Albertine disparue Vol 2 (of 2) - 08

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l'ont vue les enfers» mais fidèle, et «même un peu farouche»?
C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été
autrefois: mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme
passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune
fille, et nous n'aimons hélas! en elle que cette aurore dont son visage
reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la
dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par
erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant
qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait
mieux que je la gardasse; je la remis dans ma poche, mais je me promis
de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement
cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être
tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour
Gilberte, après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux,
finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer tout
comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.
Mais alors je songeai: je tenais à Albertine plus qu'à moi-même; je
ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai
cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même
par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas
comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait
toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle,
à ce que quand je l'aimais je m'aimais davantage? Non, cela tenait à
ce que cessant de la voir j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais
pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même
n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine.
Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi...? Certes
il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille
liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa
permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de
l'immortalité.
Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je
montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux
brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses
angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie
du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m'attendait, à cette
heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche,
dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de
l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de
la Renaissance, s'il était dressé dans un palais ou sur une galère,
la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors
étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres
perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant
d'air, l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une
surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la
miroitante instabilité du flot.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me
trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille
et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard
de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide,
aucun voyageur ne m'avait parlé.
Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli
divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé
entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces
formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une
de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se
fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je
n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner
cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi
entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C'était un de ces
ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues
se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès
caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes
orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant
le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit
par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je
suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me
donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un
vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que
j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son
silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie
qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calli me faisait rebrousser
chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand
Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le
souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me
demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit
dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange
flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques,
à la méditation du clair de lune.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu'à Padoue où
se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m'avait donné les
reproductions; après avoir traversé en plein soleil le jardin de
l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et
les fonds des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse
journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue
un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu
plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en
ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans
qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs
pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel, sur
la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou
au moins enfantine, qu'ils semblaient des volatiles d'une espèce
particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans
l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques et qui ne
manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent; il
y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et, comme ce
sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit
s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à
exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand
renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions
contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser
à une variété d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros
s'exerçant au vol plané qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des
époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et
dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages
célestes qui ne seraient pas ailés.
*
* *
Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme
Putbus et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à
Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques
jours; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération
ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps
vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé
contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé
à obéir), cette Volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à
imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à
me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder.
Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus
habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement
ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était
sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes
affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation
sur la terrasse, devant le canal et m'y installai, regardant se coucher
le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un
musicien chantait «sole mio».
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de
la gare. Bientôt, elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul
avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence
pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable
était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car
je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères. Je
n'avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et
introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi
avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples
parties, quantités de marbres pareilles à toutes les autres, et l'eau
comme une combinaison d'hydrogène et d'oxygène, éternelle, aveugle,
antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner.
Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on
vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore--comme un lieu d'où
l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui
dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me
laissait contracté, je n'étais plus qu'un cœur qui battait, et qu'une
attention suivant anxieusement le développement de «sole mio».
J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée
caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de
l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger
à l'idée que j'avais de lui, qu'un acteur dont, malgré sa perruque
blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu'en son essence il
n'est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient
dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs
vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre
me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un
élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette
singularité des choses, qui, même semblables en apparence à celles de
notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux; je
sentais que cet horizon si voisin que j'aurais pu atteindre en une
heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers
de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du
voyage, amarrée près de moi; si bien que ce bassin de l'arsenal à la
fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût
et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que
j'accompagnai ma mère aux bains Deligny; en effet dans le site
fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel, ni
le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer
avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je
m'étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des
baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient
pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles
n'y étaient pas compris et si cet étroit espace n'était pas
précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour
moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins
irréelle, et c'était ma détresse que le chant de «sole mio»,
s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue,
semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de
l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre
le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que
je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas; je restais
immobile, sans être capable non seulement de me lever, mais même de
décider que je me lèverais.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre,
s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases
successives de «sole mio» en chantant mentalement avec le chanteur, à
prévoir pour chacune d'elles l'élan qui allait l'emporter, à m'y
laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois ne m'intéressait
nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en
l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin aucun des motifs,
connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir
la résolution dont j'avais besoin; bien plus, chacune de ces phrases,
quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre
efficacement cette résolution, ou plutôt elle m'obligeait à la
résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer
l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter
«sole mio» se chargeait d'une tristesse profonde, presque
désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution
de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger;
mais me dire «Je ne pars pas», qui ne m'était pas possible sous cette
forme directe, me le devenait sous cette autre: «Je vais entendre
encore une phrase de «sole mio»; mais la signification pratique de ce
langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant: «Je ne fais
en somme qu'écouter une phrase de plus», je savais que cela voulait
dire: «Je resterai seul à Venise.» Et c'est peut-être cette
tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme
désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la
voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires
venait me frapper en plein cœur; quand la phrase était consommée et
que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et
reprenait plus haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de
plus ma solitude et mon désespoir.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie.
