Candide, ou l'optimisme - 2

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dans le derrière; Cunégonde s'évanouit; elle fut souffletée par Mme la
baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans
le plus beau et le plus agréable des châteaux possible.

[Illustration 05]

[Illustration 06]


II. CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BULGARES.

Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent
vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des
baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs, entre
deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi,
se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle
_Waldberghoff-trarbk-dikdorff._ N'ayant point d'argent, mourant
de faim et de lassitude, il s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret.
Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent: «--Camarade, dit
l'un, voilà un jeune homme très bien lait, et qui a la taille requise.»
Ils s'avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement.
«--Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous
me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon
écot.--Ah monsieur! lui dit un des bleus, les personnes de votre
figure et de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq
pieds cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille,
dit-il en faisant la révérence.--Ah monsieur! mettez-vous à table;
non seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits que
pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien
que tout est au mieux.» On le prie d'accepter quelques écus; il les
prend et veut faire son billet; on n'en veut point; on se met à table.
«--N'aimez-vous pas tendrement?... --Oh oui! répondit-il;
j'aime tendrement Mlle Cunégonde.--Non, dit l'un de ces messieurs,
nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des
Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais
vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire à
sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs; et il boit.--C'en
est assez, lui dit-on: vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le
héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est
assurée.» On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au
régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette,
remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui
donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu
moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller
promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'était un
privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce animale, de se
servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues
que voilà quatre autres héros de six pieds qui l'atteignent, qui le
lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce
qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par tout le régiment,
ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut
beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni
l'autre: il fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de
Dieu qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de
deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguettes,
qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles
et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide,
n'en pouvant plus, demanda en grâce qu'on voulut bien avoir la bonté
de lui casser la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux,
on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment,
il s'informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie,
il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un jeune
métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda
sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux
et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois
semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un
peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra
bataille au roi des Abares.

[Illustration 07]

[Illustration 08]


III. COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT.

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les
deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours,
les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en
enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu prés six mille hommes
de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes
environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La
baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques
milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de
mille âmes. Candide, qui tremblai! comme un philosophe, se cacha du
mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les
deux rois faisaient chanter des _Te Deum_, chacun dans son camp,
il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il
passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un
village voisin; il était en cendres: c'était un village arabe que les
Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici les
vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées,
qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros,
rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées criaient qu'on
achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la
terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait
à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide,
toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines,
arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites
provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses
provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu
dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait
été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût été chassé pour
les beaux yeux de Mlle Cunégonde.
Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfermerait
dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.
Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une
heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur
le regardant de travers lui dit: «--Que venez-vous faire ici? Y
êtes-vous pour la bonne cause?--Il n'y a point d'effet sans cause,
répondit modestement Candide; tout est enchaîné nécessairement, et
arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d'auprès de Mlle
Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes, et il faut que je demande
mon pain, jusqu'à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait
être autrement.--Mon ami, dit l'orateur, croyez-vous que le pape
soit l'antéchrist?--Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
Candide; mais qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, je manque de
pain.--Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
va, misérable, ne m'approche de ta vie.» La femme de l'orateur avant
mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape
fût l'antéchrist, lui répandit sur le chef un plein.... Ô ciel! à quel
excès se porte le zèle de la religion dans les dames!
Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi
un de ses frères, un être à deux pieds, sans plumes, qui avait une âme;
il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui
fit présent de deux florins et voulut même lui apprendre à travailler
dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu'on fabrique en Hollande.
Candide, se prosternant presque devant lui, s'écriait: «--Maître
Pangloss l'avait bien dit que tout était au mieux dans ce monde, car je
suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la
dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.»
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers,
les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente,
et crachant une dent à chaque effort.

[Illustration 09]

[Illustration 10]


