Bric-à-brac - 02

Total number of words is 4683
Total number of unique words is 1451
41.2 of words are in the 2000 most common words
52.9 of words are in the 5000 most common words
59.0 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?
C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
arts sensuels.
La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.
La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.
C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
dit Horace, la peinture et la poésie.
Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne
sont pas soeurs.
C'est que la peinture est égoïste.
La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien
changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.
La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits
arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la
plume.
Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
s'éloignera de l'original.
Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna,
Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci
et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique
a été aussi bien rendue que possible.
Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se
fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé
pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la
croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien
clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître
compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.
À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre
jugent de la même façon.
Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le
reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste
à l'endroit du peintre.
Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.
Le poète dira:
--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le
côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du
moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!
--Pourquoi non?
--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du
Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la
barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux
gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui
prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui,
de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne
vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas
plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce
gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.
Le peintre vous répondra:
--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.
Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté
matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à
soi-même; tout bas:
--Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
Rembrandt que je prierais.
Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de
la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au
point de vue de la peinture.
Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la
musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
haïssent pas?
Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.
La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une
musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point
affaire à une soeur, mais à une rivale.
En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la
poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la
conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit,
c'est-à-dire sur un véritable échafaud.
Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.
Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle
aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.
Le poète a écrit:
L'or est une chimère,
Sachons nous en servir.
Le musicien mettra:
Oh! l'or est une chimère.
Eh! sachons nous en servir.
Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.
Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les _Odes
et Ballades_, les _Méditations poétiques_, les _Contes d'Espagne et
d'Italie_. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou
plutôt ne pas être écoutés, ils feront _Guillaume Tell_, _le
Prophète_, _la Marchande d'oranges_.
On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
vers.
C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique
sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
Niedermayer; _le Navire_, de Soulié, musique de Monpou.
Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et
comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.
Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.
Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles;
mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les
paroles.
Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la
musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira
les vers.
Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce
qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.
Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
Scribe.

DÉSIR ET POSSESSION

La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes
sphinx que celui où _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou
un logogriphe à ses lecteurs!
Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.
Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
--dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.
Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec,
de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou
du basque?
Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?--Est-il
gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?--Est-il moderne, et
est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutôt, ne
serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des
rossignols?--Ou bien...?
Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.
Devinez donc, chez lecteur.
Voici l'apologue en question:

Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.
Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait
au-dessus de la verte prairie.
Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit,
et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives
couleurs.
Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu
des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant
l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant,
ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le
prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et
éblouissant.
L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.
Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la
possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau
papillon!

Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que,
ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.
De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
aride et semée de ronces.
L'enfant le suivit dans cette plaine.
Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant,
ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un
arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.
Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.
Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette
indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
brillant mirage.
Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du
jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
fleurs, et battait amoureusement des ailes.
Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance,
le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait,
léger comme un parfum.

Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et
les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au
sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la
vie.
En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.
Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui
lui restait à descendre lui paraissait aride.
Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de
charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés
de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand
espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte
incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes
couchées, les autres debout.
Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
montagne.
Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le
vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître
pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait,
devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
déclivité de la montagne.
Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs
avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
des branches d'arbre desséchées.
Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.

Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
vieillard le suivit, entrant par la porte.
Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et
tomba.
Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.
Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui
tendre les bras.
Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu
ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.
Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui
s'affaiblissaient.
Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits,
et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.
Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant
de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un
papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.
Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort...
Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de
l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce
fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton
coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir
s'exhaler au moment où ta main le touchera.

UNE MÈRE
(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)

Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à
la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la
plus vive douleur.
L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait
difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il
soupirait.
La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être
avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.
On frappa trois coups à la porte.
--Entrez, dit la mère.
Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle
n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.
Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié
enveloppé, dans une couverture de cheval.
C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le
givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.
Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas
ne faisaient pas de bruit sur le parquet.
Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là,
l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour
ranimer le feu du poêle.
Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en
chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.
--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son
hôte sombre.
Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
de la bouche un sourire étrange.
La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa
tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!
Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle;
mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.
Le vieillard n'était plus là.
--Où donc est le vieillard? cria-t-elle.
Et elle se leva et courut au berceau.
Le berceau était vide.
Le vieillard avait emporté l'enfant.
En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre
le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce
qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.
La mère se précipita hors de la maison en criant:
--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?
Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:
--Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton
enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était
là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux;
alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!
--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère,
et je saurai bien la retrouver, moi.
--Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant
de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
couler tes larmes lorsque tu les chantais.
--Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la
dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
enfant.
Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se
tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et
que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
lui dit:
--Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec
ton enfant.
La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.
À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait
plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de
givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.
--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au
buisson.
--Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne
suis qu'un glaçon.
La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son
sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et
le sang coulait à grosses gouttes.
Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que
son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de
belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
coeur d'une mère!
Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.
Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé
pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le
passer à pied.
Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
abord, que cette mère affligée le traversât.
Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.
--N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête
blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en
viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les
plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce
que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre
bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive
les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.
--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout,
tout, pour arriver à mon enfant.
Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et
tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.
Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.
Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs
vivantes.
C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été
par le soleil.
La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.
Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée;
mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.
--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.
--Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura
pitié de moi.
Puis, à la femme:
--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.
--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la
vieille.
--C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu
auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.
--Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais
ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au
toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.
--Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.
--Quel âge avait ton enfant?
--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première
fois _maman_, hier au soir.
--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
donneras-tu?
--Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez;
mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!
--Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la
vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.
--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
prenez-les!
Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en
échange les cheveux gris de la vieille.
Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où
fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur
âge.
Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et
bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau
se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires
grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers,
des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de
grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes
petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases
trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva
dans la salle des enfants.
--C'est ici, lui dit la vieille.
Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs
qui battaient.
Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être
que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur
de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.
--Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains
sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.
--Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand
elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur;
car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il
faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes
humaines.
--Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?
--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi
de ce que je t'ai dit.
Et la vieille s'enfuit.
À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.
Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.
--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
comment surtout as-tu pu être ici avant moi?
--Je suis mère! répondit-elle.
Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la
mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution,
qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.
Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce
souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.
Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante,
sans force et sans chaleur.
--Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.
--Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.
--Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son
jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la
terre et les replante dans le grand jardin du paradis.
--Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant;
ou arrache mon arbre en même temps que le sien.
--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.
--Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô
Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus
heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
cheveux à la vieille.
--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.
--Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.--Mort, si tu touches à la
plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.
Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.
--Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es
malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore
que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.
--Oh! fit la pauvre femme.
Et elle lâcha les deux fleurs.
Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait
un mouvement de pitié.
--Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants,
voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les;
ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te
les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à
côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu
verras ce que tu voulais refouler dans le néant.
Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un
magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de
bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli
anéantir.
Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un
concert de bénédictions.
--Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
être bien coupable.
--Regarde, dit la Mort.
Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un
petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions;
tout était chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
suicide.
--Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda
la mère.
--C'était ton enfant, répondit la Mort.
La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.
Puis, après un instant, levant les bras au ciel:
--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
vous faites est bien fait.
La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.
Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
rendant ses deux yeux:
--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.
You have read 1 text from French literature.
Next - Bric-à-brac - 03
  • Parts
  • Bric-à-brac - 01
    Total number of words is 4521
    Total number of unique words is 1476
    40.6 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 02
    Total number of words is 4683
    Total number of unique words is 1451
    41.2 of words are in the 2000 most common words
    52.9 of words are in the 5000 most common words
    59.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 03
    Total number of words is 4487
    Total number of unique words is 1406
    42.3 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 04
    Total number of words is 4262
    Total number of unique words is 1432
    40.9 of words are in the 2000 most common words
    51.5 of words are in the 5000 most common words
    57.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 05
    Total number of words is 4523
    Total number of unique words is 1503
    40.7 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 06
    Total number of words is 4581
    Total number of unique words is 1531
    40.7 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 07
    Total number of words is 4540
    Total number of unique words is 1579
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    50.1 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 08
    Total number of words is 4588
    Total number of unique words is 1534
    42.2 of words are in the 2000 most common words
    54.9 of words are in the 5000 most common words
    60.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 09
    Total number of words is 4535
    Total number of unique words is 1540
    39.6 of words are in the 2000 most common words
    52.8 of words are in the 5000 most common words
    58.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 10
    Total number of words is 4476
    Total number of unique words is 1489
    40.3 of words are in the 2000 most common words
    52.7 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Bric-à-brac - 11
    Total number of words is 2944
    Total number of unique words is 1054
    38.5 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.