J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal
devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de
ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, ce chant de désespoir que
devenait «sole mio» et qui, ainsi clamé devant les palais
inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine
de Venise; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit
artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait
avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur,
si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma
mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du
chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision
apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise: nos amis
eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons
pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète
qu'on peut prédire,--grâce à l'insoupçonnable puissance défensive
de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une
impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée,--mon
action surgit enfin: je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les
portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge
d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne
viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone
venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu'à la gare et,
quand nous nous fûmes éloignés, regagner,--elles qui ne partaient pas
et allaient reprendre leur vie,--l'une sa plaine, l'autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres
qu'elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que
moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y
prendre celle que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Ma mère
craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop
fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m'occuper pendant les
dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles
distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux,
déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire.
Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu'elle se décida à
lire la première des deux lettres. Je regardai d'abord ma mère qui la
lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se
poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et
qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu
l'écriture de Gilberte sur l'enveloppe que je venais de prendre dans
mon portefeuille. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec
Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à
ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme
on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je
n'avais jamais eu sa dépêche. Peut-être, ne voudrait-elle pas le
croire. Tout d'un coup, je sentis dans mon cerveau un fait qui y était
installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un
autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais cru
d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de
l'écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait
une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T
qui avaient l'air de souligner les mots, ou les points sur les I qui
avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en
revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et
arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout
naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d'_s_ ou de
_z_ de la ligne supérieure comme un «ine» finissant le mot de
Gilberte. Le point sur l'_i_ de Gilberte était monté au-dessus faire
point de suspension. Quant à son _G_, il avait l'air d'un _A_ gothique.
Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les
uns dans les autres (certains d'ailleurs m'avaient paru
incompréhensibles) cela était suffisant pour expliquer les détails de
mon erreur et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit
dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de
l'idée que la lettre est d'une certaine personne, combien de mots dans
la phrase? On devine en lisant, on crée; tout part d'une erreur
initiale; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture
des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture) si
extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le
même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce
que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi)
avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première
méprise sur les prémisses.


CHAPITRE IV
_Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup_

«Oh! c'est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s'étonne plus de
rien à mon âge, mais je t'assure qu'il n'y a rien de plus inattendu
que la nouvelle que m'annonce cette lettre.» «Écoute bien,
répondis-je, je ne sais pas ce que c'est, mais, si étonnant que cela
puisse être, cela ne peut pas l'être autant que ce que m'apprend
celle-ci. C'est un mariage. C'est Robert de Saint-Loup qui épouse
Gilberte Swann.» «Ah! me dit ma mère, alors c'est sans doute ce que
m'annonce l'autre lettre, celle que je n'ai pas encore ouverte, car j'ai
reconnu l'écriture de ton ami.» Et ma mère me sourit avec cette
légère émotion dont, depuis qu'elle avait perdu sa mère, se
revêtait pour elle tout événement, si mince qu'il fût, qui
intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir,
et ayant, elles aussi, leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla
d'une voix douce, comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce
mariage, de méconnaître ce qu'il pouvait éveiller d'impressions
mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de
Robert prête à se séparer de son fils et auxquelles ma mère par
bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa
propre émotivité filiale, conjugale, et maternelle. «Avais-je raison
de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant?» lui dis-je.
«Hé bien si! répondit-elle d'une voix douce, c'est moi qui détiens
la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas la plus grande,
la plus petite, car cette citation de Sévigné faite par tous les gens
qui ne savent que cela d'elle écœurait ta grand'mère autant que «la
jolie chose que c'est de fumer.» Nous ne daignons pas ramasser ce
Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m'annonce le mariage du
petit Cambremer.» «Tiens!» dis-je avec indifférence «avec qui? Mais
en tous cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout
caractère sensationnel.» «À moins que celle de la fiancée ne le lui
donne.» «Et qui est cette fiancée?» «Ah! si je te le dis tout de
suite il n'y a pas de mérite, voyons cherche un peu», me dit ma mère,
qui, voyant qu'on n'était pas encore à Turin, voulait me laisser un
peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. «Mais comment
veux-tu que je sache? Est-ce avec quelqu'un de brillant? Si Legrandin et
sa sœur sont contents, nous pouvons être sûrs que c'est un mariage
brillant.» «Legrandin, je ne sais pas, mais la personne qui m'annonce
le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu
appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l'effet d'un
mariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore la
bergère est-elle moins qu'une bergère, mais d'ailleurs charmante. Cela
eût stupéfié ta grand'mère et ne lui eût pas déplu.» «Mais enfin
qui est-ce cette fiancée?» «C'est Mlle d'Oloron.» «Cela m'a l'air
immense et pas bergère du tout mais je ne vois pas qui cela peut être.
