Candide, ou l'optimisme - 7

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vous caressiez le théatin avec une complaisance naturelle; vous m'avez
paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée.--Ah!
monsieur, répondit Paquette, c'est encore là une des misères du métier.
J'ai été hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd'hui
que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine.»
Candide n'en voulait pas davantage; il avoua que Martin avait
raison. On se mit à table avec Paquette et le théatin; le repas fut
assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance.
«--Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir
d'une destinée que tout le monde doit envier; la fleur de la santé
brille sur votre visage; votre physionomie annonce le bonheur; vous
avez une très jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez très
content de votre état de théatin.
--Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous
les théatins fussent au fond de la mer. J'ai été tenté cent fois de
mettre le feu au couvent et d'aller me faire turc. Mes parents me
forcèrent, à l'âge de quinze ans, d'endosser cette détestable robe,
pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné, que Dieu confonde!
La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans le couvent, il est vrai
que j'ai prêché quelques mauvais sermons qui m'ont valu un peu d'argent
dont le prieur me vole la moitié; le reste me sert à entretenir des
filles; mais quand je rentre le soir dans le monastère, je suis prêt à
me casser la tête contre les murs du dortoir, et tous mes confrères
sont dans le même cas.»
Martin, se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire:
«--Eh bien! lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout entière?»
Candide donna deux mille piastres à Paquette et mille piastres à frère
Giroflée. «--Je vous réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront
heureux.--Je n'en crois rien du tout, dit Martin: vous les rendrez
peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore.--Il
en sera ce qui pourra, dit Candide; mais une chose me console: je vois
qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait jamais retrouver; il se
pourra bien faire qu'ayant rencontré mon mouton rouge et Paquette, je
rencontre aussi Cunégonde.--Je souhaite, dit Martin, qu'elle
fasse un jour votre bonheur; mais c'est de quoi je doute fort.--Vous
êtes bien dur, dit Candide.--C'est que j'ai vécu, dit
Martin.--Mais regardez ces gondoliers, dit Candide: ne chantent-ils
pas sans cesse!--Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec
leurs femmes et leurs marmots d'enfants, dit Martin. Le doge a ses
chagrins; les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu'à tout prendre
le sort d'un gondolier est préférable à celui d'un doge; mais je crois
la différence si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d'être examiné.
--On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante, qui demeure
dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les
étrangers. On prétend que c'est un homme qui n'a jamais eu de
chagrin.--Je voudrais voir une espèce si rare,» dit Martin.
Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococurante la permission
de venir le voir le lendemain.

[Illustration 59]

[Illustration 60]


