Bric-à-brac - 07

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parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les
unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même,
et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je
comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent
incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour
guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur
ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des
significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des
horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans
un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger
qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en
lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le
secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes
indéchiffrables à ses yeux.
» Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de
femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume
aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je
mettrais de l'art jusque dans un ourlet.
» Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si
je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase,
alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée
escalade les étoiles.
» Maintenant, comment décider,--tirez-moi de mon doute,
Dumas,--comment décider lequel de tous ces états est celui auquel
Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre
l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me
sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y
a en moi _qu'une femme_, je veux brûler de vains jouets, et borner
mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement
aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui
tache quand elle n'éclaire pas.
» La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève
d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle
envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute
futaie de roseaux.
» Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas
seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du
talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je
rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans
ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour
son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent
s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des
bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui
reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus
douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit.
Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde
semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon,
c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de
l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si
brûlants, mais si fragiles.
» Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà
auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la
réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
» En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives,
quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela
a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
» Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
» MARIE CAPELLE. »

On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les
pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.

SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.

ITALIE.
« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour
voiler tes beaux flancs!
» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes
les neiges alpines!
» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je
pleure rien qu'en pensant à toi.
» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule
haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la
nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
» 1844. »

VILLERS-HELLON.
« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le
soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or
voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta
douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux
jeux des petits enfants?
» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première
au retour du printemps? Chère aubépine... J'atteignais ses rameaux
avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le
jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de
pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon
absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles
arceaux du sanctuaire?
»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les
pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne.... Je vais où va
le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à
l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les
parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit
moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »

«O vous tous qui passez sur le chemin,
regardez et voyez s'il est une douleur
comparable à ma douleur.»
JÉRÉMIE.
AFFLICTION.

«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui
du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
encore.
» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le
respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
» Malheur aux orphelins!... Étrangers sur la terre, ils savent aimer
encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir
des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
même les armer d'une bénédiction.
» Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille
de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je
portais déjà le deuil de mon bonheur.
» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont
isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils
m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et
cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma
robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour
de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon
Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
_(Deuixième anniversaire.)_

«Minuit, 15 juillet 1845.

» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée
aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose:
_Je t'aime!_ fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il
écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges
recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos
plus saintes prières, nos plus chastes amours.
»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes
aux morts, mes regrets aux absents.
» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour
aux jours de mon malheur. »

AMITIÉ.
« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
souvenir de ce que l'on reçoit. »

« Février 1847,
» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de
l'homme.
» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
les pensées vers le ciel.
» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui,
je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé
la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime
plus que toi!
» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
» Le sourire s'est éteint.
» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
défendre.
» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »

À A.G.

« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids
barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure
où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.
» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous
garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos
yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la
terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
vers notre patrie du ciel.
» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes
froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
vérité! »

MORT.
« 2 novembre 1848.

» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la
libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense;
c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est
le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à
tous les coeurs brisés.
» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je
t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais
vers toi.
» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les
promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de
l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées
ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire
et un baiser?
Oui?
Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même
où elle le prenait à témoin de son innocence!

Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre
1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire
après neuf ans et demi de captivité.
Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par
jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.
C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: «
Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à
chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs
appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi
n'existe pas.
Égalité de la peine, bien entendu.
J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son
lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un
jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai
l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de
la douleur physique.
Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui
avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait
promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à
Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des
Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de
nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme
irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique
de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit
de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un
mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
À notre avis, il en est de même de la punition morale.
Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
distinguée.
Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le
crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a été commis par
l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été
élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et
les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus
petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un
homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer
aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les
cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette
espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des
mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui
faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où
l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le
désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte,
où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient
vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la
prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la
main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et
l'avenir! »
Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été
commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux
yeux de Dieu.
Je demandais à un juré:
--Croyez-vous Marie Capelle coupable?
--Oui.
--Et vous avez voté pour la prison?
--Non.
--Expliquez-moi cela.
--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu
desquelles il a été commis.
Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité,
est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime
même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à
cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues
ou à une revendeuse à la toilette.
C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
Mais est-ce équitable? Là est la question.
Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au
milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à
Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre
grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers
sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette
chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au
plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de
laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe;
c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation,
la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là
par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon
pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette
dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de
soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis
dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la
robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare
qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant
hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle,
M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez,
la voici:
« Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est
renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je
suis folle!
» J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à
familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
but, me dégrader et m'avilir.
» Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
douleur que je recule.
» De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à
la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide;
entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son
plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
» Je vivrai là...
» Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous
reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
heure de souffrances partagées.
» Je vivrai ces six jours.
» Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma
conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?...
» Jamais!
» Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs
et les saints.
» L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore
dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma
volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la
peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'être
véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne
l'étais qu'à demi.
» Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis
pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des
préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses
maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;--mais je
suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas
mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me
salir.
» À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
» À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
» Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les
tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes
pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame
même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent,
j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces;
hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
douleurs.
» Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme;
aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
» Votre MARIE CAPELLE.
» _Post-scriptum_.--On prétend que la pensée d'une femme est toute
dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le
signe du crime, mais celui d'une vertu.»
Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que
les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on
renferme à Saint-Lazare?
Oui.
Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette
commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
exemple?
Oui.
Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire
non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé,
ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de
jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier
et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
Oui, incontestablement oui.
Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la
punition.
Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé
cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le
bon docteur Larrey.
Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble,
de concourir au prix Montyon.

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