Candide, ou l'optimisme - 1

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CANDIDE OU L'OPTIMISME
VOLTAIRE
Préface de Francisque Sarcey
Illustrations de Adrien Moreau
Librairie Artistique--G. Boudet, Éditeur
197, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 197
1893



TABLE

PRÉFACE
I. COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT
CHASSÉ D'CELUI.
II. CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BULGARES.
III. COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT.
IV. COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT.
V. TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT DE TERRE, ET CE QUI ADVINT DU DOCTEUR
PANGLOSS, DE CANDIDE ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES.
VI. COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ.
VII. COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT.
VIII. HISTOIRE DE CUNÉGONDE.
IX. CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE, DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D’UN JUIF.
X. DANS QUELLE DÉTRESSE CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE ARRIVENT À
CADIX, ET DE LEUR EMBARQUEMENT.
XI. HISTOIRE DE LA VIEILLE.
XII. SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.
XIII. COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE.
XIV. COMMENT CANDIDE ET CACAMBO FURENT REÇUS CHEZ LES JÉSUITES
DU PARAGUAY.
XV. COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE DE SA CHÈRE CUNÉGONDE.
XVI. CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES,
ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS.
XVII. ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D’ELDORADO,
ET CE QU’ILS Y VIRENT.
XVIII. CE QU’ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO.
XIX. CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE
AVEC MARTIN.
XX. CE QUI ARRIVA SUR MER À CANDIDE ET À MARTIN
XXI. CANDIDE ET MARTIN APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE, ET RAISONNENT.
XXII. CE QUI ARRIVA EN FRANCE À CANDIDE ET À MARTIN.
XXIII. CANDIDE ET MARTIN VONT SUR LES CÔTES D'ANGLETERRE; CE QU’ILS Y
VOIENT.
XXIV. DE PAQUETTE ET DE FRÈRE GIROFLÉE.
XXV. VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTE, NOBLE VÉNITIEN.
XXVI. D’UN SOUPER QUE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QUI ILS ÉTAIENT.
XXVII. VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE.
XXVIII. CE QUI ARRIVA À CANDIDE, À CUNÉGONDE, À PANGLOSS, À MARTIN, ETC.
XXIX. COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNÉGONDE
ET LA VIEILLE.
XXX. CONCLUSION.


TABLE DES EAUX-FORTES

PLATE
I. CANDIDE EMBRASSE CUNÉGONDE
II. LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE
III. CUNÉGONDE ET LE SOLDAT BULGARE
IV. LA TOILETTE DE LA JEUNE PRINCESSE
V. DÉCLARATION DU GOUVERNEUR DE BUENOS-AYRES À CUNÉGONDE
VI. AU PAYS DES OREILLONS
VII. UN DÎNER DANS L'ELDORADO
VIII. LA JARRETIÈRE DE LA MARQUISE
IX. PAQUETTE ET FRÈRE GIROFLÉE


[Illustration 01]




