Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 06

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arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires
d'Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le
laissant là pour faire croire à Albertine que j'avais fouillé dans
ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j'avais vu ce
papier. Et je m'étais souvent demandé si cette ruse de Françoise
n'avait pas été pour beaucoup dans le départ d'Albertine qui voyait
qu'elle ne pouvait plus rien me cacher et se sentait découragée,
vaincue. Je lui montrai le papier: Je n'ai aucun remords, tout excusée
par ce sentiment si familial... «Vous savez bien Andrée qu'Albertine
avait toujours dit que l'amie de Mlle Vinteuil était en effet pour elle
une mère, une sœur.» «Mais vous avez mal compris ce billet. La
personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle
avec Albertine, ce n'était pas du tout l'amie de Mlle Vinteuil,
c'était le fiancé «_je suis dans les choux_» et le sentiment
familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est en
effet son neveu. Pourtant je crois qu'ensuite Albertine a su que Mlle
Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir
accessoirement. Certainement l'idée qu'elle reverrait son amie lui
avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous
seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir
qu'Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne
voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c'est
qu'il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très
peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez
rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à
Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C'est une jolie
canaille». Ainsi Albertine, contrairement à ce qu'avait cru autrefois
la mère d'Andrée, avait eu somme toute un beau parti bourgeois. Et
quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en
secret, quand elle avait été si fâchée que j'y fusse allé en
soirée sans la prévenir, l'intrigue qu'il y avait entre elle et Mme
Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil,
mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin
s'entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation
d'un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles
dans la mentalité de qui on n'entre pas complètement, croyant qu'elles
tiennent à un mariage riche. Or jamais je n'avais repensé à ce neveu
«qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j'avais été
embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles
d'Albertine que j'avais construit, il fallait en substituer un autre, ou
le lui superposer, car peut-être il ne l'excluait pas, le goût pour
les femmes n'empêchant pas de se marier. «Et puis il n'y a pas besoin
de chercher tant d'explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien
j'aimais Albertine et quelle bonne créature c'était, mais surtout
depuis qu'elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous
ayez fait notre connaissance à toutes), c'était un vrai cerveau
brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu'elle faisait, il
fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas
elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous
êtes venu à Balbec, l'année où vous nous avez connues? Un beau jour
elle s'est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c'est
à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n'avait aucune
raison de partir. Tous les prétextes qu'elle a donnés étaient faux.
Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes
encore à Balbec. Le golf n'était pas fermé et même les épreuves
pour la grande coupe qu'elle avait tant désirée n'étaient pas finies.
Sûrement c'est elle qui l'aurait eue. Il n'y avait que huit jours à
attendre. Eh bien, elle est partie au galop! Souvent je lui en avais
reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi
elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris,
vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec,
qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle.» Et je
me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si
des différences entre les esprits expliquent les impressions
différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre,
les différences de sentiments, l'impossibilité de persuader une
personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les
caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une
cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me
disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie.
J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour
aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même
qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence;
car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de
l'intrigue,--aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur--se
dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous
nous disons: c'est ceci, c'est cela; c'est à cause d'elle, ou de telle
autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru
l'explication d'autant plus logique qu'Albertine allant au-devant m'en
avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la
présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir. Et ici à
propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié: peu
de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi je l'avais
rencontré, et il avait été contrairement à son attitude à Balbec
excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le
laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons.
Or maintenant, je comprenais que tout bonnement, sachant qu'Albertine
habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir
toutes facilités de la voir et de me l'enlever et je conclus que
c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées
devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je
continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était
à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai
que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était
en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le
cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si
bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité,
mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on
éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on
l'éprouve aussi si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant
pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui
conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai
toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas
dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une
pure ruse; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la
manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait
que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation
stupéfiée: «Si vous aviez entendu les protestations d'affection que
me prodiguait ce misérable! Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de
l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de
perversité qu'on ne peut imaginer.» Or, il n'y a pas là une telle
perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce
genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine
avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple
dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se
savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel.
Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses
existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de
Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je
jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire
moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour
l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant
avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier
ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte
qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une
sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet
d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour
cela qu'il tenait tant à venir chez moi et il eût tout lâché pour
cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à
une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait
peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme
avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu
aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir
parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance,
qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour
celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence
chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue
était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi
qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si
tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine
quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil, venait de ce que je l'avais fait
à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher, à cause de
ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine
de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette
matinée Mlle Vinteuil, avait à ce moment-là augmenté mon tourment,
fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle
avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente,
peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait
ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être
pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait
entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire
supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu
exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par
restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec
Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que
stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations
avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et
qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était
plutôt elle qu'Andrée qui mentait? La vérité et la vie sont bien
ardues et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une
impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la
fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que
j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et
cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait
arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière
visite d'Andrée.

