Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 09

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n'ont pas pu ne pas amener avec eux, c'est à eux que nous en faisons
honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit.
Mais elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma
grand'mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en
même temps que c'était impossible à deviner pour nos esprits moins
élevés que le sien. «Crois-tu! me dit d'abord ma mère, combien ta
pauvre grand'mère eût été étonnée!» Et je sentais que ma mère
souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que ma
grand'mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d'injuste à ce
que la vie amenât au jour des faits que ma grand'mère n'aurait pu
croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, que celle-ci
avait emportée des êtres et de la société fausse, et incomplète, le
mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de
nature à modifier les notions générales de ma grand'mère, autant que
la nouvelle--si ma mère avait pu la lui faire parvenir--qu'on était
arrivé à résoudre le problème, cru par ma grand'mère insoluble, de
la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil.
Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère
de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop
longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne
m'avait laissé apprendre qu'après Milan. Et ma mère continuait quand
nous fûmes rentrés à la maison: «Crois-tu, ce pauvre Swann qui
désirait tant que sa Gilberte fût reçue chez les Guermantes,
serait-il assez heureux s'il pouvait voir sa fille devenir une
Guermantes!» «Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme
Mlle de Forcheville, crois-tu qu'il en serait si heureux?» «Ah! c'est
vrai, je n'y pensais pas. C'est ce qui fait que je ne peux pas me
réjouir pour cette petite «rosse», cette pensée qu'elle a eu le
cœur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle.--Oui,
tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu'il ne l'ait
pas su.» Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peut savoir si
une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine. «Il paraît que
les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann qui désirait tant
montrer son étang à ton pauvre grand-père aurait-il jamais pu
supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s'il avait
su le mariage de son fils? Enfin toi qui as tant parlé à Saint-Loup
des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te
comprendra mieux. C'est lui qui les possédera.» Ainsi se déroulait
dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont
amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des
familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles,
héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la
mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule une surface, et
situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce
qui, pour ceux qui n'ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur
une même surface, les noms des décédés, les adresses successives,
les origines de la fortune et ses changements, les mutations de
propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse
qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible, si l'on veut
garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice,
mais que ceux-là même qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur
vie dans la nef de la vieille église provinciale, à l'heure où tout
à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle
exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la conception des fortunes
diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection
particulière, dans une chapelle, de là dans un musée, puis ayant fait
retour à l'église, ou qu'à sentir, quand ils y foulent un pavé
presque pensant, qu'il recouvre la dernière poussière d'Arnauld ou de
Pascal, ou tout simplement qu'à déchiffrer, imaginant peut-être
l'image d'une fraîche paroissienne, sur la plaque de cuivre du
prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable. La
Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie
et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout
ce qui n'est que contingent, mais révèle aussi d'autres lois, c'est
l'Histoire.
Ce que je devais apprendre par la suite--car je n'avais pu assister à
tout cela de Venise--c'est que Mlle de Forcheville avait été demandée
d'abord par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait
à épouser Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui
s'était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de
Marsantes avait pensé que c'était un excellent mariage pour son fils.
Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu'elle
ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu'elle ne voulait
pas le savoir mais que même sans dot ce serait une chance pour le jeune
homme le plus difficile d'avoir une femme pareille. C'était beaucoup
d'audace pour une femme, tentée seulement par les cent millions qui lui
fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu'elle y pensait
pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se
répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup
épousait la fille d'Odette et d'un juif, il n'y avait plus de faubourg
Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d'elle-même qu'elle fût,
n'osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la
princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son
propre fils. Elle n'avait crié qu'afin de se réserver Gilberte.
Cependant Mme de Marsantes ne voulant pas rester sur un échec s'était
aussitôt tournée vers Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg.