PRÉFACE

C'est une chose inimaginable de voir comme en littérature et en art
la gloire se déplace d'un siècle à l'autre. Voici qu'un éditeur, qui
compte parmi ses publications quelques-uns des plus beaux livres de
ce temps, me demande si je veux lui écrire une préface au Candide qu'il
rêve et dont il fait passer sous mes yeux les merveilleux dessins.
J'accepte, ravi d'attacher mon nom à une œuvre que les bibliophiles
garderont avec amour dans leur bibliothèque et qui transmettra mon nom
à la postérité. Je me remets à lire _Candide_, bien que je l'aie su
presque par cœur autrefois, tant j'en raffolais; car il n'y a rien de
tel pour parler congrûment d'un ouvrage que de s'en être, la veille,
rafraîchi la mémoire, d'en avoir emporté une sensation nouvelle; et je
cherche en même temps ce qu'en ont pensé et dit les contemporains,
ceux qui aux environs de 1759 gouvernaient ou reflétaient l'opinion
publique.
Je reste confondu. Pour nous _Candide_ est le chef-d'œuvre
de Voltaire; nous ne savons encore ce que les siècles futurs garderont
des soixante-dix volumes qu'il a écrits. Nous pouvons être assurés
que si tout cet énorme bagage doit tomber en ruines et périr, il y a un
petit conte de trois cents pages qui traversera les âges: c'est
_Candide._ Sur cette coquille de noix, le nom de Voltaire
voguera vers l'immortalité.
Eh bien! pour tout le XVIIIe siècle Candide, à vrai dire,
ne compte pas. On ne le distingue point d'une foule de productions qui
passent pour être de second et même de troisième ordre dans l'œuvre
du maître; on le met fort au-dessous des livres d'histoire, des poèmes,
des tragédies... des tragédies surtout. Car en ce temps-là, _Mérope,
Zaïre, Mahomet_, c'étaient, comme on disait alors, les plus beaux
fleurons de la couronne de Voltaire.
Pour vous former une idée du peu d'estime que l'on faisait des romans
de Voltaire en général et de _Candide_ en particulier, nous n'avons
qu'à lire l'éloge de Voltaire par La Harpe, celui qui fut couronné par
l'Académie. La Harpe y verse avec une abondance intarissable les flots
de son éloquence sur les ouvrages que l'on tenait alors pour les seuls
dignes d'un grand écrivain, et s'arrêtant tout à coup:
«Y avait-il, se demande-t-il avec une hésitation pudique, y avait-il
parmi tant de travaux des délassements et des loisirs? Oui, et c'était
une foule de productions de tout genre, qui auraient encore été pour
tout autre des travaux et des titres, mais qui n'étaient que les jeux de
son inépuisable facilité et semblaient se perdre dans l'immensité de
sa gloire: des contes charmants, des romans d'une originalité piquante,
où la raison consent à amuser la frivolité française, pour obtenir
le droit de l'instruire: nous fait rire de nos travers, de nos
inconséquences, de nos injustices, et nous conduit par degrés à rougir
et à nous corriger; des morceaux pleins de grâce ou d'intérêt ou de
bonne plaisanterie ou d'éloquence: _Zadig, Nanine, Candide_, le
_Traité de la tolérance_: mille autres dont les titres innombrables
n'ont été retenus que parce que les presses de l'Europe ne se sont pas
lassées de les reproduire, ni les lecteurs de toutes les nations de les
dévorer.»
Vous voyez! entre _Candide, Nanine_ et le _Traité de la
tolérance_, l'estimable La Harpe ne faisait différence aucune; il
mettait tous ces ouvrages dans le même sac et les plaçait bien
au-dessous de _la Henriade_ que personne ne peut plus lire, et de
_Mérope_ qu'on représente une fois tous les vingt ans à l'Odéon
devant un public qui bâille.
J'ai eu la curiosité d'aller chercher, dans la _Correspondance de
Grimm_, ce qu'en avait écrit, au lendemain même de l'ouvrage publié,
ce maître critique:
«M. de Voltaire, dit Grimm, vient de nous égayer par un petit roman
intitulé _Candide ou l'Optimisme_, traduit de l'allemand de M. le
docteur Ralph. Il ne faut pas juger cette production avec sévérité; elle
ne soutiendrait pas une critique sérieuse. Il n'y a dans _Candide_
ni plan, ni ordonnance, ni sagesse, ni de ces coups de pinceau heureux
qu'on rencontre dans quelques romans anglais du même genre: vous y
trouverez en revanche beaucoup de choses de mauvais goût, d'autres de
mauvais ton, des polissonneries et des ordures, qui n'ont point ce voile
de gaze qui les rend supportables. Cependant la gaieté et la facilité qui
n'abandonnent jamais M. de Voltaire, des traits et des saillies qui lui
échappent à tout moment rendent la lecture de _Candide_ fort
amusante.»
Grimm poursuit longtemps sur ce ton; il donne du roman une analyse
assez exacte et conclut en ces termes:
«Si jamais l'ordre et la chronologie des ouvrages de M. de Voltaire
se perdent, la postérité ne manquera pas de regarder _Candide_
comme un ouvrage de jeunesse. Vraisemblablement, dira un critique
judicieux dans deux mille ans d'ici, l'auteur n'avait que vingt-cinq ans
lorsqu'il écrivit _Candide._ C'était son coup d'essai dans ce
genre. Son goût était jeune encore; aussi manque-t-il souvent