[Note 1: Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes
au sujet du prince de Léon, Cf, _La Prisonnière_, t. I, p. 47. (Note
du Dr Robert Proust.)]
[Note 2: Cf. _la Prisonnnière_, t. I, p. 48. (Note du Dr Proust.)]


CHAPITRE III
_Séjour à Venise_

Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et--comme il
peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus
humbles, dans les plus précieuses--j'y goûtais des impressions
analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à
Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus
riche. Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je
voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en
resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile
de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à
fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais
une demi-heure plus tard sur la piazzetta, une promesse de joie plus
certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes
de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais
couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un
seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le
premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de
l'Église qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand
j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort
sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis, en
m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était
substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de
Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à
Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle
qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le
plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était
toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une
couleur si résistante, que mes yeux fatigués pouvaient pour se
détendre et sans craindre qu'elle fléchît y appuyer leurs regards.
Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette
nouvelle ville aussi, les habitants sortaient bien des maisons alignées
l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons
projetant un peu d'ombre à leurs pieds était à Venise confié à des
palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels
la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau
d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par
son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la
piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de
nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs
bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le
relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait
fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser au bord
du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et
les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre
hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en
regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût pas montrée
autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances
qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me
laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant, elle sentait bien que sa
froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me
prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux
malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent guérir. Certes les
humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la
chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à
cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la
hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait
à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une
embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela
existait à cet Hôtel de Venise où j'entendais aussi ces mots si
particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la
demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre
souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure
fut la nôtre; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu non
comme il l'était à Combray, et comme il l'est un peu partout, aux
choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore
à demi-arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de
moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des
chefs-d'œuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge; de bien loin
et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges Majeur, j'apercevais
cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à
son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé,
presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de
diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans
une voilette de tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses
cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l'avait en cachant ses
larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l'air
«habillée» devant les gens de l'hôtel, mais surtout pour me
paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de
ma grand'mère, parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès
que de la gondole je l'appelais, elle envoyait vers moi, du fond de son
cœur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de
matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle
faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à
exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait
m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de
l'ogive illuminée par le soleil de midi, à cause de cela, cette
fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en
même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine
heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles; et si pleins de
formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde
pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions
passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté
pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le
moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes
larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le
plus me toucher: «Je me rappelle très bien votre mère.»
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien
en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis
éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise
c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit
escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces
de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de
soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois,
ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres
d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les
impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette
ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement
esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter
seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les
aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour
rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance
avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une
réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres,
de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus
réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle
que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma
mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple,
les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre
ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à
franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main
mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette
ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me
pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils
divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé
les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le
guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé
au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui
ils frayaient sa route.
On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de
séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place
n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les
treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville
inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la
même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien
à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite,
que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce
vieux quartier populeux, devenues des paroisses humbles et
fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la
fréquentation de nombreuses petites gens, que les jardins traversés
par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou
leurs fruits étonnés et que sur le rebord de la maison dont le grès
grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être
brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre
laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots
assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter
et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme
une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit
temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au
fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles
il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air
d'un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma
mère sur la Piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous
regardions la file des palais, entre lesquels nous passions, refléter
la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles,
moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que
comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se
promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les
demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des
sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses œuvres avec
une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des
impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer,
sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par
jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à
marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme
nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les
Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la
lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus
élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées
sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file,
s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir,
faisaient demander si elle était là; et, tandis qu'en attendant la
réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser,
comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles
cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le
palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue par
le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être
resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi
les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des
courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples
allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le
charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels,
et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous
avions retrouvée--la connaissance imprévue et inopportune qu'on
rencontre chaque fois qu'on voyage--et que maman avait invitée, nous
voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le
nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis
que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le
salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande
salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout
entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en
un italien que je traduis:
«Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre? Ils ne préviennent
jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table
(«non so se bisogna conservar loro la tavola»). Et puis, tant pis s'ils
descendent et qu'ils la trouvent prise! Je ne comprends pas qu'on
reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas
le monde d'ici.»
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait
décider relativement à la table, et il allait faire demander au
liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le
temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille
dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et
de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte
d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous
son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W..., mais, pour les
profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de
Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train
d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles
parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir
Mme de Villeparisis.
«Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois
qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le
garçon.»
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle
voyageait, et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout
de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté
d'elle, son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en
revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable
intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des
ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui
le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être
dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de
rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la
retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux
qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens
assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour
trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois
avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès
qu'il était question de «grandes affaires» il se retrouvait, on va le
voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il
s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de
certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne
peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une
vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de
remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions
toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour:
«Êtes-vous passé chez Salviati?
--Oui.
--Enverront-ils demain?
--J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le
dîner. Voyons le menu.
--Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?
--Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs
de pétrole. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les
excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme
entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions?
--Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du
risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
--Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour
Madame et un risotto pour moi.»
Un nouveau et long silence.
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