Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 05

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qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler, comme eût fait
Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les
attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu
et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre
l'œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de
Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les
chefs-d'œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont
sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique,
à la de Broglie, mais de la fréquentation des «pesages» et des
grands bars. En tous cas à cette époque à Balbec, les raisons qui
faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies
que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa
valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel
malentendu d'un «intellectuel» (représenté en l'espèce par moi) et
des gens du monde (représentés par la petite bande), au sujet d'une
personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement
son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu'autrefois
celui de Mme Blatin, était d'être--quoi qu'elles prétendissent--l'ami
de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et
Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter
un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à
s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient
pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel
imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de
golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si
encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre; en
dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui
avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les
vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon
but était de «faire une étude pour un livre», Guy Saumoy qui était
complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un
type curieux qui pouvait «m'intéresser». Ces deux-là, on me les eût
«permis», mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver,
c'était le type de la «grande brute», de la «brute épaisse». Pour
revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de
me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale
raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce
que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de
la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas
mariée: «Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait
rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles,
ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent
l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des
jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et
qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et
celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre
leur gré.» Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder
Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande
m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait
suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi
ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment
ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour
être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques
mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment
dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait
qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me
laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait
eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû
être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je
dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander.
«Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère?»
«Oh! non jamais, nous aurions été dérangées.» «Tiens, je croyais,
il me semblait...» «D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à
la campagne.» «Où ça?» «Autrefois quand elle n'avait pas le temps
d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait
là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la
grotte du petit Trianon aussi.» «Vous voyez bien, comment vous croire?
Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux
Buttes-Chaumont.» «J'avais peur de vous faire de la peine.» Comme je
l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette
seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de
la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait,
l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore
autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas
assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement
mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en
doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir
connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la
fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de
Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme
modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser,
à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une
ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien
et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que
la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par
où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de
défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut
franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant
d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire
absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait
diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de
cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que
je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu
à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours
présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à
l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le
désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance
et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la
plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent--contrairement
à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente--qu'avec
nous-mêmes. À tant de preuves qui corroboraient ma version première,
j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine.
Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y
joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et
d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à
l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à
ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour
notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine
coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces
de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être
vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous
faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des
caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des
paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât
enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti,
plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé
par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes
intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la
plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie
du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice
d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa,
comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les
apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que
m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y
montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque
rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces
intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à
nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour
pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été
mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel
soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient
continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore,
antérieure, plus vaste, qui était _mon amour lui-même_. N'était-ce
pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître
dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans
les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la
persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de
clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le
désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force
d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme
d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les
éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus
malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à
l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans
une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces
charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives,
dangereuses, mortelles, d'un être, peut-être étaient-ils avec ces
secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le
sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs
vénéneuses? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même
d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez
elle ces manières bonnes et franches donnant l'illusion qu'on avait
avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un
homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une
finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet
aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la
prédilection et de la tendresse. De sorte qu'on a tort de parler en
amour de mauvais choix, puisque dès qu'il y a choix, il ne peut être
que mauvais. «Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu
quand vous veniez la chercher à la maison, dis-je à Andrée.» «Oh!
non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que
je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me
permettait même plus de lui parler de ces choses.» «Mais ma petite
Andrée pourquoi mentir encore? Par le plus grand des hasards, car je ne
cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails
les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux
vous préciser, au bord de l'eau avec une blanchisseuse quelques jours
à peine, avant sa mort.» «Ah! peut-être après vous avoir quitté,
cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus
jamais regagner votre confiance.» Ces derniers mots m'accablèrent.
Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai
qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait
successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait
jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu: «Oh!
jamais, certes j'adore Andrée; j'ai pour elle une affection profonde,
mais comme pour une sœur et même si j'avais les goûts que vous
semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour
cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante,
sur la tombe de ma pauvre mère.» Je l'avais crue. Et pourtant même si
je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses
demi-aveux d'autrefois relativement à certaines choses et la netteté
avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que
cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du
platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même
du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour. J'aurais
dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué
par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères disent,
et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces
mêmes êtres font; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un
jeune homme: «Oh! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié
pour lui, mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je
pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents», on devrait
soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer qu'elle sort
probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous
qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas
d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et
aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant; plus
que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j'avais peine à
les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m'avait raconté qu'elle
avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur
(sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que
j'étais moins jaloux des hommes), que c'était amusant de voir comme
Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les
hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu
faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes
pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation.