aux bienséances, et sa gaieté dégénère parfois en folie. Voyez,
ajoutera-t-il, comme son goût s'est formé et rassis ensuite, par
gradation: comme il est devenu plus sage dans les ouvrages postérieurs!»
Et voilà comme les contemporains se trompent! Voilà qui doit nous
inspirer à nous, critiques et journalistes, une réserve pleine de
modestie! Grimm était un homme de beaucoup de sens, d'instruction
et de goût, et il n'a pas su démêler tout ce qu'il y avait de profondeur,
de tristesse et d'amour ardent de l'humanité dans ce petit livre, qu'il
considérait comme un opuscule échappé à la main facile et prodigue
de Voltaire.
Jean-Jacques au XVIIIe siècle a pu dire, sans scandaliser
personne: «Je ne puis parler du roman de _Candide_, ne l'ayant pas
lu». On a trouvé le mot naturel, et notez qu'il partait d'un homme
précisément engagé avec Voltaire dans la querelle philosophique
dont la publication de _Candide_ fut un des incidents.
_Candide_ était une réponse à Jean-Jacques, et Jean-Jacques
déclarait tout uniment ne l'avoir pas lu, tant il se croyait peu obligé
à en tenir compte.
Et voilà que ce petit livre s'est lentement, par le travail insensible
de tout un siècle, dégagé de l'œuvre immense du maître, qu'il semble
le résumer tout entier, et qu'il reste seul debout au milieu d'un
amoncellement de ruines. Ce phénomène n'est pas rare dans l'histoire
des lettres. Que reste-t-il de Chateaubriand qui a tant écrit: un tout
petit volume, _René_, où il a ramassé toute la mélancolie vague
et flottante du siècle naissant, où il a donné un accent plus âpre à
l'incurable tristesse dont il était orgueilleusement rongé. Que
demeurera-t-il de Victor Hugo? Le tri n'est pas fait encore et nous ne
saurions en prévoir le résultat.
Parfois la postérité va chercher dans le fatras d'un écrivain de
second ordre un ouvrage qu'il avait expédié avec la même hâte et la
même indifférence que le reste; elle met le volume à part et le
consacre chef-d'œuvre. L'abbé Prévost, qui a écrit au courant de la
plume des centaines de volumes, serait bien étonné, s'il revenait au
monde, de voir un simple épisode d'un de ses romans des moins lus,
mis au rang des plus beaux chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et sa
_Manon Lescaut_ balancer _Candide!_
Jean-Jacques, au livre neuvième de ses _Confessions_, nous
conte, à sa manière, comment l'idée vint à Voltaire d'écrire
_Candide._ Vous savez qu'après le tremblement de terre de
Lisbonne, Voltaire avait composé sur cette catastrophe un poème où,
peignant les malheurs et le désespoir de toute cette population, il
raillait les philosophes qui prétendaient, avec Leibniz, que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Rousseau
avait lu ce poème:
«Frappé, nous dit-il, de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi
dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre
les misères de cette vie et trouver que tout était mal, je formai
l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que
tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a
réellement jamais cru qu'au diable, puisque son Dieu prétendu n'est
qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire.
L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout
révoltante dans un homme comblé de biens de toute espèce, qui,
du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image
affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt.
Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine,
j'en lis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux il
n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût
sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans
la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les
égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec
tout le respect possible. Cependant, lui connaissant un amour-propre
extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même,
mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir
de la donner ou supprimer, selon qu'il le trouverait le plus convenable.
Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes,
qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps
sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant
cette lettre, en joignit une, où il marquait peu d'estime pour celui
qui la lui avait remise.
«Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant pas
à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en
originaux dans mes recueils. Depuis lors, Voltaire a publié cette
réponse qu'il m'avait promise. Elle n'est autre que le roman de
_Candide_, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu.»
Je crains qu'ici Jean-Jacques, dont une extrême modestie n'était pas
le défaut, ne s'en fasse accroire. Sa lettre à Voltaire, qui est connue
sous le nom de _Lettre sur la Providence_, est du 18 août 1756;
Voltaire y répondit par une lettre de pure courtoisie le 21 septembre.
Il n'écrivit _Candide_ que vingt-neuf mois plus tard. Il est fort