N'ayant que vingt millions, celle-ci lui convenait moins, mais elle dit
à tout le monde qu'un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il
n'était même plus question de Forcheville). Quelque temps après,
quelqu'un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à
épouser Mlle d'Entragues, Mme de Marsantes qui était pointilleuse plus
que personne le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte,
fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu
immédiatement. Ces fiançailles excitèrent de vifs commentaires dans
les mondes les plus différents. D'anciennes amies de ma mère, plus ou
moins de Combray, vinrent la voir pour lui parler du mariage de
Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement. «Vous savez ce que
c'est que Mlle de Forcheville, c'est tout simplement Mlle Swann. Et le
témoin de son mariage, le «Baron» de Charlus, comme il se fait
appeler, c'est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois au vu
et au su de Swann qui y trouvait son intérêt.» «Mais qu'est-ce que
vous dites?» protestait ma mère, «Swann d'abord était extrêmement
riche.» «Il faut croire qu'il ne l'était pas tant que ça pour avoir
besoin de l'argent des autres. Mais qu'est-ce qu'elle a donc, cette
femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants? Elle a trouvé le moyen
de se faire épouser par le troisième et elle retire à moitié de la
tombe le deuxième pour qu'il serve de témoin à la fille qu'elle a eue
du premier ou d'un autre, car comment se reconnaître dans la quantité?
elle n'en sait plus rien elle-même! Je dis le troisième, c'est le
trois centième qu'il faudrait dire. Du reste vous savez que si elle
n'est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari
qui naturellement n'est pas noble. Vous pensez bien qu'il n'y a qu'un
aventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c'est un
Monsieur Dupont ou Durand quelconque. S'il n'y avait pas maintenant un
maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j'aurais su
le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien, quand on a publié
les bans, il a bien fallu dire le vrai nom. C'est très joli pour les
journaux ou pour le papetier qui envoie les lettres de faire-part de se
faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça ne fait mal à personne, et
si ça peut leur faire plaisir à ces bonnes gens, ce n'est pas moi qui
y trouverai à redire! en quoi ça peut-il me gêner? Comme je ne
fréquenterai jamais la fille d'une femme qui a fait parler d'elle, elle
peut bien être marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais
dans les actes de l'état civil ce n'est pas la même chose. Ah! si mon
cousin Sazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à
moi il m'aurait dit sous quel nom il avait fait faire les
publications.»
D'autres amies de ma mère qui avaient vu Saint-Loup à la maison
vinrent à son «jour» et s'informèrent si le fiancé était bien
celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu'à
prétendre, en ce qui concernait l'autre mariage, qu'il ne s'agissait
pas des Cambremer Legrandin. On le tenait de bonne source, car la
marquise, née Legrandin, l'avait démenti la veille même du jour où
les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté
pourquoi M. de Charlus d'une part, Saint-Loup de l'autre, lesquels
avaient eu l'occasion de m'écrire peu auparavant, m'avaient parlé de
projets amicaux et de voyages, dont la réalisation eût dû exclure la
possibilité de ces cérémonies, et ne m'avaient rien dit. J'en
concluais, sans songer au secret que l'on garde jusqu'à la fin sur ces
sortes de choses, que j'étais moins leur ami que je n'avais cru, ce
qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi,
ayant remarqué que l'amabilité, le côté plain-pied, «pair à
compagnon» de l'aristocratie était une comédie, m'étonnais-je d'en
être excepté? Dans la maison de femmes--où on procurait de plus en
plus des hommes--où M. de Charlus avait surpris Morel, et où la
«sous-maîtresse», grande lectrice du _Gaulois_, commentait les
nouvelles mondaines, cette patronne parlant d'un gros Monsieur qui
venait chez elle, sans arrêter, boire du champagne avec des jeunes
gens, parce que déjà très gros il voulait devenir assez obèse pour
être certain de ne pas être «pris» si jamais il y avait une guerre,
déclara: «Il paraît que le petit Saint-Loup est «comme ça» et le
petit Cambremer aussi. Pauvres épouses!--En tout cas si vous connaissez
ces fiancés, il faut nous les envoyer, ils trouveront ici tout ce
qu'ils voudront, et il y a beaucoup d'argent à gagner avec eux.» Sur
quoi le gros Monsieur, bien qu'il fût lui-même comme «ça» se
récria, répliqua, étant un peu snob, qu'il rencontrait souvent
Cambremer et Saint-Loup chez ses cousins d'Ardouvillers, et qu'ils
étaient grands amateurs de femmes et tout le contraire de «ça».
