Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 04

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de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer
de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune;
pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé
dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur,
car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a
plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence
d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une
année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des
espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient
paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle «le temps» de
les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu
de ma mémoire--comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les
points de repère des choses--détraquait, disloquait mon sentiment des
distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait
me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des
choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux
espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y
aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait
eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour
ma grand'mère, ma vie m'apparut--offrant une succession de périodes
dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait
la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait,--comme
quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique
et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long
dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici
ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France
qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des
programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de
1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais,
que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du
monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par
eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que
celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un
pâle souvenir, que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous
fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine
vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera
morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à
laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde,
mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de
vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais
pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans
souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom
que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence
à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie, je
ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel
serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de
ce personnage qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée
jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la
revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression
presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet
être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans
plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus
autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention
opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste, elle
l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des
tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien moi contenait une
grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons
de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la
souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce
qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par
tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les
avoir souffertes. Il est possible que de même nos cauchemars, la nuit,
soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui
ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en
dormant devant des assassins.
Sans doute ce moi avait gardé quelque contact avec l'ancien comme un
ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes
présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps
dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui
continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je
redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un
personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas
parce que les autres sont morts que notre affection pour eux
s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait
rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était
que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient,
on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il
grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler
d'Albertine; à travers lui, à travers les récits qu'il en
recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il
l'aimait, mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli, en ce qui concernait
Albertine, se fit probablement plus rapide à cette époque, et me
permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau
progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir
d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne
puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon
unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et
nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six
mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si
différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle
que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir
à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté
collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour
pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre
elles, et un moment uniquement associé à la personne d'Albertine
pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet
de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais
expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman.
Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était
allée déjeuner chez Mme Sazerat pensant que comme Mme Sazerat savait
toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait sans manquer
aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et
sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants
que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle
avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère du
reste l'aimait bien, la plaignait de son infortune--suite des fredaines
de son père ruiné par la duchesse de X...--infortune qui la forçait
à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez
sa cousine à Paris et un grand «voyage d'agrément» tous les dix ans.
Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois,
et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée
voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez
qui on se contentait d'habitude de s'inscrire, mais qui avait insisté
pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle
vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente: «Tu m'as
fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à
peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle
causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes comme elle ne
m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît
même la main. J'étais très ennuyée; en revanche devant la porte, en
m'en allant, j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très
aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu
as eue de lui parler d'Albertine. Elle m'a raconté que tu lui avais dit
que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je ne retournerai
jamais chez la Princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise.»
Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l'ai dit, Andrée vint me
voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher
Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. «Je connais ses
défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui
j'ai le plus d'affection» me dit-elle. Et elle parut même avoir
quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec
elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop
bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait du coup de
goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne
me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de
nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements
d'harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel, et passager étant
écartée en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine,
j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais
été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait
me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en avait dit Albertine
elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restèrent encore
dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que
morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce
qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand
que le besoin de sa présence. D'autre part l'idée qu'une femme avait
peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le
désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout
en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ses
paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit
en souriant à demi: «Ah! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne
pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais
avec Albertine.» Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon
désir (dans l'espoir de confidences, je lui avais dit que j'aimerais
avoir des relations avec une femme en ayant eues avec Albertine) ou mon
chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur
elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à
entretenir des relations avec Albertine: «Ah! nous avons passé toutes
les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du
reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du
plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel.
Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait, ayant d'elle la
permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites
novices, de lui en procurer. Sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais
chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites
pêcheuses d'une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui
s'amourachaient d'un garçon, mais n'eussent pas répondu aux avances
d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa
domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où
il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel qui s'y mêlait du
reste, la petite obéissait toujours, et d'ailleurs elle le perdait tout
de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu'une ou deux
fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut
une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de
femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou
successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle
d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que
chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de
s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande, qu'elle avait
des scrupules. Mais il était bien certain que, si jamais elle vous
quittait, elle recommencerait. Elle espérait que vous la sauveriez, que
vous l'épouseriez. Au fond elle sentait que c'était une espèce de
folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas
après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille,
qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que tout à fait au
début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé
à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir
besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors,
elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise
auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons
failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était
descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle
avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous
perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas
fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus
que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile,
car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été
obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte
que pour cacher notre gêne toutes les deux, sans avoir pu nous
consulter, nous avions eu la même idée: faire semblant de craindre
l'odeur du seringa que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec
vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner
la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire
avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée
et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous
faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et
qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue et allait
partir faire une course. Mais le malheur fut--croyant que vous aviez
votre clef--d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en
remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes
trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'œil parce
qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne
demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de
partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait
que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de
trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez rien demandé
à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus
ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle
prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre.
