Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 10

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pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que
par ses causes à expliquer l'attitude ultérieure de Gilberte, la
fréquentation des roturiers n'étant pas tout à fait conçue de la
même façon qu'elle l'eût été par Mlle Swann, par une dame à qui
tout le monde dit «Madame la Duchesse» et ces duchesses qui l'ennuient
«ma cousine». On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à
atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. Et ce dédain nous
paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore.
Peut-être si nous pouvions remonter le cours des années, les
trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces
mêmes défauts qu'ils ont réussi si complètement à masquer ou à
vaincre que nous les estimons incapables non seulement d'en avoir jamais
été atteints eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les
autres, faute d'être capables de les concevoir. D'ailleurs, bientôt le
salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif,
au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y
sévir par ailleurs; or cet aspect était surprenant en ceci: on se
rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des
réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de
Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup.
D'autre part, dans les derniers temps, le salon d'Odette, infiniment
moins bien classé, n'en avait pas moins été éblouissant de luxe et
d'élégance. Or Saint-Loup, heureux d'avoir, grâce à la grande
fortune de sa femme, tout ce qu'il pouvait désirer de bien-être, ne
songeait qu'à être tranquille après un bon dîner où des artistes
venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru
à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des
camarades que sa mère n'aurait pas reçus. Gilberte de son côté
mettait en pratique la parole de Swann: «La qualité m'importe peu,
mais je crains la quantité». Et Saint-Loup fort à genoux devant sa
femme, et parce qu'il l'aimait, et parce qu'il lui devait précisément
ce luxe extrême, n'avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux
siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de
Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de
l'établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à
aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus
beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour
faire des croisières--mais où on n'emmenait que deux invités. À
Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais
plus; de sorte que par une régression imprévue mais pourtant
naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été
remplacée par un nid silencieux.
La personne qui profita le moins de ces deux unions fut la jeune
Mademoiselle d'Oloron qui, déjà atteinte de la fièvre typhoïde le
jour du mariage religieux, se traîna péniblement à l'église et
mourut quelques semaines après. La lettre de faire-part qui fut
envoyée quelque temps après sa mort, mêlait à des noms comme celui
de Jupien, presque tous les plus grands de l'Europe, comme ceux du
vicomte et de la vicomtesse de Montmorency, de S. A. R. la comtesse de
Bourbon-Soissons, du prince de Modène-Este, de la vicomtesse d'Edumea,
de lady Essex, etc. etc. Sans doute, même pour qui savait que la
défunte était la nièce de Jupien, le nombre de toutes ces grandes
alliances ne pouvait surprendre. Le tout en effet est d'avoir une grande
alliance. Alors le «casus fœderis» venant à jouer, la mort de la
petite roturière met en deuil toutes les familles princières de
l'Europe. Mais bien des jeunes gens des nouvelles générations et qui
ne connaissaient pas les situations réelles, outre qu'ils pouvaient
prendre Marie-Antoinette d'Oloron, marquise de Cambremer, pour une dame
de la plus haute naissance, auraient pu commettre bien d'autres erreurs,
en lisant cette lettre de faire-part. Ainsi, pour peu que leurs
randonnées à travers la France leur eussent fait connaître un peu le
pays de Combray, en voyant que le comte de Méséglise faisait part dans
les premiers, et tout près du duc de Guermantes, ils auraient pu
n'éprouver aucun étonnement. Le côté de Méséglise et le côté de
Guermantes se touchent, vieille noblesse de la même région peut-être
alliée depuis des générations, eussent-ils pu se dire. «Qui sait?
c'est peut-être une branche des Guermantes qui porte le nom de comtes
de Méséglise.» Or le comte de Méséglise n'avait rien à voir avec
les Guermantes et ne faisait même pas part du côté Guermantes, mais
du côté Cambremer, puisque le comte de Méséglise, qui par un
avancement rapide n'était resté que deux ans Legrandin de Méséglise,
c'était notre vieil ami Legrandin. Sans doute faux titre pour faux
titre, il en était peu qui eussent pu être aussi désagréables aux
Guermantes que celui-là. Ils avaient été alliés autrefois avec les
vrais comtes de Méséglise desquels il ne restait plus qu'une femme,
fille de gens obscurs et dégradés, mariée elle-même à un gros
fermier enrichi de ma tante nommé Ménager, qui lui avait acheté
Mirougrain et se faisait appeler maintenant Ménager de Mirougrain, de
sorte que quand on disait que sa femme était née de Méséglise, on
pensait qu'elle devait être plutôt née à Méséglise et qu'elle
était de Méséglise comme son mari de Mirougrain.
