchera sur vos traces, mais je sais
qu'il a pris pour ministres des philosophes, à un seul près[K], qui a le
malheur d'être dévot.
Nous perdons le goût, mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un
M. Turgot qui serait digne de parler avec Votre Majesté. Les prêtres
sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution.....


DU ROI
À Potsdam, le 13 auguste 1775.

.....Je félicite votre nation du bon choix que Louis XVI a fait de ses
ministres. «Les peuples, a dit un ancien, ne seront heureux que lorsque
les sages seront rois.» Vos ministres, s'ils ne sont pas rois tout à
fait, en possèdent l'équivalent en autorité Votre roi a les meilleures
intentions. Il veut le bien. Rien n'est plus à craindre pour lui que ces
pestes des cours, qui tâcheront de le corrompre et de le pervertir avec
le temps. Il est bien jeune; il ne connaît pas les ruses et les
raffinements dont les courtisans se serviront pour le faire tourner à
leur gré, afin de satisfaire leur intérêt, leur haine et leur ambition.
Il a été dans son enfance à l'école du fanatisme de l'imbécillité: cela
doit faire appréhender qu'il ne manque de résolution pour examiner par
lui-même ce qu'on lui a appris à adorer stupidement.
Vous avez prêché la tolérance: après Bayle, vous êtes sans contredit un
des sages qui ont fait le plus de bien à l'humanité. Mais si vous avez
éclairé tout le monde, ceux que leur intérêt attache à la superstition
ont rejeté vos lumières; et ceux-là dominent encore sur les peuples.....


DU ROI
À Potsdam, le 18 juin 1776.

.....Nous avons appris également ici le déplacement de quelques
ministres français. Je ne m'en étonne point. Je me représente Louis XVI
comme une jeune brebis entourée de vieux loups: il sera bien heureux
s'il leur échappe. Un homme qui a toute la routine du gouvernement
trouverait de la besogne en France; épié, séduit par des détours
fallacieux, on lui ferait faire des faux pas; il est donc tout simple
qu'un jeune monarque sans expérience, se soit laissé entraîner par le
torrent dès intrigues et des cabales. Mais je ne croirai jamais que la
patrie de Voltaire redevienne de nos jours l'asile ou le dernier
retranchement de la superstition. Il y a trop de connaissances et trop
d'esprit en France pour que la barbarie superstitieuse du clergé puisse
commettre désormais des atrocités dont les temps passés fourmillent
d'exemples. Si Hercule a dompté le lion de Némée, un fort athlète,
nommé Voltaire, a écrasé sous ses pieds l'hydre du fanatisme.
La raison se développe journellement dans notre Europe; les pays les
plus stupides en ressentent les secousses. Je n'en excepte que la
Pologne. Les autres États rougissent des bêtises où l'erreur a entraîné
leurs pères: l'Autriche, la Vestphalie, tous, jusqu'à la Bavière,
tâchent d'attirer sur eux quelques rayons de lumière. C'est vous, ce
sont vos ouvrages qui ont produit cette révolution dans les esprits.
L'hélépole de la bonne plaisanterie a ruiné les remparts de la
superstition que la bonne dialectique de Bayle n'a pu abattre.
Jouissez de votre triomphe: que votre raison domine de longues années
sur les esprits que vous avez éclairés, et que le patriarche de Ferney,
le coryphée de la vérité, n'oublie pas le vieux solitaire de Sans-Souci.
_Vale_. FÉDÉRIC.


DU ROI
À Potsdam, le 7 septembre 1776.

On me fait bien de l'honneur de parler de moi en Suisse, et les
gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu'ils
emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.
J'ai été malade, il est vrai, l'hiver passé; mais depuis ma
convalescence je me porte, à peu près comme auparavant. Il y a peut-être
des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui
calomnient ma santé dans l'espérance qu'à force d'en parler, je pourrais
peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu'ils le désirent. Louis
XIV et Louis XV lassèrent la patience des Français: il y a trente-six
ans que je suis en place; peut-être qu'à leur exemple j'abuse du
privilège de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour
décamper quand on se lasse de moi.
Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même.
Plus on se soigne, plus le corps devient délicat et faible. Mon métier
veut du travail et de l'action, il faut que mon corps et mon esprit se
plient à leur devoir. Il n'est pas nécessaire que je vive, mais bien que
j'agisse. Je m'en suis toujours bien trouvé. Cependant je ne prescris
cette méthode à personne, et me contente de la suivre.....


