Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse - 09

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Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux; Valstein, à qui vous
n'eussiez pas confié vos armées; le grand-électeur, qui était plutôt un
précurseur de grand: tout cela n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce
qui arriva à César, qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre,
qui devint ivrogne, n'ayant plus rien à faire; mais vous vivrez
longtemps, malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que
vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous
dévore.
Je suis fâché que Thorn n'appartienne point à Votre Majesté, mais je
suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination.
Élevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa
place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.
Je suis très touché qu'en honorant les morts, vous protégiez les
malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel,
lieutenant dans un de vos régiments: son véritable nom n'est point
Morival, c'est d'Etallonde; il est fils d'un président d'Abbeville.
Copernic n'aurait été qu'excommunié, s'il avait survécu au livre où il
démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil; mais
d'Etallonde, à l'âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois
d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du
poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de
La Barre, petit-fils d'un lieutenant-général de nos armées, pour n'avoir
pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson; et un
Parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de
France ne leur reprochassent plus d'être sans religion: ces messieurs du
Parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.
Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables
juges qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs
de lis, et qu'on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d'Etallonde, connu
dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme
on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans
Abbeville, à la tête d'une compagnie, faire trembler ses détestables
juges, et leur pardonner!
Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me
surprend pas: je m'y attendais: vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage
est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie; j'ai vu
avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités
triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c'est la
justice que l'auteur vous rend; mais il n'y a plus de mérite à cela. On
trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits
diamants brillants semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et
m'ont consolé des défauts de tout l'ensemble.....


DU ROI
À Potsdam, 24 octobre 1772.

S'il m'est interdit de vous revoir à tout jamais, je n'en suis pas moins
aise que la duchesse de Virtemberg vous ait vu. Cette façon de converser
par procuration ne vaut pas le _à facie ad faciem_. Des relations et des
lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l'a possédé en
personne.
J'applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de
ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres si
j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit
adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait
pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple dédié à l'amitié; sa statue se
trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le
buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est
placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler
mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.
Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en
Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de
plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la
Varte, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de
1709[?] défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans
un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler
mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome, corroborer leur
ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et
les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour
l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De
plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la
Haute-Silésie, où il restait des terres incultes: chaque village a vingt
familles. J'ai fait faire de grands chemins dans les montagnes pour la
facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées: elles étaient de
bois; elles seront de briques, et même de pierres de taille, tirées des
montagnes.
Je ne vous parle point des troupes: cette matière est trop prohibée à
Ferney pour que je la touche.
Vous sentirez qu'en faisant tout cela, je n'ai pas été les bras croisés.
À propos de croisés; ni l'empereur ni moi ne nous croiserons contre le
Croissant; il n'y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous
espérons que la paix se fera peut-être cet hiver; et d'ailleurs nous
aimons le proverbe qui dit: Il faut vivre et laisser vivre. À peine y
a-t-il dix ans que la paix dure; il faut la conserver autant qu'on le
pourra sans risque, et ni plus ni moins se mettre en état de n'être pas
pris au dépourvu par quelque chef de brigands, conducteur d'assassins à
gage.
Ce système n'est ni celui de Richelieu ni celui de Mazarin; mais il est
celui du bien des peuples, objet principal des magistrats qui les
gouvernent.
Je vous souhaite cette paix accompagnée de toutes les prospérités
possibles et j'espère que le patriarche de Ferney n'oubliera pas le
philosophe de Sans-Souci qui admire et admirera son génie jusqu'à
extinction de chaleur humaine. _Vale_. FÉDÉRIC.