Tout autre titre faux eût donné moins d'ennuis aux Guermantes. Mais
l'aristocratie sait les assumer, et bien d'autres encore, du moment
qu'un mariage jugé utile, à quelque point de vue que ce soit, est en
jeu. Couvert par le duc de Guermantes, Legrandin fut pour une partie de
cette génération-là, et sera pour la totalité de celle qui la
suivra, le véritable comte de Méséglise.
Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été
porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de
Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du
marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce
côté, ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était
parent des Guermantes et non Gilberte. Non, le baron et la baronne de
Forcheville, malgré cette fausse apparence, figuraient du côté de la
mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des
Guermantes, mais de Jupien dont notre lecteur doit savoir qu'Odette
était la cousine.
Toute la faveur de M. de Charlus s'était portée dès le mariage de sa
fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer; les goûts de celui-ci
qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu'ils n'avaient pas
empêché qu'il le choisît pour mari de Mlle d'Oloron, ne firent
naturellement que le lui faire apprécier davantage, quand il fut veuf.
Ce n'est pas que le marquis n'eût d'autres qualités qui en faisaient
un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il
s'agit d'un homme de haute valeur, c'est une qualité que ne
dédaigne pas celui qui l'admet dans son intimité et qui le lui rend
particulièrement commode s'il sait jouer aussi le whist. L'intelligence
du jeune marquis était remarquable et comme on disait déjà à
Féterne où il n'était encore qu'enfant, il était tout à fait «du
côté de sa grand'mère» aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en
reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par
imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C'est ainsi que
quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée
Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris
seulement qui m'écrivait quand j'eus lu la formule finale: «Croyez à
ma sympathie vraie», le «vraie», mis à sa place ajoutait, au prénom
Léonor le nom de Cambremer.
Je vis pas mal à cette époque Gilberte avec laquelle je m'étais de
nouveau lié: car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur
la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et
l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères,
au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations
d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois après de
longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de
dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir
supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La
convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé
autrefois, ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, elle me
l'accordait aisément--sans doute parce que je ne le désirais plus.
Sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, si elle
était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter,
c'est que l'obstacle avait disparu: mon amour.
J'allai d'ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à
Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j'avais à Paris une
jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j'avais loué. Comme
d'autres de l'arôme des forêts ou du murmure d'un lac, j'avais besoin
de son sommeil près de moi la nuit, et le jour de l'avoir toujours à
mon côté dans la voiture. Car un amour a beau s'oublier, il peut
déterminer la forme de l'amour qui le suivra. Déjà au sein même de
l'amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous
ne nous rappelions pas nous-même l'origine. C'est une angoisse d'un
premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter
d'une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces
retours en voiture jusqu'à la demeure même de l'aimée, ou sa
résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu'un en
qui nous avons confiance dans toutes ses sorties, toutes ces habitudes,
sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour
et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d'une émotion
ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de
la femme. Elles deviennent la forme sinon de tous nos amours, du moins
de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure
avait exigé, en souvenir d'Albertine oubliée, la présence de ma
maîtresse actuelle que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma
vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir
d'elle qu'elle se laissât garder par un de mes amis qui n'aimait pas
les femmes, pendant quelques jours.