Quand Andrée fut partie l'heure du dîner était arrivée. «Tu ne
devineras jamais qui m'a fait une visite d'au moins trois heures, me dit
ma mère. Je compte trois heures, c'est peut-être plus, elle était
arrivée presque en même temps que la première personne qui était Mme
Cottard, a vu successivement sans bouger entrer et sortir mes
différentes visites--et j'en ai eu plus de trente--et ne m'a quittée
qu'il y a un quart d'heure. Si tu n'avais pas eu ton amie Andrée, je
t'aurais fait appeler.» «Mais enfin qui était-ce?» «Une personne
qui ne fait jamais de visites.» «La princesse de Parme?»
«Décidément, j'ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce
n'est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de
suite.» «Elle ne s'est pas excusée de sa froideur d'hier?» «Non,
ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta
pauvre grand'mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu'elle
avait fait demander vers deux heures par un valet de pied si j'avais un
jour. On lui a répondu que c'était justement aujourd'hui, et elle est
montée.» Ma première idée que je n'osai pas dire à maman fut que
la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec
qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait
ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu'elle n'avait pas cherché
à dissimuler. Et c'était tout à fait dans le genre des grandes dames
allemandes, qu'avaient du reste beaucoup adopté les Guermantes, cette
morgue, qu'on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma
mère crut, et j'ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la
princesse de Parme ne l'ayant pas reconnue, n'avait pas cru devoir
s'occuper d'elle, qu'elle avait appris après le départ de ma mère qui
elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait
rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les
huissiers avant qu'elles entrassent demandaient leur nom pour l'inscrire
sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire
à ma mère: «Je ne vous ai pas reconnue», mais ce qui n'était pas
moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons
Guermantes que ma première version, avait pensé qu'une visite, chose
exceptionnelle de la part de l'Altesse, et surtout une visite de
plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et
tout aussi persuasive cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je
ne m'attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la
princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à
Albertine sur lesquels je voulais et j'avais oublié d'interroger
Andrée. Combien peu d'ailleurs je savais, je saurais jamais de cette
histoire d'Albertine, la seule histoire qui m'eût particulièrement
intéressé, du moins qui recommençait à m'intéresser à certains
moments. Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la
faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d'années plus
jeune, et qui, entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte,
mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le
mettrait à portée tantôt d'une époque, tantôt d'une autre.
J'écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu'une semaine plus
tard. Presque dès le début de sa visite, je lui dis: «En somme
puisque vous prétendez qu'Albertine ne faisait plus ce genre de choses
quand elle vivait ici, d'après vous, c'est pour les faire plus
librement qu'elle m'a quitté, mais pour quelle amie?» «Sûrement pas,
ce n'est pas du tout cela.» «Alors parce que j'étais trop
désagréable?» «Non, je ne crois pas. Je crois qu'elle a été
forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur
cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez «_je suis
dans les choux_», ce jeune homme qui aimait Albertine et l'avait
demandée. Voyant que vous ne l'épousiez pas, ils ont eu peur que la
prolongation choquante de son séjour chez vous n'empêchât ce jeune
homme de l'épouser. Mme Bontemps sur qui le jeune homme ne cessait de
faire agir a rappelé Albertine. Albertine au fond avait besoin de son
oncle et de sa tante et quand elle a su qu'on lui mettait le marché en
mains, elle vous a quitté.» Je n'avais jamais dans ma jalousie pensé
à cette explication, mais seulement aux désirs d'Albertine pour les
femmes et à ma surveillance, j'avais oublié qu'il y avait aussi Mme
Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait
choqué ma mère dès le début. Du moins Mme Bontemps craignait que
cela ne choquât ce fiancé possible qu'elle lui gardait comme une poire
pour la soif, si je ne l'épousais pas. Ce mariage était-il vraiment la
raison du départ d'Albertine et par amour-propre, pour ne pas avoir
l'air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l'épouser
n'avait-elle pas voulu le dire? Je commençais à me rendre compte que
le système des causes nombreuses d'une seule action, dont Albertine
était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait
croire à chacune que c'était pour elle qu'elle était venue, n'était
qu'une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que
prend une action selon le point de vue où on se place. L'étonnement et
l'espèce de honte que je ressentais de ne pas m'être une seule fois
dit qu'Albertine était chez moi dans une position fausse, qui pouvait
ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n'était pas la première fois, ce
ne fut pas la dernière fois, que je l'éprouvai. Que de fois il m'est
arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres
et les crises qu'ils amènent, d'entendre tout d'un coup un troisième
m'en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus
grands encore avec l'un des deux, point de vue qui a peut-être été la
cause de la crise. Et si les actes restent aussi incertains, comment les
personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas? À entendre les gens
qui prétendaient qu'Albertine était une roublarde qui avait cherché
à se faire épouser par tel ou tel, il n'est pas difficile de supposer
comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant à mon avis
elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait
pure, mais dans ce cas coupable pour d'autres raisons, à cause de vices
dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci: d'une part,
le mensonge est souvent un trait de caractère; d'autre part, chez des
femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense
naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce
danger subit et qui serait capable de détruire toute vie: l'amour.