XXV. VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTE, NOBLE VÉNITIEN.

Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent
au palais du noble Pococurante. Les jardins étaient bien entendus et
ornés de belles statues de marbre, le palais d'une belle architecture.
Le maître du logis, homme do soixante ans, fort riche, reçut très
poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, ce qui
déconcerta Candide et ne déplut point à Martin.
D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat,
qu'elles firent très bien mousser. Candide ne put s'empêcher de les
louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce et sur leur adresse.
«--Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante;
je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des
dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs
querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de
leurs sottises et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles;
mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer.»
Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie,
fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient
les deux premiers. «--Ils sont de Raphaël, dit le sénateur; je les
achetai fort cher par vanité, il y a quelques années; on dit que c'est
ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du
tout: la couleur en est très rembrunie; les figures ne sont pas assez
arrondies et ne sortent point assez; les draperies ne ressemblent en
rien à une étoffe: en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point là
une imitation vraie de la nature. Je n'aimerai un tableau que quand je
croirai voir la nature elle-même: il n'y en a point de cette espèce.
J'ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus.»
Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.
Candide trouva la musique délicieuse. «--Ce bruit, dit Pococurante,
peut amuser une demi-heure; mais, s'il dure plus longtemps, il
fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La musique
aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles,
et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue.
J'aimerais peut-être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le
secret d'en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de
mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que
pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui
font valoir le gosier d'une actrice; se pâmera de plaisir qui voudra
ou qui pourra en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de
Caton, et se promener d'un air gauche sur des planches: pour moi,
il y a longtemps que j'ai renoncé à ces pauvretés qui font aujourd'hui
la gloire de l'Italie et que des souverains paient si chèrement.»
Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut entièrement
de l'avis du sénateur.
On se mit à table; et, après un excellent dîner, on entra dans la
bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié,
loua l'illustrissime sur son bon goût. «--Voilà, dit-il, un livre
qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de
l'Allemagne.--Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococurante: on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le
lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent
tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif,
cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une
actrice de la pièce; cette Troie qu'on assiège et qu'on ne prend point;
tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé quelquefois
à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à cette lecture: tous
les gens sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains,
mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un
monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne
peuvent être de commerce.
--Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit
Candide.--Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième
et le sixième livre de son Énéide sont excellents; mais pour son pieux
Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et
l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide
Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus
désagréable. J'aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de
l'Arioste.
--Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous
n'avez pas un grand plaisir à lire Horace?--Il y a des maximes,
dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit et qui,
étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément
dans la mémoire; mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et
de sa description d'un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs
entre je ne sais quel Pupilus dont les paroles, dit-il, étaient pleines
de pus, et un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n'ai lu
qu'avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et
contre des sorcières, et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à
dire à son ami Mécénas que, s'il est mis par lui au rang des poètes
lyriques, il frappera les astres de son front sublime. Les sots admirent
tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi; je n'aime que ce
qui est à mon usage.» Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger
de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu'il entendait, et Martin
trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.
«--Oh! voici un Cicéron, dit Candide: pour ce grand homme-là,
je pense que vous ne vous lassez point de le lire.--Je ne le lis
jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé pour
Rabirius ou pour Cluentius? J'ai bien assez des procès que je juge; je
me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques; mais quand
j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que
lui, et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant.
--Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie
des sciences, s'écria Martin; il se peut qu'il y ait là du bon.--Il
y en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras
avait inventé seulement l'art de faire des épingles; mais il n'y a dans
tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile.
--Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien,
en espagnol, en français!--Oui, dit le sénateur, il y en a trois
mille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons,
qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros
volumes de théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni
moi, ni personne.»
Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. «--Je crois,
dit-il qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages
écrits si librement.--Oui, répondit Pococurante, il est beau
d'écrire ce qu'on pense; c'est le privilège de l'homme. Dans toute
notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas; ceux qui habitent
la patrie des Césars et des Antonius n'osent avoir une idée sans la
permission d'un jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire
les génies anglais, si la passion et l'esprit de parti ne corrompaient
pas tout ce que cette précieuse liberté a d'estimable.»
Candide, apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas
cet auteur comme un grand homme. «--Qui? dit Pococurante, ce
barbare, qui fait un long commentaire en dix livres de vers durs du
premier chapitre de la _Genèse_? ce grossier imitateur des Grecs,
qui défigure la création et qui, tandis que Moïse représente l'Être
éternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas
par Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage? Moi,
j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le diable du Tasse; qui
déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée; qui lui fait
rebattre cent fois les mêmes discours; qui le fait disputer sur la
théologie; qui, en imitant sérieusement l'invention comique des armes
à feu de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables?
Ni moi ni personne en Italie n'a pu se plaire à toutes ces tristes
extravagances; et le _mariage du Péché et de la Mort_, et les
couleuvres dont le Péché accouche, font vomir tout homme qui a le goût
un peu délicat; et sa longue description d'un hôpital n'est bonne que
pour un fossoyeur. Ce poème obscur, bizarre et dégoûtant fui méprisé
à sa naissance; je le traite aujourd'hui comme il fut traité dans sa
patrie par les contemporains. Au reste, je dis ce que je pense, et je me
soucie fort peu que les autres pensent comme moi.» Candide était
affligé de ces discours: il respectait Homère; il aimait un peu Milton.
«--Hélas! dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci
n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands.--Il n'y aurait
pas grand mal à cela, dit Martin.--Oh! quel homme supérieur!
disait encore Candide entre ses dents; quel grand génie que ce
Pococurante! rien ne peut lui plaire.»
Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent
dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés.»--Je ne sais
rien de si mauvais goût, dit le maître; nous n'avons ici que des
colifichets; mais je vais dès demain en faire planter un d'un dessin
plus noble.»
Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence:
«--Or ça, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus
heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il
possède.--Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de tout
ce qu'il possède? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments.--Mais,
dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des
défauts où les autres hommes croient voir des beautés?--C'est-à-dire,
reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas de plaisir?--Oh
bien! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai
Mlle Cunégonde.--C'est toujours bien fait d'espérer, dit Martin.»
Cependant les jours, les semaines s'écoulaient; Cacambo ne revenait
point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu'il ne fit pas même
réflexion que Paquette et frère Giroflée n'étaient pas venus seulement
le remercier.