«Ah!» conclut la sous-maîtresse d'un ton sceptique, mais ne
possédant aucune preuve, et persuadée qu'en notre siècle la
perversité des mœurs le disputait à l'absurdité calomniatrice des
cancans. Certaines personnes que je ne vis pas m'écrivirent et me
demandèrent «ce que je pensais» de ces deux mariages, absolument
comme si elles eussent ouvert une enquête sur la hauteur des chapeaux
des femmes au théâtre ou sur le roman psychologique. Je n'eus pas le
courage de répondre à ces lettres. De ces deux mariages, je ne pensais
rien, mais j'éprouvais une immense tristesse, comme quand deux parties
de votre existence passée, amarrées auprès de vous, et sur lesquelles
on fonde peut-être paresseusement au jour le jour, quelque espoir
inavoué, s'éloignent définitivement, avec un claquement joyeux de
flammes, pour des destinations étrangères comme deux vaisseaux. Pour
les intéressés eux-mêmes, ils eurent à l'égard de leur propre
mariage une opinion bien naturelle, puisqu'il s'agissait non des autres
mais d'eux. Ils n'avaient jamais eu assez de railleries pour ces
«grands mariages» fondés sur une tare secrète. Et même les
Cambremer, de maison si ancienne et de prétentions si modestes, eussent
été les premiers à oublier Jupien et à se souvenir seulement des
grandeurs inouïes de la maison d'Oloron, si une exception ne s'était
produite en la personne qui eût dû être le plus flattée de ce
mariage, la marquise de Cambremer-Legrandin. Mais, méchante de nature,
elle faisait passer le plaisir d'humilier les siens avant celui de se
glorifier elle-même. Aussi, n'aimant pas son fils, et ayant tôt fait
de prendre en grippe sa future belle-fille, déclara-t-elle qu'il était
malheureux pour un Cambremer d'épouser une personne qui sortait on ne
savait d'où, en somme, et avait des dents si mal rangées. Quant au
jeune Cambremer qui avait déjà une certaine propension à fréquenter
des gens de lettres, on pense bien qu'une si brillante alliance n'eut
pas pour effet de le rendre plus snob, mais que se sentant maintenant le
successeur des ducs d'Oloron--«princes souverains» comme disaient les
journaux--il était suffisamment persuadé de sa grandeur, pour pouvoir
frayer avec n'importe qui. Et il délaissa la petite noblesse
pour la bourgeoisie intelligente les jours où il ne se consacrait
pas aux altesses. Les notes des journaux, surtout en ce qui
concernait Saint-Loup, donnèrent à mon ami, dont les ancêtres
royaux étaient énumérés, une grandeur nouvelle mais qui ne fit que
m'attrister--comme s'il était devenu quelqu'un d'autre, le descendant
de Robert le Fort, plutôt que l'ami qui s'était mis si peu de temps
auparavant sur le strapontin de la voiture afin que je fusse mieux au
fond; le fait de n'avoir pas soupçonné d'avance son mariage avec
Gilberte dont la réalité m'était apparue soudain dans une lettre, si
différente de ce que je pouvais penser de chacun d'eux la veille, et
qu'il ne m'eût pas averti me faisait souffrir, alors que j'eusse
dû penser qu'il avait eu beaucoup à faire et que d'ailleurs
dans le monde les mariages se font souvent ainsi tout d'un coup,
fréquemment pour se substituer à une combinaison différente qui a
échoué--inopinément--comme un précipité chimique. Et la tristesse,
morne comme un déménagement, amère comme une jalousie, que me
causèrent par la brusquerie, par l'accident de leur choc, ces deux
mariages, fut si profonde, que plus tard on me la rappela, en m'en
faisant absurdement gloire, comme ayant été tout le contraire de ce
qu'elle fut au moment même, un double et même triple et quadruple
pressentiment.
Les gens du monde qui n'avaient fait aucune attention à Gilberte me
dirent d'un air gravement intéressé: «Ah! c'est elle qui épouse le
marquis de Saint-Loup» et jetaient sur elle le regard attentif des gens
non seulement friands des événements de la vie parisienne, mais aussi
qui cherchent à s'instruire et croient à la profondeur de leur regard.
Ceux qui n'avaient au contraire connu que Gilberte regardèrent
Saint-Loup avec une extrême attention, me demandèrent (souvent des
gens qui me connaissaient à peine) de les présenter et revenaient de
la présentation au fiancé parés des joies de la fatuité en me
disant: «Il est très bien de sa personne». Gilberte était convaincue
que le nom de marquis de Saint-Loup était plus grand mille fois que
celui de duc d'Orléans.