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 28 octobre 1772

Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
À vu ce bel esprit guerrier
Que tout prince aujourd'hui se pique
D'imiter, sans lui ressembler,
Et que tout héros, germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,
Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique:
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s'applique
À la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux;
Et l'Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.
Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de Votre Majesté avec
enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt
campagnes; Dieu nous en préserve! mais accordez-vous donc avec lui; car
il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que
non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de
revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous
requinquer, comme une belle à son miroir.
Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais
qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et
de tous les beaux-arts. Je disais: Il protège les jésuites, il protégera
bien la Vierge Marie contre Mahomet et la bonne Vierge lui donnera sans
doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d'une
si sainte action.
Je viens de relire l'article _Guerre_, dont Votre Majesté pacifique a la
bonté de me parler: il est vraiment un peu insolent par excès
d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne
peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la
mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont
emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ qui ne fut
jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce
fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des
Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne
pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très
beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec
à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes
qu'elles étaient, du moins les philosophes vous béniront d'ériger un
mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Moustapha fait
enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point
rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.
Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la
Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la
démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille.
Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à
quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux grecs de faire
autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes
projets. Vous préférez le port de Dantzick à celui du Pirée: je crois
qu'au fond Votre Majesté a raison, et que, dans l'état où est l'Europe,
ce port de Dantzick est bien plus important que l'autre.
Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II,
et franchement, je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi,
et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous
aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 17 novembre 1772.

Sire, quelques petits avant-coureurs que la nature envoie quelquefois
aux gens de quatre-vingt et un ans, ne m'ont pas permis de vous
remercier plus tôt d'une lettre charmante, remplie des plus jolis vers
que vous ayez jamais faits; ni roi, ni homme ne vous ressemble: je ne
suis pas assurément en état de vous rendre vers pour vers.
Muses, que je me sens confondre!
Vous daignez encor m'inspirer
L'esprit qu'il faut pour l'admirer
Mais non celui de lui répondre.
Je puis du moins répondre à Votre Majesté que mon cœur est pénétré des
bontés que vous daignez témoigner pour ce pauvre Morival. Je voudrais
qu'il pût au milieu de nos neiges lever le plan du pays que vous lui
avez permis d'habiter; Votre Majesté verrait combien il s'est formé, en
très peu de temps, dans un art nécessaire aux bons officiers, et très
rare, dont il n'avait pas la plus légère connaissance; vous serez touché
de sa reconnaissance et du zèle avec lequel il consacre ses jours à
votre service. Son extrême sagesse m'étonne toujours: on a dessein de
faire revoir son procès, qu'on ne lui a fait que par contumace; ce parti
me paraît plus convenable et plus noble que celui de demander grâce. Car
enfin grâce suppose crime, et assurément il n'est point criminel; on n'a
rien prouvé contre lui. Cela demandera un peu de temps, et il se peut
très bien que je meure avant que l'affaire soit finie; mais j'ai légué
cet infortuné à M. d'Alembert, qui réussira mieux que je n'aurais pu
faire.
J'ose croire qu'il ne serait peut-être de votre dignité qu'un de vos
officiers restât avec le désagrément d'une condamnation qui a toujours
dans le public quelque chose d'humiliant, quelque injuste qu'elle puisse
être. En vérité, c'est une de vos belles actions de protéger un jeune
homme si estimable et si infortuné: vous secourrez à la fois l'innocence
et la raison; vous apprendrez aux Welches à détester le fanatisme, comme
vous leur avez appris le métier de la guerre, supposé qu'ils l'aient
appris. Vous avez toutes les sortes de gloire: c'en est une bien grande
de protéger l'innocence à trois cents lieues de chez soi.
Daignez agréer, Sire, le respect, la reconnaissance, l'attachement d'un
vieillard qui mourra avec ces sentiments.


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 22 décembre 1772.

Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre,
en voici que je reçois de Thiriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont
pas si agréables:
C'en est fait, mon rôle est rempli,
Je n'écrirai plus de nouvelles;
Le pays du fleuve d'oubli
N'est pas pays de bagatelles.
Les morts ne me fournissent rien.
Soit pour les vers, soit pour la prose
Ils sont d'un fort sec entretien,
Et font toujours la même chose.
Cependant ils savent fort bien
De Frédéric toute l'histoire,
Et que ce héros prussien
A dans le temple de Mémoire
Toutes les espèces de gloire;
Excepté celle de chrétien.
De sa très éclatante vie
Ils savent tous les plus beaux traits,
Et surtout ceux de son génie:
Mais ils ne m'en parlent jamais.
Salomon eut raison de dire
Que Dieu fait en vain ses efforts
Pour qu'on le loue en cet empire;
Dieu n'est point loué par les morts.
Ou a beau dire, on a beau faire,
Pour trouver l'immortalité,
Ce n'est rien qu'une vanité,
Et c'est aux vivants qu'il faut plaire.
Les seules lettres, sire, que vous dictez à M. de Catt mériteraient
cette immortalité; mais vous savez mieux que personne que c'est un
château enchanté qu'on voit de loin, et dans lequel on n'entre pas.
Que nous importe, quand nous ne sommes plus, ce qu'on fera de notre
chétif corps, et de notre prétendue âme, et ce qu'on en dira? cependant
cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône,
et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.
Il est pourtant clair qu'il n'y a que le déiste ou l'athée auteur de
l'_Ecclésiaste_, qui ait raison: il est bien certain qu'un lion mort ne
vaut pas un chien vivant; qu'il faut jouir, et que tout le reste est
folie.
Il est bien plaisant que ce petit livre tout épicurien, ait été sacré
parmi nous parce qu'il est juif.
Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l'immortalité, vous
défendrez votre bien. Vous direz que c'est un plaisir dont vous jouissez
pendant votre vie; vous vous faites déjà dans votre esprit une image
très plaisante de la comparaison qu'on fera de vous avec un de vos
confrères, par exemple, avec Moustapha. Vous riez en voyant ce
Moustapha, ne se mêlant de rien que de coucher avec ses odalisques qui
se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage, trompé,
volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à
rien. J'avoue qu'il n'y aura point dans la postérité de plus énorme
contraste mais j'ai peur que ce gros cochon, s'il se porte bien, ne soit
plus heureux que vous. Tâchez qu'il n'en soit rien; ayez autant de santé
et de plaisir que de gloire, l'année 1773, et cinquante autres années
suivantes si faire se peut; et que Votre Majesté conserve ses bontés
pour les minutes que j'ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n'est pas
là que j'aurais voulu vivre et mourir.
La volonté de sa sacrée majesté le Hasard soit faite.


DU ROI
À Potsdam, le 3 janvier 1773.