D'autre part, ce n'est pas l'effet du hasard si les êtres intellectuels
et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et
inférieures, et tiennent cependant à elles, au point que la preuve
qu'ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à
conserver près d'eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont
besoin de souffrir, je dis une chose exacte en supprimant les vérités
préliminaires qui font de ce besoin--involontaire en un sens--de
souffrir, une conséquence parfaitement compréhensible de ces
vérités. Sans compter que les natures complètes étant rares, un
être très sensible et très intellectuel aura généralement peu de
volonté, sera le jouet de l'habitude et de cette peur de souffrir dans
la minute qui vient, qui voue aux souffrances perpétuelles--et que dans
ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l'aime pas.
On s'étonnera qu'il se contente de si peu d'amour, mais il faudra
plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l'amour qu'il
ressent. Douleur qu'il ne faut pas trop plaindre, car il en est de ces
terribles commotions que nous donnent l'amour malheureux, le départ, la
mort d'une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous
foudroient d'abord, mais après lesquelles les muscles tendent peu à
peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus cette
douleur n'est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et
sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les
prend d'autant plus au dépourvu que même très intelligents, ils
vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la
douleur qu'une femme vient de leur infliger, plutôt que dans la claire
perception de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle faisait, de celui
qu'elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et
qui ont besoin de cela pour parer à l'avenir au lieu de pleurer le
passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment.
Par là la femme médiocre qu'on s'étonnait de les voir aimer, leur
enrichit bien plus l'univers que n'eût fait une femme intelligente.
Derrière chacune de ses paroles, ils sentent un mensonge, derrière
chaque maison où elle dit être allée, une autre maison, derrière
chaque action, chaque être, une autre action, un autre être. Sans
doute ils ne savent pas lesquels, n'ont pas l'énergie, n'auraient
peut-être pas la possibilité d'arriver à le savoir. Une femme
menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer sans se donner
la peine de le changer des quantités de personnes et qui plus est, la
même qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de
l'intellectuel sensible un univers tout en profondeurs que sa jalousie
voudrait sonder et qui n'est pas sans intéresser son intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant
qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces
indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une
personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au
fond, à une vie future. Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait
redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions autant
pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant
qu'elle vivait, lorsqu'on se croyait tenu à cacher son secret. Et si
ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là
pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte
si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était
possible qu'un long drame se fût joué dans le cœur d'Albertine entre
rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou
de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle
n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée qui n'avait
pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d'Albertine, me jura
qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part,
Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même
ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette
peur de se tromper dans le sens qu'on désire, qui engendre autant
d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile
à ces choses. Peut-être bien plus tard avaient-elles appris sa
conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop
Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu'elles pussent songer
à faire cela ensemble). En somme je ne comprenais toujours pas
davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme
est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à
toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire,
si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur
où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les
actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans
un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent
d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent
en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n'y a-t-il pas eu
d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir
fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie? Que de fois un grand
seigneur est volé par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré
qu'il était un brave homme et qui l'était peut-être. Or ce rideau
tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable
si nous avons de l'amour pour cette personne, car il obscurcit notre
jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse
tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour
elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée
à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir
plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste.
De même des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée
à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup
malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la
connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de
liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de
suspicions, une intrigue que certains n'ont pas ignorée--mais certains
que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et
parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il
faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être,
soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de
la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte
de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que
nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation,
auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les
deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent quand on est
seul pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il
n'y a pas de véritable rencontre possible.--«Mais ma petite Andrée
vous mentez encore. Rappelez-vous,--vous-même me l'avez avoué,--je
vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous qu'Albertine avait
tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas
savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir.»
«Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y
venir.» «Comment? Vous-même m'avez dit que quelques jours avant elle
avait rencontré Mme Verdurin. D'ailleurs, Andrée, inutile de nous
tromper l'un l'autre. J'ai trouvé un papier un matin dans la chambre
d'Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la
matinée.» Et je lui montrai le mot qu'en effet Françoise s'était
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