probable qu'il ne songeait plus guère alors ni à Jean-Jacques ni à sa
lettre.
C'est la doctrine de l'optimisme à qui il en avait. Leibniz l'avait
mise à la mode. Tous ceux qui ont fait leur philosophie, à l'époque où
renseignement de la philosophie était encore en honneur dans les
lycées, connaissent le passage où Leibniz nous montre Sextus Tarquin
consultant l'oracle de Delphes sur sa destinée. Il apprend le
sort qui l'attend:
/#
Exsul inopsque cades irata pulsus ab urbe.
#/
Il se plaint de la destinée, et il semble que ce soit avec raison;
mais l'oracle lui fait voir que de sa condamnation à l'exil et à la
misère sortira la république romaine, puis la fondation d'un grand
empire. Un moindre mal aura donc été la condition d'un plus grand bien.
Leibniz ne soutenait donc point que tout fût parfait dans le monde.
Non, disait-il, tout n'est pas bien; mais tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possible. Dieu n'a pas voulu le mal; mais il l'a
permis parce que la raison l'y obligeait, et permettre le mal comme
Dieu le permet, c'est la plus grande bonté.
Cette théorie prêtait aisément aux réfutations ironiques et
plaisantes. La belle avance pour Sextus Tarquin, qu'après l'avoir chassé
et réduit à mendier son pain, Rome fût devenue quelques siècles après
la maîtresse du monde! En avait-il été moins misérable? En avait-il
moins souffert? Il était parbleu! bien évident que de tout accident
survenu à une créature il pouvait jaillir pour telle ou telle autre une
source de plaisir et de joie; mais, si l'on poussait l'idée à ses plus
extrêmes conséquences, on arriverait à dire que plus les hommes sont
malheureux, plus l'humanité est heureuse, et que le bonheur vénérai
se compose de la somme des malheurs particuliers.
Voltaire n'avait pas besoin d'être provoqué par Jean-Jacques pour
s'échauder contre cette philosophie, qui lui paraissait choquer le bon
sens. Il l'a combattue partout; il l'a poursuivie de ses railleries et
de ses sarcasmes: c'est dans _Candide_ qu'il a donné contre elle
du meilleur de son cœur.
Qu'est-ce qu'un roman de Voltaire? se demande M. Émile Faguet, dans
une étude qui est toujours spirituelle et piquante, si elle n'est pas
juste toujours. «C'est, répond-il, une idée de Voltaire se promenant à
travers des aventures divertissantes, destinées à lui servir
d'illustrations et de preuves. C'est un article du _Dictionnaire
philosophique_, conté au lieu d'être déduit par Voltaire, et c'est
pour cela qu'il est exquis; c'est Voltaire lui-même, mais moins âpre et
moins colérique, au moins dans la forme, qui s'arrange et s'attife, et
se compose une physionomie et un sourire, et glisse ses épigrammes,
au lieu d'assener ses violences, avec un joli geste, adroitement
nonchalant, de la main. Quand on ferme un de ces petits livres, on n'a
vécu ni avec Zadig, ni avec Candide; mais avec Voltaire, dans une
demi-intimité très piquante, qui a quelque chose d'accueillant, de
gracieux et d'inquiétant...»
Oui, sans doute, il y a cela dans les contes de Voltaire: mais s'il
n'y avait que cela dans _Candide_, il est bien probable que
l'éditeur de ce volume n'aurait pas prié un des premiers artistes de ce
temps, M. Ad. Moreau, de composer les dessins qui l'illustrent, et que
je ne serais pas occupé en ce moment à écrire cette préface.
Voulez-vous que je vous dise tout de suite ce qui fait la grandeur
de _Candide_ et qui le constitue un chef-d'œuvre à part, un immortel
chef-d'œuvre? c'est que jamais dans aucun autre ouvrage n'ont brûlé
d'une flamme plus ramassée, plus intense et plus vive les deux passions
qui ont été l'honneur de Voltaire, la haine de l'injustice triomphante,
et la pitié, une pitié large et généreuse, pour les souffrances
imméritées. Vous n'avez pas oublié cette fièvre, dont parle Voltaire,
et qu'il appelle la fièvre de la Saint-Barthélemy. Il prétendait qu'à
cette date fatale, son sang, comme disent les bonnes gens, ne faisait
qu'un tour; il le sentait bouillir en ses veines, il était obligé de se
mettre au lit; il était malade des atrocités commises, deux siècles
auparavant, par un fanatisme imbécile. Ne croyez point que cette fièvre
annuelle ait été chez Voltaire une figure de rhétorique ou, ce qui
serait pis encore, une pose d'homme sensible. Non, il était tourmenté
du besoin de la justice; les maux et les misères des hommes le jetaient
hors de lui-même; il fallait évidemment qu'on le prît, pour lui en
parler, en un de ses bons moments; car il avait de vilains quarts
d'heure d'égoïsme, et j'avoue qu'il n'était chevaleresque que par
occasion.
Mais il haïssait d'une haine vivace et profonde l'hypocrisie, le
fanatisme, l'oppression bête, l'iniquité superbe, la sottise importante,
tout ce qui dans notre état social s'ajoute à la cruelle et injuste
nature pour aigrir l'humaine misère, pour rendre la vie insupportable
aux pauvres et tristes mortels.
C'est cette flamme qui anime toutes les pages de _Candide._