En tous cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans
qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant
cacher sa rougeur.»
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop
tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue
quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible
révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles
doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu
équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans
s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre,
transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en
quelqu'un d'autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau
contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer
et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous
n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant si ces affections, ces
souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans
la zone d'un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la
souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se
mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n'est pas resté
hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine,
comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. Elle
m'était déjà trop lointaine.
Comme un promeneur voyant l'après-midi un croissant nuageux dans le
ciel, se dit: «C'est cela, l'immense lune», je me disais: «Comment
cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement
ces quelques mots dits dans une conversation auxquels on ne peut même
pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul!» Puis elle me
prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec
Andrée. Vraiment une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de
force à lui consacrer; elle me restait extérieure, mais c'est que je
ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon cœur. On voudrait
que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par
une phrase pareille à celles qu'on s'était dit tant de fois.
L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise
contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un
mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela était vrai, quelle
inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus, remontant
des profondeurs et apparaissant, une fois que nous ne pouvons plus rien
en faire. Alors pensant sans doute à quelque autre que nous aimons
maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, (car
de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus) on se désole. On se
dit: «Si elle vivait!» On se dit: «si celle qui vit, pouvait
comprendre tout cela et que quand elle sera morte, je saurai tout ce
qu'elle me cache.» Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire
qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût
rien révélé. C'est la même chose que l'éternel: «Vous verrez quand
je ne vous aimerai plus» qui est si vrai et si absurde, puisque en
effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus, mais qu'on ne se
soucierait pas d'obtenir. C'est tout à fait la même chose. Car la
femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle nous dit tout, c'est
qu'en effet, ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous: l'être qui
aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu
tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans
l'hypothèse où Andrée était véridique--ce qui était possible--et
amenée à la sincérité envers moi, précisément parce qu'elle avait
maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs
qu'avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans
ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité
des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au
bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies
qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur
existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine
pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus (aussi bien que de
trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler),
d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue
complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler
enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge,
si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil
et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi
(irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé)
parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait
peut-être--croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé
qu'elle--un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même
souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient
l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la
conscience qu'ils avaient de leur bonne mine l'exaspérait, et dire dans
l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne
cessa de proclamer quand elle était le plus malade jusqu'au jour où,
dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux
allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là
était encore loin. Peut-être était-elle contre moi, je ne savais pour
quelle raison, dans une de ces rages, comme jadis elle en avait eu
contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du
reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec
Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos
diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse
pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il
n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la
reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si
triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants
de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux
témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne
leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de
bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise et si sa nature
non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on
croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie
et l'orgueil, sa troisième nature plus profonde encore, la vraie, mais
pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du
prochain. Seulement comme tous les êtres qui, dans un certain état, en
désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne
comprennent pas que la première condition est de rompre avec le
premier--comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient
bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs
manies ou de leur morphine, comme les cœurs religieux ou les esprits
artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se
la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à
leur vie antérieure--Andrée était prête à aimer toutes les
créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les
représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées
préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les
orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus
puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui
veulent la guérison par les moyens mêmes, qui entretiennent la
maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les
renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied
à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que
j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire,
accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite
d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il
arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce
jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas
alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré
le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit
plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle)
qu'il était un misérable, et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait
dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle
croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait me frappa
davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketchs, dans des
décors et avec des costumes de lui, qui ont amené dans l'art
contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les
Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses
œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie et
je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre
étonnement, l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient
connu à Balbec attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements
des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, qui
l'avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou
au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un
cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses
parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où
M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses
œuvres étaient d'Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la
gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune
personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque
professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société
riche non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant
aucune idée de ce qu'est un artiste--lequel est seulement figuré pour
eux soit par un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour
les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son
cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui
ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et
quand elle est encore à son avantage--croient volontiers que tous les
gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs
œuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres
pour s'assurer un siège de député. Mais tout cela était faux et ce
jeune homme était bien l'auteur de ces œuvres admirables. Quand je le
sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il
avait été en effet pendant de longues années la «brute épaisse»
qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en
lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant, ou bien à cette
époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses
grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le
«tram» avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain
habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de
son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence
de passions juvéniles; ou bien même homme de génie déjà conscient,
et dernier en classe, parce que, pendant que le professeur disait des
banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne
laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec
où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la
correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce
n'est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très
vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la
manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et
qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des
affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre.
D'ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu
l'auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé,
hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un
qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur
première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise, mais
de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine
clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à
l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être
d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si, vu du
dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent, mais aimant
les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût
rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, ou sur la digue de
Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile. Sans compter
que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si
intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même
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