[Illustration 61]

[Illustration 62]


XXVI. D’UN SOUPER QUE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT.

Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec
les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage
couleur de suie l'aborda par derrière, et, le prenant par le bras, lui
dit: «--Soyez prêt à partir avec nous; n'y manquez pas. Il se
retourne et voit Cacambo. Il n'y avait que la vue de Cunégonde qui pût
l'étonner et lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de
joie. Il embrasse son cher ami. «--Cunégonde est ici, sans
doute? où est-elle? Mène-moi vers elle, que je meure de joie avec
elle.--Cunégonde n'est point ici, dit Cacambo; elle est à
Constantinople.--Ah ciel! à Constantinople! Mais fût-elle à la
Chine, j'y vole; partons.--Nous partirons après souper, reprit
Cacambo; je ne peux vous en dire davantage; je suis esclave; mon
maître m'attend; il faut que j'aille le servir à table. Ne dites mot;
soupez, et tenez-vous prêt.» Candide, partagé entre la joie et la
douleur, charmé d'avoir revu son agent fidèle, étonné de le voir
esclave, plein de l'idée de retrouver sa maîtresse, le cœur agité,
l'esprit bouleversé, se mit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid
toutes ces aventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer
le carnaval à Venise.
Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces étrangers, s'approcha
de l'oreille de son maître sur la fin du repas et lui dit: «--Sire,
Votre Majesté partira quand elle voudra; le vaisseau est prêt.» Ayant
dit ces mots, il sortit. Les convives étonnés se regardaient sans
proférer une seule parole, lorsqu'un autre domestique, s'approchant
de son maître, lui dit: «--Sire, la chaise de Votre Majesté est à
Padoue, et la barque est prête.» Le maître fit un signe, et le domestique
partit. Tous les convives se regardèrent encore, et la surprise commune
redoubla. Un troisième valet, s'approchant aussi d'un troisième
étranger, lui dit: «--Sire, croyez-moi, Votre Majesté ne doit pas
rester ici plus longtemps; je vais tout préparer.» Et aussitôt il
disparut.
Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième
maître:--«Votre Majesté partira quand elle voudra, et sortit
comme les autres.» Le cinquième valet en dit autant au cinquième
maître. Mais le sixième valet parla différemment au sixième étranger,
qui était auprès de Candide; il lui dit: «--Ma foi, sire, on ne
veut plus faire crédit à Votre Majesté ni à moi non plus, et nous
pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et moi; je vais pourvoir
à mes affaires: adieu.»
Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide et
Martin demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit:
«--Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie. Pourquoi
êtes-vous tous rois? Pour moi, je vous avoue que ni moi ni Martin
nous ne le sommes.»
Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole et dit en
italien: «--Je ne suis point plaisant; je m'appelle Achmet III;
j'ai été grand sultan plusieurs années: je détrônai mon frère; mon
neveu m'a détrôné; ou a coupé le cou à mes vizirs; j'achève ma vie
dans le vieux sérail; mon neveu, le grand sultan Mahmoud, me permet
de voyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le
carnaval à Venise.»
Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla après lui et dit:
«--Je m'appelle Ivan; j'ai été empereur de toutes les Russies;
j'ai été détrôné au berceau; mon père et ma mère ont été enfermés;
on m'a élevé en prison; j'ai quelquefois la permission de voyager,
accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu passer le carnaval
à Venise.»
Le troisième dit: «--Je suis Charles-Édouard, roi d'Angleterre;
mon père m'a cédé ses droits au royaume; j'ai combattu pour les soutenir;
on a arraché le cœur à huit cents de mes partisans, et on leur en a
battu les joues; j'ai été mis en prison; je vais à Rome faire une
visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père, et je
suis venu passer le carnaval a Venise.»
Le quatrième prit alors la parole et dit: «--Je suis roi des
Polaques; le sort de la guerre m'a privé de mes États héréditaires;
mon père a éprouvé les mêmes revers: je me résigne à la Providence
comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan et le roi Charles-Édouard, à
qui Dieu donne une longue vie, et je suis venu passer le carnaval à
Venise.»
Le cinquième dit: «--Je suis aussi roi des Polaques; j'ai perdu
mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un autre État
dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates
ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule. Je me
résigne aussi à la Providence, et je suis venu passer le carnaval à
Venise.»
Il restait au sixième monarque à parler. «Messieurs, dit-il, je ne
suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j'ai été roi tout comme
un autre; je suis Théodore; on m'a élu roi en Corse; on m'a appelé
_Votre Majesté_, et à présent à peine m'appelle-t-on _Monsieur_;
j'ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier; j'ai
eu deux secrétaires d'État, et j'ai à peine un valet; je me suis vu sur
un trône, et j'ai longtemps été à Londres en prison sur la paille; j'ai
bien peur d'être traité de même ici, quoique je sois venu, comme Vos
Majestés, passer le carnaval à Venise.»
Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble
compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Théodore pour
avoir des habits et des chemises; Candide lui fit présent d'un diamant
de deux mille sequins. «Quel est donc, disaient les cinq rois, cet
homme qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous,
et qui le donne?»
Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs
États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du
carnaval à Venise; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces
nouveaux venus. Il n'était occupé que d'aller trouver sa chère
Cunégonde à Constantinople.