IV. COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT.

Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son honnête
anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes,
et sauta à son cou. Candide effrayé recule. «--Hélas! dit le
misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher
Pangloss?--Qu'entends-je? vous, mon cher maître! vous, dans cet
état horrible! Quel malheur vous est-il donc arrivé? Pourquoi
n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? Qu'est devenue Mlle
Cunégonde, la perle des filles, le chef-d'œuvre de la nature? Je n'en
peux plus, dit Pangloss.» Aussitôt Candide le mena dans l'étable de
l'anabaptiste, où il lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss
fut refait: «--Eh bien! lui dit-il, Cunégonde?--Elle est
morte, reprit l'autre.» Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela
ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans
l'étable. Candide rouvre les yeux. «--Cunégonde est morte! Ah!
meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle
morte? Ne serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de
monsieur son père à grands coups de pied?--Non, dit Pangloss,
elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée
autant qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à M. le baron qui
voulait la défendre; Mme la baronne a été coupée en morceaux; mon
pauvre pupille traité précisément comme sa sœur; et quant au château,
il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton,
pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été bien vengés, car les
Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait
à un seigneur bulgare.»
À ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et ayant
dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de l'effet, et
de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux état.
«--Hélas! dit l'autre, c'est l'amour: l'amour, le consolateur du
genre humain, le conservateur de l'univers, l'âme de tous les êtres
sensibles, le tendre amour.--Hélas! dit Candide, je l'ai connu
cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme; il ne m'a
jamais valu qu'un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette
belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?»
Pangloss répondit en ces termes: «--Ô mon cher Candide! vous
avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne;
j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces
tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était infectée;
elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d'un cordelier
très savant qui avait remonté à la source; car il l'avait eue d'une
vieille comtesse, qui l'avait reçue d'un capitaine de cavalerie, qui la
devait à une marquise, qui la tenait d'un page, qui l'avait reçue d'un
jésuite, qui, étant novice, l'avait eue en droite ligne d'un des
compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la donnerai à
personne, car je me meurs.
--Ô Pangioss, s'écria Candide, voila une étrange généalogie!
N'est-ce pas le diable qui en fut la souche?--Point du tout,
répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb n'avait
pas attrapé, dans une île de l'Amérique, cette maladie qui empoisonne
la source de la génération, qui souvent même empêche la génération,
et qui est évidemment l'opposé du grand but de la nature, nous n'aurions
ni le chocolat ni la cochenille; il faut encore observer que
jusqu'aujourd'hui, dans notre continent, cette maladie nous est
particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans,
les Chinois, les Siamois, les Japonais ne la connaissent pas encore;
mais il y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
dans quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès
parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées d'honnêtes
stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des États; on peut
assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille rangée
contre des troupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés
de chaque côté.
--Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
guérir.--Eh comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se faire
saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y ait
quelqu'un qui paie pour nous.»
Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon homme
n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à ses
dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un œil et une oreille.
Il écrivait bien, et savait parfaitement l'arithmétique. L'anabaptiste
Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant
obligé d'aller à Lisbonne, pour les affaires de son commerce, il
mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua
comment tout était on ne peut mieux. Jacques n'était pas de cet
avis.--«Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu
corrompu la nature, car ils ne sont pas nés loups, et ils sont devenus
loups. Dieu ne leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes,
et ils se sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je
pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice
qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les
créanciers.--Tout cela était indispensable, répliquait le docteur
borgne, et les malheurs particuliers font le bien général: de sorte que
plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien.» Tandis
qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre
coins du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête,
à la vue du port de Lisbonne.

[Illustration 11]

[Illustration 12]


V. TEMPÊTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT DE TERRE, ET CE QUI ADVINT DU DOCTEUR
PANGLOSS, DE CANDIDE ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES.

La moitié des passagers, affaiblis, expirant de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans
toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n'avait pas
même la force de s'inquiéter du danger. L'autre moitié jetait des cris
et faisait des prières; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés,
le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne
s'entendait, personne ne commandait.
L'anabaptiste aidait un peu à la manœuvre; il était sur le tillac;
un matelot furieux le frappe rudement et, l'étend sur les planches;
mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse,
qu'il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu
et accroché à une partie de mât rompu. Le bon Jacques court à son
secours, l'aide à remonter, et de l'effort qu'il fit il est précipité
dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner
seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui
reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter
après lui dans la mer, le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui
prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que
cet anabaptiste s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait _a priori_,
le vaisseau s'entr'ouvre, tout périt, à la réserve de Pangloss, de
Candide et de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux
anabaptiste; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss
et Candide furent portés sur une planche.
Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne;
il leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver
de la faim, après avoir échappé à la tempêté.

[Illustration 13:LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE]

À peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas; la
mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui
sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les
rues et les places publiques; les maisons s'écroulent, les toits sont
renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente
mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des
ruines. Le matelot disait en sifflant et en jurant: «--Il y aura
quelque chose à gagner ici.--Quelle peut être la raison suffisante
de ce phénomène? disait Pangloss.--Voici le dernier jour du
monde, s'écriait Candide.» Le matelot court incontinent au milieu des
débris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en
empare, s'enivre, et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la
première fille de bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des
maisons détruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss
le tirait cependant par la manche: «--Mon ami, lui disait-il, cela
n'est pas bien; vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal
votre temps.--Tête et sang! répondit l'autre, je suis matelot et
né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre
voyages au Japon; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison
universelle!»
Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: «--Hélas!
procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs.--Ce tremblement
de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss; la ville de
Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l'année passée; mêmes
causes, mêmes effets; il y a certainement une traînée de soufre sous
terre depuis Lima jusqu'à Lisbonne.--Rien n'est plus probable,
dit Candide; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin.--Comment,
probable? répliqua le philosophe, je soutiens que la chose est
démontrée.» Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu
d'eau d'une fontaine voisine.
Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces.
Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants
échappés à la mort.
Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon
dîner qu'on le pouvait dans un tel désastre: il est vrai que le repas
était triste, les convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais
Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
autrement; car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car, s'il
y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car il est
impossible que les choses ne soient pas où elles sont; car tout
est bien.
Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à côté
de lui, prit poliment la parole et dit: «--Apparemment que
monsieur ne croit pas au péché originel; car, si tout est au mieux,
il n'y a donc eu ni chute ni punition.
--Je demande très humblement pardon à votre excellence,
répondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
possibles.--Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
familier.--Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
peut subsister avec la nécessité absolue, car il était nécessaire que
nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée....»
Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit un signe
de tête à son estafier, qui lui servait à boire du vin de Porto ou
d'Oporto.