J'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert,
mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être
elle-même croyait encore, qu'en tout cas elle disait. Opinion que
justifiait l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se
tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons
qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en
vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il
compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte supposait
être ses maîtresses. On trouvait même dans le monde qu'il ne se
gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle, dans les soirées,
telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer
comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait
ainsi, n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un
naïf, aveugle devant l'évidence, mais j'avais été malheureusement
aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine
infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas
été ma stupéfaction quand, étant allé quelques mois avant mon
départ pour Tansonville prendre des nouvelles de M. de Charlus, chez
lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans
causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé
seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée
Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par
l'ancien factotum du baron, que la personne qui signait Bobette n'était
autre que le violoniste qui avait joué un si grand rôle dans la vie de
M. de Charlus. Jupien n'en parlait pas sans indignation: «Ce garçon
pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un
côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du
baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils. Il a
cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y
mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de
nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez
de folies pour ses maîtresses! Non, que ce misérable musicien ait
quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire,
c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses
qui ne se font pas.» Jupien était sincère dans son indignation; chez
les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi
fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus
les gens dont le cœur n'est pas directement en cause, jugeant toujours
les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre
de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux
que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement
la personne dont on est amoureux que la «sottise» que fait un homme en
épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en
général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son
existence.
Je compris qu'une séparation avait failli se produire entre Robert et
sa femme (sans que Gilberte se rendît bien compte encore de quoi il
s'agissait) et que c'était Mme de Marsantes, mère aimante, ambitieuse
et philosophe qui avait arrangé, imposé la réconciliation. Elle
faisait partie de ces milieux où le mélange des sangs qui vont se
recroisant sans cesse et l'appauvrissement des patrimoines font
refleurir à tout moment dans le domaine des passions, comme dans celui
des intérêts, les vices et les compromissions héréditaires. Avec la
même énergie qu'elle avait autrefois protégé Mme Swann, elle avait
aidé le mariage de la fille de Jupien, et fait celui de son propre fils
avec Gilberte, usant ainsi pour elle-même, avec une résignation
douloureuse, de cette même sagesse atavique dont elle faisait profiter
tout le faubourg. Et peut-être n'avait-elle à un certain moment
bâclé le mariage de Robert avec Gilberte--ce qui lui avait
certainement donné moins de mal et coûté moins de pleurs que de le
faire rompre avec Rachel--que dans la peur qu'il ne commençât avec une
autre cocotte--ou peut-être avec la même, car Robert fut long à
oublier Rachel--un nouveau collage qui eût peut-être été son salut.
Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la
princesse de Guermantes: «C'est malheureux que ta petite amie de Balbec
n'ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous
serions bien entendus tous les deux.» Il avait voulu dire qu'elle
était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s'il n'en était
pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu'il pouvait aimer d'une
certaine manière et avec d'autres femmes. Gilberte aussi eût pu me
renseigner sur Albertine. Si donc sauf de rares retours en arrière, je
n'avais perdu la curiosité de rien savoir sur mon amie, j'aurais pu
interroger sur elle non seulement Gilberte, mais son mari. Et en somme
c'était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le
désir d'épouser Albertine (à savoir qu'elle aimait les femmes). Mais
les causes de notre désir, comme ses buts aussi étaient opposés. Moi,
c'était par le désespoir où j'avais été de l'apprendre, Robert par
la satisfaction; moi pour l'empêcher, grâce à une surveillance
perpétuelle, de s'adonner à son goût; Robert pour le cultiver, et pour
la liberté qu'il lui laisserait afin qu'elle lui amenât des amies. Si
Jupien faisait ainsi remonter à très peu de temps la nouvelle
orientation, si divergente de la primitive, qu'avaient prise les goûts
charnels de Robert, une conversation que j'eus avec Aimé et qui me
rendit fort malheureux me montra que l'ancien maître d'hôtel de
