Bric-à-brac - 06

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venue,--un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit
quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à
celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part
de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de
mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.
Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à
l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait
force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de
navigation, il nous avait heureusement déposés.
Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que
le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.
Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme
qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.
Mais lui, secouant la tête:
--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.
--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?
--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
pas acheté.
--Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous
rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.
--Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.
--Comment cela?
--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que,
parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.
--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
que vous donniez dix francs pour me conduire.
--L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande
expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse
pas cédé.
--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
beaucoup.
--Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la
Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours,
un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le
temps que vous serez à Marseille.
--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?
--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.
--Cependant...
--Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour
accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis,
voilà tout.
Je lui tendis la main.
--J'accepte, lui dis-je.
--Alors, donnez vos ordres pour demain.
--Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.
--À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est
que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
journée.
--Mais je vais vous ruiner, mon ami!
--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois
d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que
cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château
d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
une pension.
--Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.
--À demain onze heures.
Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme
m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un
excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:
--Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.
On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
doigts.
Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses
conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.
Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il
fit, du reste, d'excellente grâce.
Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave
homme.
Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne
fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
Dieu! il ne vous laisserait pas payer.
Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.
Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.
Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au
commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au
port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris,
mais qu'il faut admirer à Marseille,--Marseille compte cinquante ou
soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen
Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.
Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a
passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre
ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.
Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet,
mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
municipal de Marseille.
C'était d'acheter Aix.
Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on
achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.
Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.
Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un
surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les
archives, suivaient naturellement les habitants.
Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville
qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
à la Durance.
La municipalité refusa.
Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.
Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
tort.
Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
classique.
Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
Théâtre-Français le succès de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.
À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.

HEURES DE PRISON

Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux
souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de
Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.
Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté;
l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.
Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément,
éternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.
Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la
jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un
parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme
la victime, diraient-ils: _Non._
En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la
tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées
goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse
ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont
pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.
Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière
un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la
prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au
grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les
liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.
On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage,
l'a reniée après son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
qu'elle l'était.
Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai
fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce
que j'ai pu pour la faire sortir de prison.
En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie
Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de
santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses
ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!
Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts
pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je
m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un
solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
rien sollicité pour moi?
Je vais vous le dire.
Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit
au camp de Smendou.
Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.
Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en
miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps
debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était
habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.
C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que
le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son
intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus
la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout
mouillés et tout transis.
Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout
en commandant le souper.
Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper
sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce
degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.
Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une
chambre, tandis que je veillerais sur le souper.
Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
l'on mangeât agréablement et abondamment.
Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter
de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise
insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.
Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils
rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de
galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les
côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit
passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
coups d'air.
Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de
Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre
de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
parlé;--mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur
chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.
Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un
soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de
l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans
le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès
notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions
tourné des regards d'envie.
L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le
rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.
J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment
qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne
pouvais accepter.
C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en
faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent
d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
qui m'était faite.
La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du
bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter,
quand j'objectai un dernier scrupule.
Je privais l'officier payeur de son lit.
Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la
seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit
de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût,
je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.
Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût
été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.
Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré
très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de
sangle, en priant que l'on me transmît son offre.
Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui
faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une
indiscrétion.
Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers
quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de
l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.
J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement.
C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait
poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite
chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de
propreté aristocratique.
Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse
remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
blanches et de couleur.
Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais
changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.
Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.
Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.
Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.
Ce livre était l'_Imitation de Jésus-Christ_.
Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:
_Donné par mon excellente amie la marquise de..._
Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon
à le rendre illisible.
Étrange chose!
Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.
Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans,
accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux
d'une prison.
La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette
femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.
Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait
dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.
Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque
était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée?
quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce
qu'il m'était impossible de préciser.
Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.
Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne
s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque
aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
confondant tous les objets.
Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette
heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma
volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
pareils à des ombres voilées.
La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau
étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.
Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus
lumineux que ma veille.
Je me trompais.
Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte,
et qui m'appelait.
Je reconnus sa voix.
J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire
de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait,
la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant,
peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui
occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant,
dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas,
si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.
Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur
était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
partir si tôt, _ce qui le privait du plaisir de me voir._
Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.
Quelle raison avait-il de me fuir?
C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme,
au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
je tâchai d'oublier.
Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent,
sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause
de ma préoccupation.
Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
de sa chambre.
Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement
pour toujours, au camp de Smendou.
Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur
notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette
galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que
nous, de nous offrir de descendre.
Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et
un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.
Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de
moi d'un air mystérieux.
Je le regardai d'un air étonné.
--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
prêté sa chambre?
--Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
plaisir de me l'apprendre.
--Eh bien, il se nomme M. Collard.
--Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là
plus tôt?
--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
serions à une lieue de Smendou.
--Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de
devant les yeux.--Ah! oui, Collard.
Ce nom m'expliquait tout.
Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison,
cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était
Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré
du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait
être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie
Capelle.
De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté
expliquait tout.
Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique
serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?
Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément
dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?
Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être
le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui
était presque ma parente.
Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
t'en voulais de ce doute désespéré!
J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
moment, m'inonda le coeur de tristesse.
Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul;
mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes
compagnons.
Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au
crayon;
« Cher Maurice,
» Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au
moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au
contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable
malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si
ce n'est par moi, qui _veux_ croire à l'innocence de la pauvre
prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?
» Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
enfermées dans le tien.
» Alex. DUMAS. »

En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à
l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
une heure.
Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis
une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
étendue sur la rouge verdure du sol africain.
Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui
s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé
suivait peut-être notre marche vers la France.

Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par
la poste un paquet au timbre de Montpellier.
Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre
d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par
secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait
tracée.
La lettre était signée: « Marie Capelle. »
Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse
aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette
aventure.
Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le
manuscrit.
« Monsieur,
» Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,--car c'est
mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
l'hospitalité au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
vous lui avez témoignée pour moi.
» Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un
doute sur moi. Vous _voulez_ croire à mon innocence, dites-vous?...
Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon
grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe
blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour
cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le
crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de
diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire,
dites-vous?... Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous
le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec
votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de
tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers
vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
innocente!
» Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre
prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne
suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu.
Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à
Montpellier,--car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet
espoir,--je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de
désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme
tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non!
oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »
» Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma
tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors!
heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
grand-père, je n'ai jamais été heureuse.
» Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la
jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est
martyre.
» Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé
et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui
m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou
dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de
l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma
confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la
révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi
nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons.
Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui
ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me
surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne
l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies
douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si
charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne
pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé.
Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux
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