[Illustration 14]

[Illustration 15]


VI. COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ.

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace
pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel
auto-da-fé; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle
de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un
secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé
sa commère, et deux Portugais qui, en mangeant un poulet, en avaient
arraché le lard; on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son
disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté
avec un air d'approbation: tous deux furent menés séparément dans des
appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais
incommodé du soleil.
Huit jours après, ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de
Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui
n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient
grilles et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en
procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique,
suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en
cadence, pendant qu'ou chantait; le Biscayen et les deux hommes qui
n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut
pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla
de nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant,
se disait à lui-même: «--Si c'est ici le meilleur des mondes
possibles, que sont donc les autres? Passe encore si je n'étais que
fessé; je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss! le
plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je
sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste! le meilleur des hommes, faut-il
que vous ayez été noyé dans le port! Ô mademoiselle Cunégonde! la
perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre!»
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et
béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit:
«--Mon fils, prenez courage, suivez-moi.»

[Illustration 16]

[Illustration 17]


VII. COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN DE CANDIDE, ET COMMENT
IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT.

Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à
manger et à boire; elle lui montra un petit lit assez propre; il y avait
auprès du lit un habit complet. «--Mangez, buvez, dormez, lui
dit-elle, et que Notre-Dame d'Atocha, monseigneur saint Antoine de
Padoue et monseigneur saint Jacques de Compostelle prennent soin de
vous: je reviendrai demain.» Candide, toujours étonné de tout ce qu'il
avait vu et de tout ce qu'il avait souffert, et encore plus de la
charité de la vieille, voulut lui baiser la main. «--Ce n'est pas
ma main qu'il faut baiser, dit la vieille, je reviendrai demain.
Frottez-vous de pommade, mangez et dormez.»
Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain,
la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même
d'une autre pommade; elle lui apporte ensuite à dîner; elle revient sur
le soir et apporte à souper.
Le surlendemain, elle fit encore les mêmes cérémonies. «--Qui
êtes-vous? lui disait toujours Candide, qui vous a inspiré tant de
bonté? quelles grâces puis-je vous rendre?» La bonne femme ne répondait
jamais rien. Elle revint sur le soir, et n'apporta point à souper:
«--Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot.» Elle le prend sous
le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille:
ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux.
La vieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle mène Candide, par
un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le laisse sur un canapé de
brocart, referme la porte et s'en va.
Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe
funeste, et le moment présent comme un songe agréable.
La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries, et
couverte d'un voile. «--Ôtez ce voile, dit la vieille à Candide.»
Le jeune homme approche; il lève le voile d'une main timide. Quel
moment! quelle surprise! Il crut voir Mlle Cunégonde; il la voyait en
effet: c'était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une
parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille
les accable d'eaux spiritueuses, ils reprennent leurs sens, ils se
parlent: ce sont d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des
réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieillie
leur recommande de faire moins de bruit et les laisse en liberté.
«--Quoi! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez! je vous retrouve
en Portugal! On ne vous a donc pas violée? on ne vous a point fendu le
ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré?--Si fait,
dit la belle Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de ces deux
accidents.--Mais votre père et votre mère ont-ils été tués?--Il
n'est que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant.--Et votre
frère?--Mon frère a été tué aussi.--Et pourquoi êtes-vous en
Portugal? et comment avez-vous su que j'y étais, et par quelle étrange
aventure m'avez-vous fait conduire dans cette maison?--Je vous
dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut auparavant que vous
m'appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que
vous me donnâtes et les coups de pied que vous reçûtes.»
Candide lui obéit avec un profond respect: et quoiqu'il fût interdit,
quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l'échine lui fît
encore un peu mal, il lui raconta de la manière la plus naïve tout ce
qu'il avait éprouvé depuis le moment de leur séparation. Cunégonde
levait les yeux au ciel; elle donna des larmes à la mort du bon
anabaptiste et de Pangloss, après quoi elle parla en ces termes à
Candide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dévorait des yeux.

[Illustration 18]

[Illustration 19]


VIII. HISTOIRE DE CUNÉGONDE.

«J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il
plut au ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de
Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent
ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu'à
ce spectacle j'avais perdu connaissance, se mit à me violer; cela me fit
revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis,
j'égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne
sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était
une chose d'usage: le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc
gauche, dont je porte encore la marque.--Hélas! j'espère bien la
voir, dit le naïf Candide.--Vous la verrez, dit Cunégonde; mais
continuons.--Continuez, dit Candide.»
Elle reprit ainsi le fil de son histoire: «--Un capitaine
bulgare entra; il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait
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