[Illustration 63]

[Illustration 64]


XXVII. VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE.

Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait
reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu'il recevrait Candide
et Martin sur son bord. L'un et l'autre s'y rendirent après s'être
prosternés devant sa misérable Hautesse. Candide, chemin faisant,
disait à Martin: «Voilà pourtant six rois détrônés avec qui nous avons
soupé! et encore dans ces six rois il y en a un à qui j'ai fait l'aumône.
Peut-être y a-t-il beaucoup d'autres princes plus infortunés. Pour moi,
je n'ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde.
Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison: tout est
bien.--Je le souhaite, dit Martin.--Mais, dit Candide, voilà
une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On
n'avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble
au cabaret.--Cela n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que
la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun que
des rois soient détrônés; et à l'égard de l'honneur que nous avons eu de
souper avec eux, c'est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention.»
À peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu'il sauta au cou de son
ancien valet, de son ami Cacambo. «Eh bien, lui dit-il, que fait
Cunégonde? est-elle toujours un prodige de beauté? m'aime-t-elle
toujours? comment se porte-t-elle? Tu lui as, sans doute, acheté un
palais à Constantinople?
--Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les
écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu
d'écuelles; elle est esclave dans la maison d'un ancien souverain,
nommé Ragotsky, à qui le grand-turc donne trois écus par jour dans son
asile; mais, ce qui est bien plus triste, c'est qu'elle a perdu sa beauté
et qu'elle est devenue horriblement laide.--Ah! belle ou laide,
dit Candide, je suis honnête homme, et mon devoir est de l'aimer
toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un état si abject avec
les cinq ou six millions que tu avais emportés?--Bon, dit Cacambo,
ne m'en a-t-il pas fallu donner deux au señor don Fernando d'Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de
Buenos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre Mlle Cunégonde, et
un pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillés de tout le reste? Ce
pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à
Samos, à Petra, aux Dardanelles, à Marmora, à Scutari? Cunégonde et la
vieille servent chez ce prince dont je vous ai parlé, et moi je suis
esclave du sultan détrôné.--Que d'épouvantables calamités enchaînées
les unes aux autres! dit Candide. Mais, après tout, j'ai encore quelques
diamants; je délivrerai aisément Cunégonde. C'est bien dommage qu'elle
soit devenue si laide!»
Ensuite, se tournant vers Martin: «Qui pensez-vous, dit-il, qui soit
le plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur Ivan, du roi
Charles-Édouard, ou de moi?--Je n'en sais rien, dit Martin; il
faudrait que je fusse dans vos cœurs pour le savoir.--Ah!
dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait et nous
l'apprendrait.--Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances votre
Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes et apprécier leurs
douleurs. Tout ce que je présume, c'est qu'il y a des millions d'hommes
sur la terre, cent fois plus à plaindre que le roi Charles-Édouard,
l'empereur Ivan et le sultan Achmet.--Cela pourrait bien être,»
dit Candide.
On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide
commença par racheter Cacambo fort cher; et, sans perdre de temps, il se
jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de
la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu'elle pût être.
Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, et à
qui le levante patron appliquait de temps ou temps quelques coups de
nerf de bœuf sur les épaules nues; Candide, par un mouvement naturel,
les regarda plus attentivement que les autres galériens et s'approcha
d'eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent
avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux
jésuite, ce baron, ce frère de Mlle Cunégonde. Cette idée l'émut et
l'attrista. Il les considéra encore plus attentivement. «En vérité,