Balbec, faisait remonter cette divergence, cette inversion, beaucoup
plus haut. L'occasion de cette conversation avait été quelques jours
que j'avais été passer à Balbec, où Saint-Loup lui-même était venu
avec sa femme, que dans cette première phase il ne quittait d'un seul
pas. J'avais admiré comme l'influence de Rachel se faisait encore
sentir sur Robert. Un jeune marié qui a eu longtemps une maîtresse
sait seul ôter aussi bien le manteau de sa femme avant d'entrer dans un
restaurant, avoir avec elle les égards qu'il convient. Il a reçu
pendant sa liaison l'instruction que doit avoir un bon mari. Non loin de
lui, à une table voisine de la mienne, Bloch, au milieu de prétentieux
jeunes universitaires, prenait des airs faussement à l'aise, et criait
très fort à un de ses amis, en lui passant avec ostentation la carte
avec un geste qui renversa deux carafes d'eau: «Non, non, mon cher,
commandez! De ma vie je n'ai jamais su faire un menu. Je n'ai jamais su
commander!» répétait il avec un orgueil peu sincère et, mêlant la
littérature à la gourmandise, il opina tout de suite pour une
bouteille de champagne qu'il aimait à voir «d'une façon tout à fait
symbolique» orner une causerie. Saint-Loup, lui, savait commander. Il
était assis à côté de Gilberte--déjà grosse--(il ne devait pas
cesser par la suite de lui faire des enfants) comme il couchait à
côté d'elle dans leur lit commun à l'hôtel. Il ne parlait qu'à sa
femme, le reste de l'hôtel n'avait pas l'air d'exister pour lui, mais
au moment où un garçon prenait une commande, était tout près, il
levait rapidement ses yeux clairs et jetait sur lui un regard qui ne
durait pas plus de deux secondes, mais dans sa limpide clairvoyance
semblait témoigner d'un ordre de curiosités et de recherches
entièrement différent de celui qui aurait pu animer n'importe quel
client regardant même longtemps un chasseur ou un commis pour faire sur
lui des remarques humoristiques ou autres qu'il communiquerait à ses
amis. Ce petit regard court, en apparence désintéressé, montrant que
le garçon l'intéressait en lui-même, révélait à ceux qui l'eussent
observé que cet excellent mari, cet amant jadis passionné de Rachel,
avait dans sa vie un autre plan et qui lui paraissait infiniment plus
intéressant que celui sur lequel il se mouvait par devoir. Mais on ne
le voyait que dans celui-là. Déjà ses yeux étaient revenus sur
Gilberte qui n'avait rien vu, il lui présentait un ami au passage et
partait se promener avec elle. Or Aimé me parla à ce moment d'un temps
bien plus ancien, celui où j'avais fait la connaissance de Saint-Loup
par Mme de Villeparisis en ce même Balbec. «Mais oui, Monsieur, me
dit-il, c'est archiconnu, il y a bien longtemps que je le sais. La
première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis s'enferma
avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de
Madame la grand'mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous
avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose. Et tenez
Monsieur, Monsieur se rappelle sans doute ce jour où il est venu
déjeuner au restaurant avec M. le marquis de Saint-Loup et sa
maîtresse, dont M. le marquis se faisait un paravent. Monsieur se
rappelle sans doute que M. le marquis s'en alla en prétextant une crise
de colère. Sans doute je ne veux pas dire que Madame avait raison. Elle
lui en faisait voir de cruelles. Mais ce jour-là on ne m'ôtera pas de
l'idée que la colère de M. le marquis était feinte et qu'il avait
besoin d'éloigner Monsieur et Madame.» Pour ce jour-là du moins, je
sais bien que, si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout
au tout. Je me rappelais trop l'état dans lequel était Robert, la
gifle qu'il avait donnée au journaliste. Et d'ailleurs, pour Balbec,
c'était de même: ou le liftier avait menti, ou c'était Aimé qui
mentait. Du moins je le crus; une certitude, je ne pouvais l'avoir, car
on ne voit jamais qu'un côté des choses. Si cela ne m'eût pas fait de
peine, j'eusse trouvé une certaine ironie à ce que, tandis que pour
moi la course du lift chez Saint-Loup avait été le moyen commode de
lui faire porter une lettre et d'avoir sa réponse, pour lui cela avait
été faire la connaissance de quelqu'un qui lui avait plu. Les choses,
en effet, sont pour le moins doubles. Sur l'acte le plus insignifiant
que nous accomplissons, un autre homme embranche une série d'actes
entièrement différents; il est certain que l'aventure de Saint-Loup et
du liftier, si elle eut lieu, ne me semblait pas plus contenue dans le
banal envoi de ma lettre que quelqu'un qui ne connaîtrait de Wagner que
le duo de Lohengrin ne pourrait prévoir le prélude de Tristan. Certes,
pour les hommes, les choses n'offrent qu'un nombre restreint de leurs
innombrables attributs, à cause de la pauvreté de leurs sens. Elles
sont colorées parce que nous avons des yeux, combien d'autres
épithètes ne mériteraient-elles pas si nous avions des centaines de
sens? Mais cet aspect différent qu'elles pourraient avoir nous est
rendu plus facile à comprendre par ce qu'est dans la vie un événement
même minime dont nous connaissons une partie que nous croyons le tout,
et qu'un autre regarde comme par une fenêtre percée de l'autre côté
de la maison et qui donne sur une autre vue. Dans le cas où Aimé ne se
fût pas trompé, la rougeur de Saint-Loup quand Bloch lui avait parlé
du lift, ne venait peut-être pas de ce que celui-ci prononçait laïft.
