Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 07

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«Tenez, je vous apporte des journaux, le _Corriere della Sera_, la
_Gazzetta del Popolo_, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement
question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire
serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie. Il serait
peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de
Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois,
pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute
évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive,
avoir la première place à la table des délibérations, il serait
prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour
résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des
diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le
panneau.» La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça
ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de
prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient
comme «grand favori» un jeune ministre des Affaires étrangères.
«Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la
suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de
plus ou moins incapables recrues. J'en ai beaucoup connu de tous ces
prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur
espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il
est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre
les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir,
un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois
avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas
de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de
savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,
le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un
règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne
devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on
vienne nous réclamer par des manœuvres dolosives et à notre corps
défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse
de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de
haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis
dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité que quiconque
pour mettre le point final au conflit.»
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
«Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
--Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de
Villeparisis.
--Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre
beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que
j'ai chassé avec lui à Bonnétable?
--Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?
--Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc
N...»
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un
professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait
fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se
leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il
s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de
Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura
debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller
Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité
de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un
des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès
qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos
et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité
continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et
m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de
voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près
de s'évanouir. Cherchant à se dominer:
«Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon? me dit-elle.
--Oui.
--Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve
de ma vie.
--Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à
avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser?
--Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse
d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu
fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle
a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été
cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray,
maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé
la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue,
malgré tout, ce sera une douceur...»
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je
lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut,
Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de
Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:
--Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée,
qui habitait son imagination depuis si longtemps.
--Mais si, à la seconde table.
--C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je
compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à
côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
--C'est elle!»
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti?» À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy.» Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom?» Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur
assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère
n'écoutant que sa pensée prenait ce silence courtois pour une
adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris: «Je me suis entretenu
une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc.» Ses
secrétaires étaient sur les dents.
Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal
français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans
un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était
(surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il
intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit
premier-Paris dans ces temps lointains et appelé aujourd'hui on ne sait
pourquoi «éditorial») était au contraire mal tourné, avec des
répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que
l'article avait été «inspiré». Peut-être par M. de Norpois,
peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée
anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se
servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la
guerre eut lieu tout de même, très efficacement, pensait M. de
Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion.
Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes
optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la
veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation
était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre
naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux,
l'éditorial suivant: «L'opinion semble prévaloir dans les cercles
autorisés, que depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la
situation, sans avoir bien entendu un caractère alarmant, pourrait
être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme
susceptible d'être considérée comme critique. M. le marquis de
Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse, afin
d'examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d'une
façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction
existants, si l'on peut parler ainsi. La nouvelle n'a malheureusement
pas été reçue par nous à l'heure où nous mettons sous presse que
Leurs Excellences aient pu se mettre d'accord sur une formule pouvant
servir de base à un instrument diplomatique.»
_Dernière heure_: «On a appris avec satisfaction dans les cercles bien
informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les
rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute
particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré «unter den
Linden» le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une
vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme
satisfaisante.» (On avait ajouté entre parenthèses après
satisfaisante le mot allemand équivalent: _befriedigend_). Et le
lendemain on lisait dans l'éditorial: «Il semblerait, malgré toute la
souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre
hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les
droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi
dire presque aucune chance d'être évitée.»
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil
éditorial de quelques commentaires, envoyés bien entendu par M. de
Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le
«conditionnel» était une des formes grammaticales préférées de
l'ambassadeur, dans la littérature diplomatique. («On attacherait une
importance particulière», pour «il paraît qu'on attache une
importance particulière».) Mais le présent de l'indicatif pris non
pas dans son sens habituel mais dans celui de l'ancien optatif, n'était
pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient
l'éditorial étaient ceux-ci:
«Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable» (M. de
Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le
contraire). «Il est las des agitations stériles et a appris avec
satisfaction, que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses
responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le
public n'en demande «(optatif)» pas davantage. À son beau sang-froid
qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle
bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On
assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait
depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté
Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. _Dernière heure_: Sa
Majesté l'Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de
conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la guerre et le
maréchal Bazaine en qui l'opinion publique a une confiance
particulière. S. M. l'Empereur a décommandé le dîner qu'il devait
offrir à sa belle-sœur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit
partout, dès qu'elle a été connue, une impression particulièrement
favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme
est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé
dès l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité,
prêts à partir dans la direction du Rhin.»
*
* *
Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que
l'Albertine d'autrefois invisible à moi-même était pourtant enfermée
au fond de moi comme aux plombs d'une Venise intérieure, dont parfois
un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu'à me donner une
ouverture sur ce passé.
Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un
instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi
vivante, mais si loin, si profondément qu'elle me restait inaccessible.
Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais
faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé;
de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par
celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les
chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de
Norpois nous avait dit: «Leur revenu n'est pas très élevé sans
doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié», étaient
le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer
des différences considérables et d'un coup de tête je me décidai à
tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine
de ce que j'avais du vivant d'Albertine. On le sut à Combray dans ce
qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait
que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes on se
dit: «Voilà où mènent les idées de grandeur.» On y eût été bien
étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille de condition
aussi modeste qu'Albertine que j'avais fait ces spéculations.
D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé
suivant les revenus qu'on lui connaît, comme dans une caste indienne,
on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait
dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la
fortune, et où la pauvreté était considérée comme aussi
désagréable, mais nullement plus diminuante et n'affectant pas plus la
situation sociale qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au
contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être
des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de
l'argent, tandis que si j'avais été ruiné ils eussent été les
premiers à m'offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine
relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités
vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande
de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis
toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la
revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma
mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une
situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La
beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était
un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me
restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât
son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul? Mais comme je finissais
la lettre du coulissier, une phrase où il disait: «Je soignerai vos
reports» me rappela une expression presque aussi hypocritement
professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à
Aimé d'Albertine: «C'est moi qui la soignais» avait-elle dit, et ces
mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un
Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se
refermèrent sur l'emmurée--que je n'étais pas coupable de ne pas
vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la
rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que
nous avons d'eux--que m'avait un instant rendue si touchante le
délaissement que pourtant elle ignorait, que j'avais l'espace d'un
éclair envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du
compagnonnage de son souvenir. Une autre fois à San Giorgio dei
Schiavoni un aigle auprès d'un des apôtres et stylisé de la même
façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les
deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je
n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin une
circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû
renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de
l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du
télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause
de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à
travers les déformations des employés italiens être le mien), on
demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était
bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant
un coup d'œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire
néanmoins: «Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis
très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand
revenez-vous? Tendrement. Albertine.» Alors il se passa d'une façon
inverse la même chose que pour ma grand'mère: quand j'avais appris en
fait que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun
chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des
souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant
qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle
qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru.
Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait
survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi;
en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne
ressuscitait nullement pour moi, avec son corps. Et en m'apercevant que
je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus,
j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui se regardant dans
une glace, après des mois de voyage, ou de maladie, s'aperçoit qu'il a
les cheveux blancs et une figure nouvelle d'homme mûr ou de vieillard.
Cela bouleverse parce que cela veut dire: l'homme que j'étais, le jeune
homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que
j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort
aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi
nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une
perruque blanche remplaçant le visage de jadis? Mais on ne s'afflige
pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans
l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige à une même
époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le
sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on
est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en
afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé--momentanément
dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans
le premier cas et quand il s'agit des passions--n'est pas là pour
déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout
vous; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le mufle et l'oublieux
ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a
oublié.
J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais
de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie
selon son habitude qui est, par des travaux incessants d'infiniment
petits, de changer la face du monde ne m'avait pas dit au lendemain de
la mort d'Albertine: «Sois un autre», mais, par des changements trop
imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du
changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma
pensée était déjà habituée à son nouveau maître--mon nouveau
moi--quand elle s'aperçut qu'il était changé; c'était à celui-ci
qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on
l'a vu, à l'irradiation par association d'idées de certaines
impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à
Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le
cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies,
l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte
angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli
se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir,
la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine.
J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment, quand,
deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté
d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. Il en avait été de
même lorsque j'avais écrit autrefois à Gilberte en me disant: si cela
continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si, quand Swann m'avait
demandé de revoir Gilberte, cela m'avait paru l'incommodité
d'accueillir une morte, pour Albertine la mort--ou ce que j'avais cru la
mort--avait fait la même œuvre que pour Gilberte la rupture
prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à
l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien,
comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle
qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me
permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers
l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une
accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis
la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas
inversement, en parachevant l'œuvre de son départ, exalté mon amour
et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante et pouvoir
être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je
me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même,
et jusqu'à la mort (imaginaire, mais crue réelle) n'avaient pas
prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin, nous
séparant d'une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant
c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la
rappeler et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire
pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille fort
grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà,
comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire
avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du
mal que j'avais cru si longtemps inguérissable et au fond j'aurais pu
le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante
sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la
leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer
ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui
n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Si
la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la
mémoire,--c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée--, si
cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble
apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir
de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont
pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même
temps où un malade atteint du cancer sera mort, il est bien rare qu'un
veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce
pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait
certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait
aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille
qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne
pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais
Albertine), renoncer à cette Albertine nouvelle non point «telle que
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