«Il paraît que c'est la princesse de Parme qui a fait le mariage du
petit Cambremer», me dit maman. Et c'était vrai. La princesse de Parme
connaissait depuis longtemps par les œuvres d'une part Legrandin
qu'elle trouvait un homme distingué, de l'autre Mme de Cambremer qui
changeait la conversation quand la princesse lui demandait si elle
était bien la sœur de Legrandin. La princesse savait le regret
qu'avait Mme de Cambremer d'être restée à la porte de la haute
société aristocratique où personne ne la recevait. Quand la princesse
de Parme, qui s'était chargée de trouver un parti pour Mlle d'Oloron,
demanda à M. de Charlus s'il savait qui était un homme aimable et
instruit qui s'appelait Legrandin de Méséglise (c'était ainsi que se
faisait appeler maintenant Legrandin), le baron répondit d'abord que
non, puis tout d'un coup un souvenir lui revint d'un voyageur avec qui
il avait fait connaissance en wagon, une nuit, et qui lui avait laissé
sa carte. Il eut un vague sourire. «C'est peut-être le même», se
dit-il. Quand il apprit qu'il s'agissait du fils de la sœur de
Legrandin, il dit: «Tiens, ce serait vraiment extraordinaire! S'il
tenait de son oncle, après tout, ce ne serait pas pour m'effrayer, j'ai
toujours dit qu'ils faisaient les meilleurs maris.» «Qui ils?»
demanda la princesse. «Oh! Madame, je vous expliquerais bien si nous
nous voyions plus souvent. Avec vous on peut causer. Votre Altesse est
si intelligente», dit Charlus pris d'un besoin de confidence qui
pourtant n'alla pas plus loin. Le nom de Cambremer lui plut, bien qu'il
n'aimât pas les parents, mais il savait que c'était une des quatre
baronnies de Bretagne et tout ce qu'il pouvait espérer de mieux pour sa
fille adoptive; c'était un nom vieux, respecté, avec de solides
alliances dans sa province. Un prince eût été impossible et
d'ailleurs peu désirable. C'était ce qu'il fallait. La princesse fit
ensuite venir Legrandin. Il avait physiquement passablement changé, et
assez à son avantage depuis quelque temps. Comme les femmes qui
sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne
quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un
officier de cavalerie. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était
alourdi et abruti, Legrandin était devenu plus élancé et rapide,
effet contraire d'une même cause. Cette vélocité avait d'ailleurs des
raisons psychologiques. Il avait l'habitude d'aller dans certains
mauvais lieux où il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir: il
s'y engouffrait. Legrandin s'était mis au tennis à cinquante-cinq ans.
Quand la princesse de Parme lui parla des Guermantes, de Saint-Loup, il
déclara qu'il les avait toujours connus, faisant une espèce de
mélange entre le fait d'avoir toujours connu de nom les châtelains de
Guermantes et d'avoir rencontré, chez ma tante, Swann, le père de la
future Mme de Saint-Loup, Swann dont Legrandin d'ailleurs ne voulait à
Combray fréquenter ni la femme ni la fille. «J'ai même voyagé
dernièrement avec le frère du duc de Guermantes, M. de Charlus. Il a
spontanément engagé la conversation, ce qui est toujours bon signe,
car cela prouve que ce n'est ni un sot gourmé, ni un prétentieux. Oh!
je sais tout ce qu'on dit de lui. Mais je ne crois jamais ces
choses-là. D'ailleurs la vie privée des autres ne me regarde pas. Il
m'a fait l'effet d'un cœur sensible, d'un homme bien cultivé.» Alors
la princesse de Parme parla de Mlle d'Oloron. Dans le milieu des
Guermantes on s'attendrissait sur la noblesse de cœur de M. de Charlus
qui, bon comme il avait toujours été, faisait le bonheur d'une jeune
fille pauvre et charmante. Et le duc de Guermantes souffrant de la
réputation de son frère laissait entendre que si beau que cela fût,
c'était fort naturel. «Je ne sais si je me fais bien entendre, tout
est naturel dans l'affaire», disait-il maladroitement à force
d'habileté. Mais son but était d'indiquer que la jeune fille était
une enfant de son frère qu'il reconnaissait. Du même coup cela
expliquait Jupien. La princesse de Parme insinua cette version pour
montrer à Legrandin qu'en somme le jeune Cambremer épouserait quelque
chose comme Mlle de Nantes, une de ces bâtardes de Louis XIV qui ne
furent dédaignées ni par le duc d'Orléans, ni par le prince de Conti.
