Bric-à-brac - 09

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essaye de sauver.
Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
soutient madame de Sainte-Maure.
Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
encore se retourne.
Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra;
il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il
avait sauté à l'eau.
Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un
constructeur de bateaux, nommé Raousse.
Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un
garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
Beaucaire.
M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de
deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la
médaille; elle valait quarante sous.
Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille
de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est
pas trois sous par personne.
Fosse s'en contenta.
En 1840, il tomba à la conscription.
Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux
personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre
dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde
classe.
Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
septembre 1840.
Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de
cheval.
Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui
faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas
lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le
Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois
tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
en retire tous les trois, et vivants.
Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième
classe.
En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille
avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au
travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son
beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de
Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait
mourant.
Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette
augmentation dans sa recette pour se marier.
En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à
Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et
écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment
que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à
100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à
deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
francs.
Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était
faite.
Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
le Rhône et passe sous le radeau.
Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
par l'une des extrémités.
Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui,
en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
Quelques jours après, il se jetait dans le feu,--il faut bien
varier,--pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point
d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller
chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait
jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les
flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la
garde nationale de Beaucaire.
Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
les bords de la Durance.
Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout
cela ne satisfaisait pas son ambition.
C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part
pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas
revenir sans sa croix.
Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin
suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se
mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se
noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un
commis d'une maison de commerce.
En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le
transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à
l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son
établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et
de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de
l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de
tabac.
Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux
publics maître du port à Beaucaire.
Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se
noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur
espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
exemple.
Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise
un bénéfice considérable.
Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du
port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin
chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une
jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit
qu'une quarantaine.
Fosse sauva le reste.
Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
l'enfant.
Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément,
que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces
débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du
fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
au-dessus de son cours ordinaire.
Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa
présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on
lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de
terre.
Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux
d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues,
complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est
interrompue.
--Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en
aurez, ou je ne reviendrai pas.
Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est
à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de
maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le
commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec
lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis
le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;--cinq
heures.--On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à
travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse
porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
arrivèrent.
Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à
Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
pleine de courants, de tourbillons et de remous.
Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au
milieu du courant.
Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour
éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne
voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse
ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa
barque et continuait son chemin.
Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages
supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée
et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous
les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le
plus élevé du pauvre village.
Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au
lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher
un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le
seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis
vingt-quatre heures.
Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de
l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où
l'attendait le préfet.
--Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise
un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues
et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de
vivres.
Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
n'osait faire.
Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse,
afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
--Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui
ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
On arriva sans accident.
Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette
lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous
voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la
rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants,
chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de
terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres
circonstances périlleuses.--C'est une attestation que nous nous
plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
» HENRY, évêque de Nîmes. »
L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se
rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens
les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux
dans la campagne.
La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta
Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se
précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
--On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
hommes de bonne volonté.
Deux pilotes se présentèrent.
La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance,
reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les
jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des
pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première
classe.
Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue
de Beaucaire.
Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une
fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans
connaissance sur le carreau.
Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se
sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains
des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous,
dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en
redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard,
elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
il entend crier: « À l'assassin! »
Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme
une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà
commis bon nombre de vols.
Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
les mains de Fosse.
Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France,
se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu
le 16 décembre.
Ce fut alors que je le vis.
Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable
ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur
de France, et fit insérer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé,
je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de
Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
post-scriptum.

LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS

Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie
en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
aller jouer une heure dans _les ruines_.
Et les fortes têtes du pays disaient:
--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
diablement travaillé depuis.
Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse
mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
ce que je vois.
Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux
vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
Ils sont intitulés: _le Partage de la Terre_.
Les voici:
Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
Qu'il eut tracé du doigt,
Comme fait le pilote à la barque qui passe,
La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
Il dit: « Que l'homme soit! »
À sa voix s'agita la surface du globe;
La terre secoua les plis verts de sa robe,
Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
Comme des ouvriers demandant leur salaire,
De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
« Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
Les lots vous sont offerts.
Chaque homme a droit égal au commun héritage;
Allez! et faites-vous le fraternel partage
De la terre et des mers.»
Alors, selon sa force ou bien son caractère,
L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
Le laboureur le champ où la rivière coule,
Le commerçant la route où le chariot roule,
Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
Le pape la tiare et le roi la couronne;
Et le pâtre craintif
Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
Un homme à l'oeil pensif.
D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
Il marchait lentement, triste sans être sombre;
Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
Enfin, au pied du trône il releva la tête,
Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
--Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
De son avoir jaloux;
Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
Quand on faisait sans toi le partage du monde?
--J'étais à vos genoux!
» Mon regard admirait la splendeur infinie;
Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
--Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
Que veux-tu! c'est la loi.
Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
Et mon ciel est à toi. »

Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
Puis il a les ruines.
Revenons aux nôtres.
Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son
chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont
beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de
chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles
forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt
de Villers-Cotterets.
Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes
qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir
sympathique.
Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et
l'acheva en 1407.
Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi
laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il
résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été
achevées.
Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean,
surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il
eût fallu l'appeler.
Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était
fou.
Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près.
On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place
de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une
noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou
d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus
contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges,
inouïs, fantastiques.
Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des
robes de douze aunes.
Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes
d'animaux.
Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
ménestrels et aux troubadours.
Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une
ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous
occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize
livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées
à orner une robe.
Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
Le voici:
« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notté tout au long sur
chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent
quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
en quarré. »
Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces
modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à
celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
Il y avait des cornes partout.
Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les
hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les
femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et
excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges,
que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces
belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi
Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau;
le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de
Milan.
Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
florins.
L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la
folie.
Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien
courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où
l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre
ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout
était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par
la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la
Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux
anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont
Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de
la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir,
pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère
Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop
pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons
horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait
promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la
fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de
douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de
la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus
comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient
jaillir la veille du vin et du lait.
Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon
s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Le véritable motif, c'était le plaisir.
Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
illustration non noins grande que ses deux oncles.
D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de
Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en
paix.
Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
en jeux, bals et galanteries.
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