Mais j'étais persuadé que l'évolution physiologique de Saint-Loup
n'était pas commencée à cette époque et qu'alors il aimait encore
uniquement les femmes. Plus qu'à un autre signe, je pus le discerner
rétrospectivement à l'amitié que Saint-Loup m'avait témoignée à
Balbec. Ce n'est que tant qu'il aima les femmes qu'il fut vraiment
capable d'amitié. Après cela, au moins pendant quelque temps, les
hommes qui ne l'intéressaient pas directement, il leur manifestait une
indifférence, sincère, je le crois, en partie--car il était devenu
très sec,--et qu'il exagérait aussi pour faire croire qu'il ne faisait
attention qu'aux femmes. Mais je me rappelle tout de même qu'un jour à
Doncières, comme j'allais dîner chez les Verdurin et comme il venait
de regarder d'une façon un peu prolongée Morel, il m'avait dit:
«C'est curieux ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te frappe
pas? Je trouve qu'ils ont des choses identiques. En tout cas cela ne
peut pas m'intéresser.» Et tout de même ses yeux étaient ensuite
restés longtemps perdus à l'horizon, comme quand on pense, avant de se
remettre à une partie de cartes ou de partir dîner en ville, à un de
ces lointains voyages qu'on ne fera jamais, mais dont on éprouve un
instant la nostalgie. Mais si Robert trouvait quelque chose de Rachel à
Charlie, Gilberte, elle, cherchait à avoir quelque chose de Rachel,
afin de plaire à son mari, mettait comme elle des nœuds de soie
ponceau, ou rose, ou jaune, dans ses cheveux, se coiffait de même, car
elle croyait que son mari l'aimait encore et elle en était jalouse. Que
l'amour de Robert eût été par moments sur les confins qui séparent
l'amour d'un homme pour une femme et l'amour d'un homme pour un homme,
c'était possible. En tout cas, le souvenir de Rachel ne jouait plus à
cet égard qu'un rôle esthétique. Il n'est même pas probable qu'il
eût pu en jouer d'autres. Un jour Robert était allé lui demander de
s'habiller en homme, de laisser pendre une longue mèche de ses cheveux,
et pourtant il s'était contenté de la regarder insatisfait. Il ne lui
restait pas moins attaché et lui faisait scrupuleusement mais sans
plaisir la rente énorme qu'il lui avait promise et qui ne l'empêcha
pas d'avoir pour lui par la suite les plus vilains procédés. De cette
générosité envers Rachel, Gilberte n'eût pas souffert si elle avait
su qu'elle était seulement l'accomplissement résigné d'une promesse
à laquelle ne correspondait plus aucun amour. Mais de l'amour, c'est au
contraire ce qu'il feignait de ressentir pour Rachel. Les homosexuels
seraient les meilleurs maris du monde s'ils ne jouaient pas la comédie
d'aimer les femmes. Gilberte ne se plaignait d'ailleurs pas. C'est
d'avoir cru Robert aimé, si longtemps aimé, par Rachel, qui le lui
avait fait désirer, l'avait fait renoncer pour lui à des partis plus
beaux; il semblait qu'il lui fît une sorte de concession en
l'épousant. Et de fait, les premiers temps, des comparaisons entre les
deux femmes (pourtant si inégales comme charme et comme beauté) ne
furent pas en faveur de la délicieuse Gilberte. Mais celle-ci grandit
ensuite dans l'estime de son mari pendant que Rachel diminuait à vue
d'œil. Une autre personne se démentit: ce fut Mme Swann. Si pour
Gilberte, Robert avant le mariage était déjà entouré de la double
auréole que lui créait d'une part sa vie avec Rachel perpétuellement
dénoncée par les lamentations de Mme de Marsantes, d'autre part le
prestige que les Guermantes avaient toujours eu pour son père et