Ces deux mariages dont nous parlions déjà avec ma mère dans le train
qui nous ramenait à Paris eurent sur certains des personnages qui ont
figuré jusqu'ici dans ce récit des effets assez remarquables. D'abord
sur Legrandin; inutile de dire qu'il entra en ouragan dans l'hôtel de
M. de Charlus absolument comme dans une maison mal famée où il ne faut
pas être vu, et aussi tout à la fois pour montrer sa bravoure et
cacher son âge,--car nos habitudes nous suivent même là où elles ne
nous servent plus à rien--et presque personne ne remarqua qu'en lui
disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à
percevoir, plus encore à interpréter; ce sourire était pareil en
apparence, et au fond était exactement l'inverse, de celui que deux
hommes, qui ont l'habitude de se voir dans la bonne société,
échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu'ils trouvent un
mauvais lieu (par exemple l'Élysée où le général de Froberville
quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l'apercevant le regard
d'ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse
des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy). Legrandin cultivait
obscurément depuis bien longtemps--et dès le temps où j'allais tout
enfant passer à Combray mes vacances--des relations aristocratiques,
productives tout au plus d'une invitation isolée à une villégiature
inféconde. Tout à coup le mariage de son neveu étant venu rejoindre
entre eux ces tronçons lointains, Legrandin eut une situation mondaine
à laquelle rétroactivement ses relations anciennes avec des gens qui
ne l'avaient fréquenté que dans le particulier, mais intimement,
donnèrent une sorte de solidité. Des dames à qui on croyait le
présenter racontaient que depuis vingt ans il passait quinze jours à
la campagne chez elles, et que c'était lui qui leur avait donné le
beau baromètre ancien du petit salon. Il avait par hasard été pris
dans des «groupes» où figuraient des ducs qui lui étaient
apparentés. Or dès qu'il eut cette situation mondaine, il cessa d'en
profiter. Ce n'est pas seulement parce que, maintenant qu'on le savait
reçu, il n'éprouvait plus de plaisir à être invité, c'est que des
deux vices qui se l'étaient longtemps disputé, le moins naturel, le
snobisme, cédait la place à un autre moins factice, puisqu'il
marquait du moins une sorte de retour, même détourné, vers la nature.
Sans doute ils ne sont pas incompatibles, et l'exploration d'un faubourg
peut se pratiquer en quittant le raout d'une duchesse. Mais le
refroidissement de l'âge détournait Legrandin de cumuler tant de
plaisirs, de sortir autrement qu'à bon escient, et aussi rendait pour
lui ceux de la nature assez platoniques, consistant surtout en amitiés,
en causeries qui prennent du temps, et lui faisaient passer presque tout
le sien dans le peuple, lui en laissant peu pour la vie de société.
Mme de Cambremer elle-même devint assez indifférente à l'amabilité
de la duchesse de Guermantes. Celle-ci obligée de fréquenter la
marquise s'était aperçue, comme il arrive chaque fois qu'on vit
davantage avec des êtres humains, c'est-à-dire mêlés de qualités
qu'on finit par découvrir et de défauts auxquels on finit par
s'habituer, que Mme de Cambremer était une femme douée d'une
intelligence et pourvue d'une culture que pour ma part j'appréciais
peu, mais qui parurent remarquables à la duchesse. Elle vint donc
souvent, à la tombée du jour, voir Mme de Cambremer et lui faire de
longues visites. Mais le charme merveilleux que celle-ci se figurait
exister chez la duchesse de Guermantes s'évanouit dès qu'elle s'en vit
recherchée, et elle la recevait plutôt par politesse que par plaisir.