Que Thiriot a de l'esprit,
Depuis que le trépas en a fait un squelette!
Mais lorsqu'il végétait dans ce monde maudit,
Du Parnasse français composant la gazette,
Il n'eut ni gloire ni credit,
Maintenant il parait, par les vers qu'il écrit,
Un philosophe, un sage, autant qu'un grand poète.
Aux bords de l'Achéron où son destin le jette,
Il a trouvé tous les talents
Qu'une fatalité bizarre
Lui dénia toujours lorsqu'il en était temps.
Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
Enfin, les trépassés et tous nos sots vivants
Pourront donc aspirer à briller comme à plaire,
S'ils sont assez adroits, avisés et prudents
De choisir pour leur secrétaire
Homère, Virgile ou Voltaire.
Solon avait donc raison: on ne peut juger du mérite d'un homme qu'après
sa mort. Au lieu de m'envoyer souvent un fatras non lisible d'extraits
de mauvais livres, Thiriot aurait dû me régaler de tels vers, devant
lesquels les meilleurs qu'il m'arrive de faire baissent le pavillon.
Apparemment qu'il méprisait la gloire au point qu'il dédaignait d'en
jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l'avoue, mes forces.
Il est très vrai qu'en examinant ce que c'est que la gloire, elle se
réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants et estimé par des
imbéciles: entendre prononcer son nom par une populace qui approuve,
rejette, aime, ou hait sans raison, ce n'est pas de quoi s'enorgueillir.
Cependant, que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous
ne chérissions pas la gloire?
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.
Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent mériter.
Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie, ont été encouragés dans
leurs travaux par le préjugé de la réputation; mais il est essentiel
pour le bien de l'humanité, qu'on ait une idée nette et déterminée de ce
qui est louable: on peut donner dans des travers étranges en s'y
trompant.
Faites du bien aux hommes et vous en serez béni: voilà la vraie gloire.
Sans doute que tout ce qu'on dira de nous après notre mort pourra nous
être aussi indifférent que tout ce qui s'est dit à la construction de la
tour de Babel; cela n'empêche pas qu'accoutumés à exister, nous ne
soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l'être
plus que les particuliers puisque c'est le seul tribunal qu'ils aient à
redouter.
Pour peu qu'on soit né sensible, on prétend à l'estime de ses
compatriotes: on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être
confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des
ingrédients dont la nature s'est servie pour nous pétrir: j'en ai ma
part. Cependant je vous assure qu'il ne m'est jamais venu dans l'esprit
de me comparer avec mes confrères ni avec Moustapha, ni avec aucun
autre; ce serait, une vanité puérile et bourgeoise je ne m'embarrasse
que de mes affaires. Souvent pour m'humilier, je me mets en parallèle
avec le [Grec illisible], avec l'archétype des stoïciens; et je confesse alors
avec Memnon, que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour
atteindre à la perfection.
Si l'on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le
catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux
qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant
qu'agréables.
Cependant quelque goût que je confesse d'avoir pour la gloire, je ne me
flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation; je
crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l'utile à
l'agréable, instruire en amusant, jouiront d'une gloire plus durable,
parce que la vie des bons princes se passant tout en action, la
vicissitude et la foule des événements qui suivent, effacent les
précédents; au lieu que les grands auteurs sont non seulement les
bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.
Le nom d'Aristote retentit plus dans les écoles que celui d'Alexandre.
On lit et relit plus souvent Cicéron que les _Commentaires de César_.
Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus
fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du
cardinal Bembo, du Tasse, de l'Arioste, l'emportent sur ceux de
Charles-Quint et de Léon X, tout vice-dieu que ce dernier prétendît
être. On parle cent fois de Virgile, d'Horace, d'Ovide, pour une fois
d'Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S'agit-il de
l'Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les
Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de
la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de
Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne
de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain,
si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que
souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que
pour nos contemporains, et vous pour tous les siècles.
On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres; et
l'on converse avec tous les beaux esprits de l'antiquité qui nous
parlent par leurs livres.
Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n'en travaillerai
pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu'on est
incorrigible à soixante et un ans et parce qu'il est prouvé que celui
qui ne désire pas l'estime de ses contemporains en est indigne. Voilà
l'aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je
fusse.
Si le patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas un péché
mortel, je lui demande l'absolution. J'attendrai humblement ma sentence;
et si même il me condamne, je ne l'en aimerai pas moins.
Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation; il
passera l'âge des patriarches. C'est ce que lui souhaite le philosophe
de Sans-Souci. _Vale_. FÉDÉRIC.
Je fais copier mes lettres, parce que ma main commence à devenir
tremblante, et qu'écrivant d'un très petit caractère, cela pourrait
fatiguer vos yeux.


DU ROI
À Berlin, le 16 janvier 1773.

Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit
représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre _Adam et Ève_,
cela réveilla son imagination et lui donna l'idée de son poème du
_Paradis perdu_. Ainsi ce que j'aurai fait de mieux par mon persiflage
des Confédérés, c'est d'avoir donné lieu à la bonne tragédie que vous
allez faire représenter à Paris. Vous me faites un plaisir infini de me
l'envoyer; je suis très sûr qu'elle ne m'ennuiera pas.
Chez vous le Temps a perdu ses ailes: Voltaire, à soixante-dix ans, est
aussi vert qu'à trente. Le beau secret de rester jeune! vous le possédez
seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes
n'ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre
Swift, étaient tombés en enfance; le Tasse, qui pis est, devint fou;
Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus; pour Homère, il
ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son
esprit se soutint jusqu'à la fin; mais il est certain que ni le vieux
Fontenelle, ni l'éternel Saint-Aulaire ne faisaient pas aussi bien les
vers, n'avaient pas l'imagination aussi brillante que le patriarche de
Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous....


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 22 septembre 1773.