qu'elle avait hérité de lui, Mme de Forcheville en revanche eût
préféré un mariage plus éclatant, peut-être princier (il y avait
des familles royales pauvres et qui eussent accepté l'argent,--qui se
trouva d'ailleurs être fort inférieur aux millions promis,--décrassé
qu'il était par le nom de Forcheville) et un gendre moins démonétisé
par une vie passée loin du monde. Elle n'avait pu triompher de la
volonté de Gilberte, s'était plainte amèrement à tout le monde,
flétrissant son gendre. Un beau jour tout avait été changé, le
gendre était devenu un ange, on ne se moquait plus de lui qu'à la
dérobée. C'est que l'âge avait laissé à Mme Swann (devenue Mme de
Forcheville) le goût qu'elle avait toujours eu d'être entretenue,
mais, par la désertion des admirateurs, lui en avait retiré les
moyens. Elle souhaitait chaque jour un nouveau collier, une nouvelle
robe brochée de brillants, une plus luxueuse automobile, mais elle
avait peu de fortune, Forcheville ayant presque tout mangé, et--quel
ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte?--elle avait une fille
adorable, mais affreusement avare, comptant l'argent à son mari et
naturellement bien plus à sa mère. Or tout à coup le protecteur, elle
l'avait flairé, puis trouvé en Robert. Qu'elle ne fût plus de la
première jeunesse était de peu d'importance aux yeux d'un gendre qui
n'aimait pas les femmes. Tout ce qu'il demandait à sa belle-mère,
c'était d'aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte,
d'obtenir d'elle le consentement qu'il fît un voyage avec Morel. Odette
s'y était-elle employée, qu'aussitôt un magnifique rubis l'en
récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse
envers son mari. Odette le lui prêchait avec d'autant plus de chaleur
que c'était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi,
grâce à Robert, pouvait-elle au seuil de la cinquantaine (d'aucuns
disaient de la soixantaine) éblouir chaque table où elle allait
dîner, chaque soirée où elle paraissait, d'un luxe inouï sans avoir
besoin d'avoir comme autrefois un «ami» qui maintenant n'eût plus
casqué--voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours,
semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n'avait
jamais été aussi élégante.
Ce n'était pas seulement la méchanceté, la rancune de l'ancien pauvre
contre le maître qui l'a enrichi et lui a d'ailleurs (c'était dans le
caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait
sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie
vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C'était
peut-être aussi l'intérêt. J'eus l'impression que Robert devait lui
donner beaucoup d'argent. Dans une soirée où j'avais rencontré Robert
avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il
s'exhibait à côté d'une femme élégante qui passait pour être sa
maîtresse, où il s'attachait à elle, ne faisant qu'un avec elle,
enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser avec quelque chose
de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition
involontaire d'un geste ancestral que j'avais pu observer chez M. de
Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d'une autre,
bannière d'une cause gynophile qui n'était pas la sienne, mais qu'il
aimait, bien que sans droit à l'arborer ainsi, soit qu'il la trouvât
protectrice, ou esthétique, j'avais été frappé au retour de voir
combien ce garçon, si généreux quand il était bien moins riche,
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