Un changement plus frappant se manifesta chez Gilberte, à la fois
symétrique et différent de celui qui s'était produit chez Swann
marié. Certes, les premiers mois Gilberte avait été heureuse de
recevoir chez elle la société la plus choisie. Ce n'est sans doute
qu'à cause de l'héritage qu'on invitait les amies intimes auxquelles
tenait sa mère, mais à certains jours seulement où il n'y avait
qu'elles, enfermées à part, loin des gens chics, et comme si le
contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de
Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres
instables, produire des catastrophes irréparables. Néanmoins les
Bontemps, les Cottard et autres, quoique déçus de dîner entre eux,
étaient fiers de pouvoir dire: «Nous avons dîné chez la marquise de
Saint-Loup», d'autant plus qu'on poussait quelquefois l'audace jusqu'à
inviter avec eux Mme de Marsantes qui se montrait véritable grande
dame, avec un éventail d'écaille et de plumes, toujours dans
l'intérêt de l'héritage. Elle avait seulement soin de faire de temps
en temps l'éloge des gens discrets qu'on ne voit jamais que quand on
leur fait signe, avertissement moyennant lequel elle adressait aux bons
entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc. son plus gracieux et hautain
salut. Peut-être j'eusse préféré être de ces séries-là. Mais
Gilberte, pour qui j'étais maintenant surtout un ami de son mari et des
Guermantes (et qui--peut-être bien dès Combray, où mes parents ne
fréquentaient pas sa mère--m'avait, à l'âge où nous n'ajoutons pas
seulement tel ou tel avantage aux choses mais où nous les classons par
espèces, doué de ce prestige qu'on ne perd plus ensuite) considérait
ces soirées-là comme indignes de moi et quand je partais me disait:
«J'ai été très contente de vous voir, mais venez plutôt
après-demain, vous verrez ma tante Guermantes, Mme de Poix; aujourd'hui
c'était des amies de maman, pour faire plaisir à maman.» Mais ceci ne
dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en
comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter
les mêmes contrastes que celle de Swann? En tout cas, Gilberte n'était
que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après,
comme on le verra, duchesse de Guermantes) que, ayant atteint ce qu'il y
avait de plus éclatant et de plus difficile, elle pensait que le nom de
Saint-Loup s'était maintenant incorporé à elle comme un émail
mordoré et que, qui qu'elle fréquentât, désormais elle resterait
pour tout le monde marquise de Saint-Loup, ce qui était une erreur car
la valeur d'un titre de noblesse, aussi bien que de bourse, monte quand
on le demande et baisse quand on l'offre. Tout ce qui nous semble
impérissable tend à la destruction; une situation mondaine, tout comme
autre chose, n'est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien
que la puissance d'un empire, se reconstruit à chaque instant par une
sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les
anomalies apparentes de l'histoire mondaine ou politique au cours d'un
demi-siècle. La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a
lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait, «je suis la
marquise de Saint-Loup», elle savait qu'elle avait refusé la veille
trois dîners chez des duchesses. Mais si, dans une certaine mesure, son
nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu'elle
recevait, par un mouvement inverse, le milieu que recevait la marquise
dépréciait le nom qu'elle portait. Rien ne résiste à de tels
mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann
n'avait-il pas connu une duchesse de la maison de France dont le salon,
parce que n'importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang?
Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un
instant chez cette Altesse, où elle n'avait trouvé que des gens de
rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi, elle avait dit à Swann et au
marquis de Modène: «Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez
Mme la duchesse de X..., il n'y avait pas trois figures de
connaissance». Partageant en un mot l'opinion de ce personnage
d'opérette qui déclare: «Mon nom me dispense, je pense, d'en dire
plus long», Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu'elle
avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg
Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la
parole à l'action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n'ont fait sa
connaissance qu'après cette époque, et pour leurs débuts auprès
d'elle, l'ont entendue, devenue duchesse de Guermantes, se moquer
drôlement du monde qu'elle eût pu si aisément voir, la voyant ne pas
recevoir une seule personne de cette société, et si l'une, voire la
plus brillante, s'aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez,
rougissent rétrospectivement d'avoir pu, eux, trouver quelque prestige
au grand monde, et n'oseraient jamais confier ce secret humiliant de
leurs faiblesses passées, à une femme qu'ils croient, par une
élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps
incapable de comprendre celles-ci. Ils l'entendent railler avec tant de
verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si
complètement sa conduite en accord avec ses railleries! Sans doute ne
songent-ils pas à rechercher les causes de l'accident qui fit de Mlle
Swann, Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville, la marquise de
Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils
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