Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 03

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soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était
l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que
dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il
s'était réservés y ayant plus de lumières que la Duchesse, crut bien
faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il
écoutait avec une visible impatience.
Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta
avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: «Tenez,
c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais
aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de
Guermantes)» comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince
avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin
de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé
lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec
tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes
avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son
père, le lui «situer» par un de ces traits caractéristiques à
l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en
relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour
singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une
certaine personne.
Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la
conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant
hérité de Swann son tact exquis avec un charme d'intelligence que
reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à
Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont
la vie est sans but, tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec
qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant
elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne
la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec
un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres
défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte
ce furent d'abord ces agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité
oisive de M. et de Mme de Guermantes: «Avez-vous remarqué la manière
dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son
mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre.» «J'allais faire
la même remarque que vous, Oriane.» «Elle est spirituelle, c'est tout
à fait le tour de son père.» «Je trouve qu'elle lui est même très
supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas.» «Oh! il était
pourtant bien spirituel.» «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle.»
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot... ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture.» Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que...» Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu?» «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine.» «Oui,
hier.» «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien.» Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_?» me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard.» Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant.» «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes.» «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes?»
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse.» «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français!»
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi?» et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi.» Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu?» «Je suis des Laumes.» «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince.» Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1].»
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël.»
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire.» C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer.»
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann?» Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société.)
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle.» «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter... C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à...
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça.» Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province.» «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq.» «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre.»
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance!»
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur. «Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir,
l'honneur de vous connaître.»
«Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique?» me
dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même
baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé
alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je
répondis d'une voix triste: «Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai
perdu une amie que j'aimais beaucoup.» J'avais presque les larmes aux
yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me
faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là
que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un
grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: «Vous n'avez pas
compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann». Et
comme je m'excusais: «Mais je vous comprends très bien. Moi-même,
j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est
épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous
savez que c'est très gênant», dit-elle à son mari pour diminuer un
peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une
propension commune à tous et à laquelle il était difficile de
résister.» «Que voulez-vous que j'y fasse, répondit le duc. Vous
n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous
font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez
pas de lui.»
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent
beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant
d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois
adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le
_Figaro_. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui
retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si
loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces
personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens
de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt
occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans
compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé
savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai
qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un
choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après
un article dans le _Figaro_ et désira me signaler immédiatement cet
événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait
comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui
avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur
se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait
m'entendre parler du sien: «J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais
fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant
de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des
choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que
d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des _five o'clock_,
sans oublier le bénitier.» Son caractère restait le même, mais son
style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui
quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes,
ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais
elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui
font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les
sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d'admiration,
peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la
palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois
enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de «votre
succès si légitime», au maximum «votre beau succès». Des
belles-sœurs fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur
corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur et
l'enthousiasme si elles ont écrit «mes meilleures pensées». «Mère
se joint à moi» est un superlatif dont on est rarement gâté.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du
signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un
langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait
écrit.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de
Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et
n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je
dormais: c'était un rêve.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous
posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à
elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir
chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de
recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps
ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre
personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons
pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau
neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann
disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: «C'est bon,
ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus
là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi
et à cause de toi.» Swann en mettant ainsi pour après sa mort un
craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait
autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite
danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est
pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir.
Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux
amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché,
avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme,
s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide,
mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera
partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un
peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du
donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas
moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur
père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence
de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât
encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît
celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire.
Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait
donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû
rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer
l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait
peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de
l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que
Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais
crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations
douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma
pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un
bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et
précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui
étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir
en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait
fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état
sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les
désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans
son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir
éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression
en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un
homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue
et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les
souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel,
et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules.
Mais ce renouvellement pour les souvenirs est tout de même retardé par
l'attention qui arrête, et fixe un moment qui doit changer. Et
puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes qu'on grandit en
y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que
la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction--le désir de
Mlle d'Éporcheville--qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent
et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement
l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du
temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans
l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler,
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