dit-il à Cacambo, si je n'avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je
n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux
qui rament dans cette galère.»
Au nom du baron et de Pangloss, les deux forçats poussèrent un grand
cri, s'arrêtèrent sur leur banc et laissèrent tomber leurs rames. Le
levante patron accourait sur eux, et les coups de nerf de bœuf
redoublaient. «Arrêtez! arrêtez! seigneur, s'écria Candide; je vous
donnerai tant d'argent que vous voudrez.--Quoi! c'est Candide,
disait l'un des forçats.--Quoi! c'est Candide, disait
l'autre.--Est-ce un songe? dit Candide; veillai-je? suis-je dans
cette galère? Est-ce là M. le baron, que j'ai tué? est-ce là maître
Pangloss, que j'ai vu pendre?--C'est nous-mêmes, c'est nous-mêmes,
répondaient-ils.--Quoi! c'est là ce grand philosophe? disait
Martin.--Eh! monsieur le levante patron, dit Candide, combien
voulez-vous d'argent pour la rançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un
des premiers barons de l'empire, et de M. Pangloss, le plus profond
métaphysicien d'Allemagne?--Chien de chrétien, répondit le levante
patron, puisque ces deux chiens de forçats chrétiens sont des
barons et des métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité
dans leur pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins.--Vous
les aurez, monsieur; ramenez-moi comme un éclair à Constantinople, et
vous serez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi chez Mlle Cunégonde.»
Le levante patron, sur la première offre de Candide, avait déjà tourné
la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vile qu'un oiseau ne
fend les airs.
Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss.
«Et comment ne vous ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher
Pangloss, comment êtes-vous en vie, après avoir été pendu? et pourquoi
êtes-vous tous deux aux galères en Turquie?--Est-il bien vrai que
ma chère sœur soit dans ce pays? disait le baron.--Oui, répondait
Cacambo.--Je revois donc mon cher Candide!» s'écriait Pangloss.
Candide leur présentait Martin et Cacambo. Ils s'embrassaient tous;
ils parlaient tous à la fois. La galère volait; ils étaient déjà dans
le port. On fit venir un juif, à qui Candide vendit pour cinquante mille
sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui lui jura par
Abraham qu'il n'en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la
rançon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son
libérateur et les baigna de larmes; l'autre le remercia par un signe de
tête et lui promit de lui rendre cet argent à la première occasion.
«Mais est-il bien possible que ma sœur soit en Turquie?
disait-il.--Rien n'est si possible, reprit Cacambo, puisqu'elle
écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie.»
On fit aussitôt venir deux juifs; Candide vendit encore des
diamants, et ils repartirent tous dans une autre galère pour aller
délivrer Cunégonde.

[Illustration 65]

[Illustration 66]


XXVIII. CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE, À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.

«Pardon, encore une fois, dit Candide au baron, pardon, mon révérend
père, de vous avoir donné un si grand coup d'épée au travers du
corps.--N'en parlons plus, dit le baron; je fus un peu trop vif,
je l'avoue; mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous
m'avez vu aux galères, je vous dirai qu'après avoir été guéri de ma
blessure par le frère apothicaire du collège, je fus attaqué et enlevé
par un parti espagnol; on me mit en prison à Buenos-Ayres dans le
temps que ma sœur venait d'en partir. Je demandai à retourner à Rome
auprès du Père général. Je fus nommé pour aller servir d'aumônier à
Constantinople auprès de M. l'ambassadeur de France.
Il n'y avait pas huit jours que j'étais entré en fonction, quand je
trouvai sur le soir un jeune icoglan très bien fait. Il faisait fort
chaud: le jeune homme voulut se baigner; je pris cette occasion de me
baigner aussi. Je ne savais pas que ce fût un crime capital pour un
chrétien d'être trouvé tout nu avec un jeune musulman.
Un cadi me fit donner cent coups de bâton sous la plante des pieds
et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu'on ait fait une plus
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