Sire, il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré
tous mes caprices passés, combien je suis attaché à votre Majesté et à
votre maison. Madame la duchesse de Virtemberg, ayant eu, comme tant
d'autres, la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et
que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez,
le voyage de Lausanne: et moi, qui suis plus véritablement malade
qu'elle, et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape,
je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Virtemberg,
instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de
madame la margrave de Bareith, sa mère, a daigné venir dans mon ermitage
et y passer deux jours. Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas
été averti; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.
Vous autres, héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas
subjuguer par l'attendrissement; vous éprouvez tout comme nous, mais
vous gardez votre décorum. Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons
à toutes les impressions: je me mis à pleurer en lui parlant de vous et
de madame la princesse, sa mère; et quoiqu'elle soit la nièce du premier
capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît
qu'elle a l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle
vous est plus attachée qu'à son mari. Elle s'en retourne, je crois, à
Bareith, où elle trouvera une autre princesse d'un genre différent;
c'est mademoiselle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle, et qui est
la philosophe de monsieur le margrave.....


DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 8 novembre 1773.

Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 22 octobre, est, depuis
vingt ans, celle qui m'a le plus consolé; votre temple aux mânes de
votre sœur, _Wilhelminae sacrum_, est digne de la plus belle antiquité
et de vous seul dans le temps présent; madame la duchesse de Virtemberg
versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau
monument.
Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages
établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle ou de Julien. Je dis
de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je
suis toujours indigné contre Labletterie, qui ne l'a justifié qu'à demi,
et qui a passé pour impartial, parce qu'il ne lui prodigue pas autant
d'injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.
Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti: je vous
bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché: je
vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivrés
d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-kan et
Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de
pays que vous; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s'ils
auraient recueilli les jésuites; mais je suis sûr que vous les rendrez
utiles, sans souffrir qu'ils puissent jamais être dangereux. On dit
qu'Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des
lions; vous attelez des renards au vôtre, mais vous leur mettez un frein
dans leur gueule; et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au
derrière, comme Samson, après les avoir attachés par la queue.


DU ROI
10 décembre 1773.

Madame la landgrave de Darmstadt est de retour de Pétersbourg. Elle ne
tarit point sur les éloges de l'impératrice et des choses utiles qu'elle
a exécutées, et des grands projets qu'elle médite encore. Diderot et
Grimm y passeront l'hiver. Cette cour réunit le faste, la magnificence
et la politesse: et l'impératrice surpasse tout le reste par l'accueil
gracieux qu'elle fait aux étrangers.
Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des
jésuites? Ce n'est qu'en faveur de l'instruction de la jeunesse que je
les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue; ils ne peuvent plus
servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des
Philistins. D'ailleurs, la Silésie n'a produit ni de père Guignard ni de
Malagrida. Nos Allemands n'ont pas les passions aussi vives que les
peuples méridionaux.
Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j'en alléguerai une plus
forte: j'ai promis, par la paix de Dresde, que la religion demeurerait
_in statu quo_ dans mes provinces. Or j'ai eu des jésuites, donc il
faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à
leur disposition qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa
puissance: pour moi, personne ne peut m'absoudre, je suis obligé de
garder ma parole, et le pape se croirait pollué s'il me bénissait; il se
ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l'absolution à un
maudit hérétique de ma trempe.....


DU ROI
À Postdam. 19 juin 1774.

.....Pour le bon roi Louis XV, il est allé en poste chez le père
éternel. J'en ai été fâché: c'était un honnête homme, qui n'avait
d'autre défaut que celui d'être roi. Son successeur débute avec beaucoup
de sagesse, et fait espérer aux Welches un gouvernement heureux. Je
voudrais qu'il eût traité la Du Barry plus doucement, par respect pour
son bisaïeul.
Si la monarchie influe sur ce jeune homme, les petits-maîtres seront en
rosaire, et les initiées de Vénus couvertes d'_Agnus Dei_. Il faudra que
quelque évêque s'intéresse pour Morival, et qu'un picpuce plaide sa
cause. On prétend qu'un orage se forme et menace les philosophes.
J'attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés et les
événements que ce nouveau règne va produire. Disposé à admirer tout ce
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