Voltaire y ramasse, comme à plaisir, tous les maux les plus horribles
dont peut souffrir l'homme sur cette terre, qui est bien pour lui une
vallée de désespoir et de larmes. Il entasse les pestes sur les
naufrages, les famines sur les massacres; on n'entend dans cet ouvrage
que les cris des gens que l'on torture, des hurlements de désespoir ou
des bâillements d'ennui; la lecture en serait horrible et dégoûtante,
le livre tomberait assurément des mains, si l'on ne sentait circuler
à travers toutes ces peintures une âme généreuse, qui s'irrite et qui
s'apitoie tout ensemble, dont la fureur et le chagrin s'exhalent en
ironie; une ironie tantôt mordante, tantôt douloureuse, toujours
enflammée.
Oh! ces rois, les puissants de la terre, que de mal ils ont fait!
comme ils ont pressuré leurs peuples! comme ils en ont tiré du sang,
des larmes et de l'or! Oui, mais quelle revanche, quand le poète
(Voltaire en ce moment est poète et grand poète) vous en montre six
attablés dans cet hôtel de Venise, se contant leur déchéance et leurs
infortunes! Comme l'ironie court sur ce récit divin avec une légèreté
merveilleuse!
Mais voici Paquette que rencontre Candide faisant des agaceries au
frère Giroflée et lui tapotant les joues. On a, surtout dans ces
dernières années, versé bien des larmes sur le misérable sort de la
courtisane, on a en cent façons tâché de nous apitoyer sur l'horreur de
cette affreuse vie. Jamais, non jamais on n'égalera la peinture que
Voltaire a faite eu quelques coups de crayon:
«Ah! monsieur, si vous pouviez imaginer ce que c'est de caresser
indifféremment un vieux marchand, un moine, un avocat, un gondolier,
un abbé; d'être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies;
d'être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever
par un homme dégoûtant; d'être volée par l'un de ce qu'on a gagné avec
l'autre; d'être rançonnée par les officiers de justice, et de n'avoir
en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier,
vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du
monde....»
Tout y est! En ces dix lignes. Voltaire a rassemblé toutes les
douleurs et toutes les affres de ces créatures; le tableau est admirable
de vérité et de force! Mais n'y sentez-vous pas l'apitoiement et la
sympathie du peintre? Ici l'ironie devient lugubre et en quelque sorte
vengeresse. Voltaire crie d'horreur contre la société qui jette
quelques-unes de ses créatures en de tels abîmes. Il a sa fièvre de la
Saint-Barthélemy; on en tremble avec lui par contagion.
Écoutez le seigneur Pococurante: quel ennui dense et noir se
dégage de sa conversation! Être si riche, avoir tant de goût et un
goût si délicat, et ne faire de sa vie qu'un long bâillement, quelle
misère! Et ici l'ironie se fait cinglante.
«Vous conviendrez, dit Candide eu parlant à son ami Martin de ce
blasé qui trouve à redire à tout, que voilà le plus heureux des hommes;
car il est au-dessus de tout ce qu'il possède.
--Eh! non, répond Martin, il est dégoûté de tout ce qu'il
possède.
--Mais, reprend Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout
critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des
beautés?
--C'est-à-dire, riposte Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir
pas de plaisir.»
Et c'est ainsi que derrière cette longue, terrible et pathétique
énumération des maux qui affligent l'humanité, on sent toujours
Voltaire, brûlé de passion, ou, si vous aimez mieux, de fièvre; la
fièvre de la Saint-Barthélemy.
Candide serait un chef-d'œuvre incomplet si le philosophe, après
avoir ainsi étalé nos misères à nos yeux, ne nous ranimait pas par une
conclusion réconfortante. Cette conclusion, tout le monde la connaît:
il faut cultiver son jardin. Oui, sans doute, il n'y a qu'une chose
vraiment bonne sur celle terre: c'est l'action. On n'est heureux que si
l'on travaille, si l'on fait ce que l'on a à faire, si l'on cultive son
jardin.
Cultivons notre jardin! C'est le mot de ce siècle de rêveurs et de
pessimistes; c'est le mot de tous les siècles. Et c'est parce que
Voltaire l'a formulé dans _Candide_, que _Candide_ les
traversera tous.
Ce chef-d'œuvre n'a-t-il point quelques tares? Je crois que
Voltaire aurait pu retrancher aisément quelques polissonneries et
quelques gros mots inutiles, qui rendent la lecture de son roman
presque impossible aux femmes; Mme du Deffant lui eu avait déjà
fait l'observation au siècle dernier; à plus forte raison, ce défaut
choquera-t-il plus sensiblement les femmes du nôtre. Je crois aussi
qu'il y a des longueurs dans la partie du récit qui concerne l'EIdorado.
Mais ce sont là des taches fort légères, et j'ai quelque pudeur à les
signaler.
Je ne pense pas qu'il faille, selon le mot de Victor Hugo, admirer
tout comme une brute. Mais c'est une vérité depuis longtemps admise
que dans les ouvrages passés chefs-d'œuvre et consacrés, les défauts,
s'il s'en trouve, ne comptent pas, et l'on répète les vers d'Horace:
/#
Non ego paucis
Offendar maculis....
#/