DU ROI
À Potsdam, le 26 décembre 1776.

Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue; celle des dieux.
Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes pensées.
Serez-vous toujours en butte
Au dévot qui vous persécute?
À l'envieux obscur, ébloui de l'éclat
Dont vos rares talents offusquent son état?
Quelque odieux que soit cet indigne manège;
Les exemples en sont nombreux;
On a poussé le sacrilège
Jusqu'au point d'insulter les dieux:
Ces dieux dont les bienfaits enrichissent la terre,
Ont été déchirés par des blasphémateurs:
Est-il donc étonnant que l'immortel Voltaire
Ait à gémir des traits des calomniateurs?
Je ne m'en tiens pas à ces mauvais vers: J'ai fait écrire dans le
Virtemberg pour solliciter vos arrérages...
Au reste, je crois que pour vous soustraire à l'âcreté du zèle des
bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l'abri
de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez à
l'égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à
l'esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à
cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex en le dérobant un
temps à la voracité de ces gens-là.
Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d'y trouver un
remède parce qu'on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des
drôles qui n'ont ni raison ni humanité. Toutefois soyez persuadé que si
la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne
l'eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un
homme unique qu'un destin favorable a fait naître dans son sein! un
homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi
ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient
qu'Homère était né chez elles! Mais quelle lâcheté plus révoltante de
répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me
mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner de secours
plus efficaces que le souverain mépris que j'ai pour vos persécuteurs.
Mais Maurepas n'est pas dévot; M. de Vergennes se contente d'entendre la
messe, quand il ne peut pas se dispenser d'y aller; Necker est
hérétique; de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable?
L'archevêque de Paris est connu pour ce qu'il est, et j'ignore si son
Mentor ex-jésuite est encore auprès de lui; personne ne connaît le nom
du confesseur du roi: le diable incarné dans la personne de l'évêque du
Puy aurait-il excité cette tempête? Enfin plus j'y pense, moins je
devine l'auteur de cette tracasserie.


DU ROI
Le 9 juillet 1777.

Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s'instruire,
Porter son hommage à l'auteur
De _Henri quatre_ et de _Zaïre_,
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil, attire
À soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi:
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi.
Joseph a bien passé par Rome
Sans qu'il fût jamais introduit
Chez le prêtre que Jurieu nomme
Très civilement l'Antéchrist.
Mais à Genève qu'on renomme,
Joseph, plus fortement séduit,
Révérera le plus grand homme
Que tous les siècles aient produit.
Cependant, les Autrichiens ont, jusqu'à présent, encore mal profité des
leçons de tolérance que vous avez données à l'Europe. Voilà en Moravie,
dans le cercle de Préraw, quarante villages qui se déclarent à la fois
protestants. La Cour, pour les ramener au giron de l'Église, a fait
marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre et à balle, qui
ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu'on brûle les
autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu
consolants pour l'humanité.
Je ne sais si je me trompe, mais il semble qu'il y a un levain de
férocité dans le cœur de l'homme, qui reparaît souvent quand on croit
l'avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés, sont
comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de
derrière; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les
Autrichiens (j'en excepte l'empereur) pourraient bien être de cette
dernière classe.
Il est bien fâcheux que les Français d'ailleurs si aimables, si polis,
ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à
persécuter les innocents En vérité, plus on examine les fables absurdes
sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié
ceux qui se passionnent pour ces balivernes.....


DU ROI
À Potsdam, le 5 septembre 1777.

.....Je reviens de la Silésie, dont j'ai été très content: l'agriculture
y fait des progrès très sensibles; les manufactures prospèrent; nous
avons débité à l'étranger pour 5,000,000 de toile, et pour 1,200,000
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