C'est un titre qui était dans la famille des Guermantes.» «Justement,
et M. de Charlus l'a donné en l'adoptant à la nièce de Jupien. C'est
elle qui épouse le petit Cambremer.» «La nièce de Jupien! Ce n'est
pas possible!» «C'est la récompense de la vertu. C'est un mariage à
la fin d'un roman de Mme Sand, dit ma mère.» «C'est le prix du vice,
c'est un mariage à la fin d'un roman de Balzac», pensai-je. «Après
tout», dis-je à ma mère, «en y réfléchissant, c'est assez naturel.
Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils
n'espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente; de plus la petite,
adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d'argent, ce qui était
indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur; et en somme
elle est la fille adoptive, et selon les Cambremer, probablement la
fille véritable--la fille naturelle--de quelqu'un qu'ils considèrent
comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a
toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse
française et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près de
nous, pas plus tard qu'il y a six mois, tu te rappelles, le mariage de
l'ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison sociale
était qu'on la supposait à tort ou à raison fille naturelle d'un
prince souverain.» Ma mère, tout en maintenant le côté castes de
Combray qui eût fait que ma grand'mère eût dû être scandalisée de
ce mariage, voulant avant tout montrer le jugement de sa mère, ajouta:
«D'ailleurs la petite est parfaite, et ta chère grand'mère n'aurait
pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne
pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien
elle avait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, un
jour qu'elle était entrée se faire recoudre sa jupe? Ce n'était
qu'une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée en graine et
vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais
ta grand'mère d'un coup d'œil avait discerné tout cela. Elle avait
trouvé la petite nièce d'un giletier plus «noble» que le duc de
Guermantes.» Mais plus encore que louer grand'mère, il fallait à ma
mère trouver «mieux» pour elle qu'elle ne fût plus là. C'était la
suprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait un
dernier chagrin. «Et pourtant crois-tu tout de même, me dit ma mère,
si le père Swann--que tu n'as pas connu il est vrai--avait pu penser
qu'il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille
où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait:
«Ponchour Mezieurs» et le sang du duc de Guise!» «Mais remarque,
maman, que c'est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann
étaient des gens très bien, et avec la situation qu'avait leur fils,
sa fille, s'il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très
bien. Mais tout était retombé à pied d'œuvre puisqu'il avait
épousé une cocotte.» «Oh! une cocotte, tu sais, on était peut-être
méchant, je n'ai jamais tout cru.» «Si, une cocotte, je te ferai
même des révélations sensationnelles un autre jour.» Perdue dans sa
rêverie, ma mère me disait: «La fille d'une femme que ton père
n'aurait jamais permis que je salue épousant le neveu de Mme de
Villeparisis, que ton père ne me permettait pas au commencement d'aller
voir parce qu'il la trouvait d'un monde trop brillant pour moi!» Puis:
«Le fils de Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d'avoir
à nous donner une recommandation parce qu'il ne nous trouvait pas assez
chic, épousant la nièce d'un homme qui n'aurait jamais osé monter
chez nous que par l'escalier de service!... Tout de même ta pauvre
grand'mère avait raison--tu te rappelles--quand elle disait que la
grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits
bourgeois et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les
avances qu'elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour
qu'elle le fît tester en faveur du duc d'Aumale. Tu te souviens, elle
était choquée aussi que depuis des siècles des filles de la maison de
Gramont qui furent de véritables saintes aient porté le nom de
Corisande en mémoire de la liaison d'une aïeule avec Henri IV. Ce sont
des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les
cache davantage. Crois-tu que cela l'eût amusée, ta pauvre
grand'mère!» disait maman avec tristesse, car les joies dont nous
souffrions que ma grand'mère fût écartée, c'étaient les joies les
plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela une
«imitation», qui l'eussent amusée, «crois-tu qu'elle eût été
étonnée! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand'mère
ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu'il vaut
mieux qu'elle ne les ait pas sus», reprit ma mère, car en présence de
tout événement, elle aimait à penser que ma grand'mère en eût reçu
une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse
singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire.
Devant tout événement triste qu'on n'eût pu prévoir autrefois, la
disgrâce ou la ruine d'un de nos vieux amis, quelque calamité
publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se
disait que peut-être valait-il mieux que grand'mère n'eût rien vu de
tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle
n'eût pu le supporter. Et quand il s'agissait d'une chose choquante
comme celle-ci, ma mère, qui, par le mouvement du cœur inverse de
celui des méchants qui se plaisent à supposer que ceux qu'ils n'aiment
pas ont plus souffert qu'on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse
pour ma grand'mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu
lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand'mère comme au-dessus
des atteintes même de tout mal qui n'eût pas dû se produire, et se
disait que la mort de ma grand'mère avait peut-être été en somme un
bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette
nature si noble qui n'aurait pas su s'y résigner. Car l'optimisme est
la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre
tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le
mal qu'ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu'ils
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