Bric-à-brac - 08

Total number of words is 4588
Total number of unique words is 1534
42.2 of words are in the 2000 most common words
54.9 of words are in the 5000 most common words
60.5 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de
douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la
description.
Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste
couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison,
voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
Écoutez, c'est elle qui parle:
« L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait
froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste
couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et
sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier à
ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus
_gémir_. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais
si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends
à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des
larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent
des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau;
d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le
son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février
1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa
main amaigrie à la porte du tombeau.
Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
Enfin la rigueur des hommes se lassa.
Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur
d'une autre cellule.
Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
« Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma
garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter
ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se
placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
C'est de la vérité locale.
» Voici le mobilier:
» À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte
obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
fort laid, mais c'est chaud.
» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous
l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode,
et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale
liserée de gris.
» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
petite chapelle de mes souvenirs.
» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au
mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté
sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est
prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon
grand-père.
» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix
qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à
porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
» Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus
rien... J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un
sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonnière
pendant ces neuf années.
Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront
sur sa tombe.
D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard
de soixante-quinze ans.
Écoutons-le.
« Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement
notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne
la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses
craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine
furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils
conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
» Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait
rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être
plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la
maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
» Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
» Il n'était plus temps!
» Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la
soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout
fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
» Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à
Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président:
j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage
d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
» Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en
trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus
une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la
liberté.
» Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma
demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
» L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une
croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur
la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous
adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle
toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de
cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
l'entourait.
« Monsieur,
» Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous.
L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore
une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses
affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre
Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à
penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si
parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier,
depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et
incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible
événement que je suis forcé de vous annoncer.
» Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualités
distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu
ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
En ce moment suprême, _elle a été admirable de résignation, de foi,
de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que
j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si
profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de
plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager,
à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et
de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été
admirable aux approches de la mort.
» Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de
tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je
n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour
ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop
sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à
cet égard.
» Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux
à la lui rendre aussi facile que possible.
» Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont
mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord,
elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de
madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son
voyage pour se rendre au sein de sa famille.
» Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
» Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
l'hommage, etc.
» B...,
» Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
» Ornolac, 7 septembre 1853.»

Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la
prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures
avant sa mort.
Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre,
consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
« N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous
écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite
vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule
fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus.
J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir,
tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve
pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois
mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma
confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine à y croire.
» Mais parlons d'_elle_. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce
souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur.
Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le
sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle
sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous
bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
le courage de le supporter. »
» Puis, comme les douleurs redoublaient:
« Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il
leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
» Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à
tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus
grande.
» Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais
tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance
à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui
étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle
si supérieure.
» Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous
m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
» Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
plus respectueux.
» Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
» À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
mon coeur.
» CLÉMENCE.
» Lundi 27. »

Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve
bonté:
« Mon cher monsieur,
» La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre
égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura
causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne
pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet.
J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là.
Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce
silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas
coupable.
» À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à
les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien
conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de
juillet.
» Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant
qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et
parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait
peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette
dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus.
Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de
délicatesse en ce point.
» Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et
m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
» Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de
m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à
Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait
beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux
semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce
retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me
répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui
écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait
enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini
son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
» À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou
plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi,
et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa
part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu
visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher.
J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on
le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs
également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique.
Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être
flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte
sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à
réparer.
» Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
fini. »
Qu'ajouter à cela?
Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux
blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
« Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
» Je réponds:
» Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
» Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
» Ma conviction est là.
» COLLARD,
» Montpellier, 17 juin 1853. »

Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de
captivité.

JACQUES FOSSE

Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma
place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus
empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous
n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
repartir sans vous voir.
--À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et
sauveteur dans mes moments perdus.
En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge,
éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des
plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter
cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;--à ce seul nom, vous vous
rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.--Il
naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
ou à peu près.
Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller
habiter chez sa mère, à Beaucaire.
En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut
douze enfants, dont trois sont morts.
En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un
enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
gagnait par jour; mais enfin on vivait.
Il fit ce métier pendant un an.
Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il
entra comme manoeuvre chez un maçon.
Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque
de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
Jamais programme ne fut mieux suivi.
En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en
qualité d'apprenti mineur.
Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à
quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle
durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un
immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
dans le Rhône: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
fils d'un charcutier nommé Cambon.
Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de
Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le
danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.--Par bonheur,
le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
compagnie.
Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en
se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur,
lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de
bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce
doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en
qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent
et dirigent les voyageurs.
Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de
Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café
chantant.
Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
Voici le fait:
Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin
de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques
qui tenait la chaîne.
Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné
avec lui.
Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu
pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre
essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse
avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle
aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme
le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le
bord, les traîna tous deux après lui.
Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe;
mais, heureusement, le nageur avait pied.
Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de
l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
de l'empêcher de s'enfuir.
Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se
sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
s'élança à sa poursuite.
Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à
lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui,
entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant
l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il
était par une force supérieure.
Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour
respirer.
C'était là que l'ours l'attendait.
Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
épaule.
Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de
brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup
de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et
se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais
pour assister à cet étrange sauvetage.
En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles
étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui
conduisait au bateau à vapeur.
C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai,
et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
qui s'y noyaient.
Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
débattant.
Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
les épaules.
Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai,
s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de
l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le
tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
--Tire!
On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait
conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que
son portemanteau était resté au fond du Rhône.
Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
Fosse.
Il va sans dire que celui-ci refusa.
Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère
de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
son gendre à Montpellier.
En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
elle tomba dans le Rhône.
Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît
de l'autre côté.
Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il
You have read 1 text from French literature.
Next - Bric-à-brac - 09
  • Parts
  • Bric-à-brac - 01
    Total number of words is 4521
    Total number of unique words is 1476
    40.6 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 02
    Total number of words is 4683
    Total number of unique words is 1451
    41.2 of words are in the 2000 most common words
    52.9 of words are in the 5000 most common words
    59.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 03
    Total number of words is 4487
    Total number of unique words is 1406
    42.3 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 04
    Total number of words is 4262
    Total number of unique words is 1432
    40.9 of words are in the 2000 most common words
    51.5 of words are in the 5000 most common words
    57.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 05
    Total number of words is 4523
    Total number of unique words is 1503
    40.7 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 06
    Total number of words is 4581
    Total number of unique words is 1531
    40.7 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 07
    Total number of words is 4540
    Total number of unique words is 1579
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    50.1 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 08
    Total number of words is 4588
    Total number of unique words is 1534
    42.2 of words are in the 2000 most common words
    54.9 of words are in the 5000 most common words
    60.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 09
    Total number of words is 4535
    Total number of unique words is 1540
    39.6 of words are in the 2000 most common words
    52.8 of words are in the 5000 most common words
    58.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 10
    Total number of words is 4476
    Total number of unique words is 1489
    40.3 of words are in the 2000 most common words
    52.7 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 11
    Total number of words is 2944
    Total number of unique words is 1054
    38.5 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.