Bric-à-brac - 10

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Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une
seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où
Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des
indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie
Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc
d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
de sept cent cinquante bénéfices.
On passa en Languedoc.
Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et
les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les
couvrirent.--Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré,
mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur.
Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et
prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait
les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un
mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les
brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or
aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait.
Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et
bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait
épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était
retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques
demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de
Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de
Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
bûcher? J'en doute.
Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière
d'autre couleur que leur robe, au bras.
Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et
qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son
retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait
avant lui. C'est le roi qui gagna.
Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il
avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur
vide.
À vingt-trois ans, il était fou.
Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
d'Orléans, prit sa femme.
Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
Bourgogne.
L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée
dans l'esprit fantasque du jeune prince.
C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la
tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
bonheur du duc d'Orléans.
Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
la mort du duc d'Orléans.
Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient
suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie
amoureuse.
En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux
duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à
faire une visite à Louis d'Orléans.
Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme
l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un
palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours,
retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de
l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il
recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de
cendres.
Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il
rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.
Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de
réconcilier ses deux neveux.
Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut
courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner
pour le 22.
Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat
du duc d'Orléans.

Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
est le théâtre.
Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de
la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait
fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette
petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve
lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé
alors par la reine Isabeau.
Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque,
hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
de la Ville et du Temple.
Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait
gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous
Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie
de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
entendu.
En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
enlever l'alliage.
Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette,
appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de
lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel
Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à
la rue de la Perle.
Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en
naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort
longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc
d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on
avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un
enfant d'un jour.
C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son
enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé
l'assassinat du duc d'Orléans.
Depuis longtemps, il le méditait.
Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait
dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de
l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin
qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres
denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège
de vendre sans droits.
Le 17, la maison était trouvée et livrée.
C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du
Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une
niche au-dessus de la porte.
L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi;
l'histoire n'a pas conservé son nom.
L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général
des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même
hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même
table.
Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine,
et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout à coup le
valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire
au prince que le roi le demandait à l'instant même.
Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il
pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire
qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la
sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son
crime.
Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était
attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
une partie de sa suite.
Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même
cheval, un page et quelques valets portant des torches.
C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis
d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce
quartier sombre, solitaire et retiré.
Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée,
c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une
gaie chanson, et jouant avec son gant.
Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter
que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orléans était jeune encore,
ayant trente-six ans à peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
était apparue.
Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et
une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était
cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour
aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans
la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de
hache et d'épée.
Et lui criait:
--Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de
hache lui fendait la tête.
Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
--Au meurtre!
Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un
geste de menace:
--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
--Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de
masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et,
sans penser à lui-même;
--Ah! monseigneur mon maître!... dit-il.
Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
Isabeau.
L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
éteindre les torches et s'en aller.
Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du
coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la
tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une
oreille à l'autre.
La cervelle en sortait.
Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres
restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.

Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté
ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le
prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait
terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
Mort, tout le monde le pleura.
La France la première.
« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que
c'était lui; parce que c'était moi. »
Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
Montaigne:
-Je l'aimais.
La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima
celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts
et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables.
L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était
le coeur, un coeur bon et humain.
Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le
prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard
qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul
de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de
larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil,
tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
Les pleurs appellent les pleurs.
Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine
tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui
qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces
murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont
dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
appartenu.
C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours
était un rude lutteur.
Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la
féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
--Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.

À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à
Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,--ce que
c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'était,
enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées
de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les
avait confisquées à la maison d'Orléans.
Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par
l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier
de M. de Sainte-Foix.
L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas
meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait
monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des
tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours
esherbées.
C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
âge.
Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu,
furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
On se montrait les uns aux autres les études faites, on se
renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire
de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
Saint-Laurent_. Le saint y était représenté sur son gril au moment où
il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit
sur le côté droit;--ce qui était l'emblème du sort réservé aux
voyageurs.
Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
Cet artiste, c'était M. de Flubé.
Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente
pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui
du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle façon, que,
moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
l'_hôtel des Ruines_.
Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
Le drapeau surmontait cette inscription:

CONNÉTABLE-TERJUS
_Montre les ruines
Aux amateurs._

Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
Pierrefonds.--On montrait les ruines!
Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour
me les montrer!
Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds
n'était qu'un village, il devint un bourg.
Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou
six tonneaux.
Ce brick s'appela _l'Artiste_.
Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à
l'_hôtel des Ruines_, comme l'_hôtel des Ruines_ avait été destiné à
faire concurrence à l'_hôtel du Grand Saint-Laurent_.
Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'_hôtel des
Étrangers_.
Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un
spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel
édifice:

HÔTEL DES ÉTRANGERS.

Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration
qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau
sulfureuse.
Dès lors, Pierrefonds était complet:
Historique par ses ruines,
Pittoresque par sa position,
Sanitaire par sa Source.
Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de
l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux
minérales.
Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur
d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles
d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient
être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées
dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades
de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison
en un bôtel qui a pris le titre d'_hôtel des Bains_.
Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hôtel
de Pierrefonds_.
La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir
pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: _et pour
Pierrefonds_.
Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre
de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
Paris.
Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient
d'avoir son feu d'artifice.
--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles
romaines et un soleil cloué contre un arbre.
Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
Son épilogue était un magnifique bouquet.
Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot,
le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je
compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman
ou quel drame au _grand hôtel de Pierrefonds_, où je ne pensais pas le
moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de
souscription.
Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
du dimanche suivant.
Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas
encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous
acheter vos artifices?
--À Paris.
--Chez qui?
--Chez Ruggieri.
--Attendez.
J'écrivis une lettre.
--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
--Qu'est-ce que votre ami Désiré?
--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
mais encore je fournis l'artificier.
Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
--Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
dérangera?
--J'en suis sûr.
--Pour nous?
--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
Ils se retirèrent en hochant la tête.
Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
--Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher
ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et
m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois
bien qu'il se dérangera!
Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement
l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée
comme sa marchandise.
Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement
répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M.
Ruggieri devait venir.
Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
Des paris s'étaient ouverts:
Ruggieri viendra-t-il?
Ruggieri ne viendra-t-il pas?
On accourut me demander:
--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
--Pourquoi cela?
--Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
--Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
--Et il viendra, nous pouvons y croire?
--Aussi certainement que s'il était arrivé.
Et chacun partait en criant:
--J'écris qu'il viendra.
Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre
avec une pareille certitude?
Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
C'est tout le contraire.
Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
--Entrez, Ruggieri! criai-je.
Et Ruggieri entra.
Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous
pouvons répondre les uns des autres.
Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri
était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
illumination des ruines.
À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge
s'alluma.
La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant
dans l'eau.
Les premiers cris de joie commencèrent.
Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit
avec un feu vert.
Puis une troisième avec un feu blanc.
Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette
fois, tout rentra dans l'obscurité.
Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
montagne et se dresser dans la nuit.
La pâle apparition dura dix minutes.
Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
une teinte différente.
Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!

Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à
feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
magnifique soirée.
Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré
tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
reviendrai.

S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je
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