Décidément Jean-Jacques a eu tort de ne pas lire _Candide._
Peut-être après cela l'avait-il lu, et que c'est pour cette raison même
qu'il préférait n'en point parler, le silence étant d'or en ces
sortes d'affaires.

FRANCISQUE SARCEY

[Illustration 02]

[Illustration 03]


I. COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'CELUI.

Il y avait in Westphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les
mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le
jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois,
pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de
la maison soupçonnaient qu'il était fils de la sœur de M. le baron, et
d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne
voulut jamais épouser, parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et
onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
perdu par l'injure du temps.
M. le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie,
car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même
était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours
composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses
piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils
l'appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des
contes.
Mme la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres,
s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs
de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable.
Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur,
fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne
de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le
petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
de son caractère.
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que,
dans ce meilleur des mondes possible le château de Monseigneur le
baron était le plus beau des châteaux, et Madame la meilleure des
baronnes possible.
«Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
autrement, car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement
pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour
porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont
visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses.
Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des
châteaux, aussi Monseigneur a un très beau château; le plus grand baron
de la province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait
dire que tout est au mieux.»

[Illustration 04:CANDIDE EMBRASSE CUNÉGONDE]

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment, car il
trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prit jamais la
hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né
baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être
Mlle Cunégonde, le troisième, de la voir tous les jours, et le
quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la
province, et par conséquent de toute la terre.
Un jour Cunégonde en se promenant auprès du château, dans le petit
bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss
qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre
de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde
avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans
souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit
clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes,
et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante
du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
rougit aussi. Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide
lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dîner,
comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière
un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa,
elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment
la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité,
une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le
baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied
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