Candide, ou l'optimisme - 3

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pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait
ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser et m'emmena
prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de
chemises qu'il avait, je faisais sa cuisine; il me trouvait fort jolie,
il faut l'avouer; et je ne nierai pas qu'il ne fut très bien fait, et
qu'il n'eût la peau blanche et douce; d'ailleurs peu d'esprit, peu de
philosophie: on voyait bien qu'il n'avait pas été élevé par le docteur
Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et
s'étant dégoûté de moi, il me vendit à un juif nommé don Issachar,
qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément
les femmes. Ce juif s'attacha beaucoup à ma personne, mais il ne
pouvait en triompher; je lui ai mieux résisté qu'au soldat bulgare.
Une personne d'honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s'en
affermit. Le juif, pour m'apprivoiser, me mena dans cette maison de
campagne que vous voyez. J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur
la terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh: j'ai été
détrompée.

[Illustration 20:CUNÉGONDE ET LE SOLDAT BULGARE.]

Le grand inquisiteur m'aperçut un jour à la messe; il me lorgna
beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me parler pour des affaires
secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris ma naissance;
il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d'appartenir à
un israélite. On proposa de sa part à don Issachar de me céder à
Monseigneur. Don Issachar, qui est le banquier de la cour, et homme de
crédit, n'en voulut rien faire. L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé.
Enfin mon juif intimidé conclut un marché par lequel la maison et moi
leur appartiendraient à tous deux en commun; que le juif aurait pour
lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, et que l'inquisiteur
aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette
convention subsiste. Ce n'a pas été sans querelles; car souvent il a été
indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l'ancienne loi
ou à la nouvelle. Pour moi, j'ai résisté jusqu'à présent à tous les
deux; et je crois que c'est pour cette raison que j'ai toujours été
aimée.
Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issachar, il plut à Monseigneur l'inquisiteur de célébrer
un auto-da-fé. Il me fit l'honneur de m'y inviter. Je fus très bien
placée; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et
l'exécution. Je fus, à la vérité, saisie d'horreur en voyant brûler ces
deux juifs et cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère; mais
quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis dans un
san-benito, et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de
Pangloss! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis
pendre; je tombai en faiblesse. À peine reprenais-je mes sens, que je
vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l'horreur, de la
consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité,
que votre peau est encore plus blanche et d'un incarnat plus parfait
que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les
sentiments qui m'accablaient, qui me dévoraient. Je m'écriai, je voulus
dire:--Arrêtez, barbares! mais la voix me manqua, et mes cris
auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé:--Comment
se peut-il faire, disais-je, que l'aimable Candide et le sage Pangloss
se trouvent à Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet, et
l'autre pour être pendu par l'ordre de Monseigneur l'inquisiteur, dont
je suis la bien-aimée? Pangloss m'a donc bien cruellement trompée,
quand il me disait que tout va le mieux du monde!
Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir
de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma
mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain soldat bulgare, du
coup de couteau qu'il me donna, de ma servitude, de mon métier de
cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issachar, de
mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce
grand _Miserere_ en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait,
et surtout du baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le
jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu qui vous
ramenait à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille d'avoir
soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait. Elle a très
bien exécuté ma commission; j'ai goûté le plaisir inexprimable de vous
revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim
dévorante; j'ai grand appétit, commençons par souper.»
Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper, ils
se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y étaient
quand le signor don Issachar, l'un des maîtres de la maison, arriva.
C'était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer
son tendre amour.

[Illustration 21]

[Illustration 22]


IX. CE QUI ADVINT DE CUNÉGONDE, DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR
ET D’UN JUIF.

Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans
Israël, depuis la captivité en Babylone. «--Quoi! dit-il, chienne
de Galiléenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur? il faut
que ce coquin partage aussi avec moi?» En disant cela il tire un long
poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant pas que son
adverse partie eût des armes, il se jette sur Candide; mais notre bon
Westphalien avait reçu une belle épée de la vieille avec l'habit
complet. Il tire son épée, quoiqu'il eut les mœurs fort douces, et
étend l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds de Cunégonde.
«--Sainte Vierge! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir? Un
homme tué chez moi! Si la justice vient, nous sommes perdus.--Si
Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon
conseil dans cette extrémité, car c'était un grand philosophe. À son
défaut, consultons la vieille.» Elle était fort prudente, et commençait
à dire son avis, quand une autre petite porte s'ouvrit. Il était une
heure après minuit; c'était le commencement du dimanche. Ce jour
appartenait à Monseigneur l'inquisiteur. Il entre et voit le fessé
Candide, l'épée à la main, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée,
et la vieille donnant des conseils.
Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et
comment il raisonna: «--Si ce saint homme appelle du secours,
il me fera infailliblement brûler; il pourra en faire autant de
Cunégonde; il m'a fait fouetter impitoyablement; il est mon rival: je
suis en train de tuer; il n'y a pas à balancer.» Ce raisonnement fut
net et rapide; et, sans donner le temps à l'inquisiteur de revenir de
sa surprise, il le perce d'outre en outre, et le jette à côté du juif.
«--En voici bien d'une autre, dit Cunégonde; il n'y a plus de
rémission, nous sommes excommuniés, notre dernière heure est venue.
Comment avez-vous fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux
minutes un juif et un prélat?--Ma belle demoiselle, répondit
Candide, quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l'inquisition,
on ne se connaît plus.»
La vieille prit alors la parole et dit: «--Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides; que le brave
Candide les prépare. Madame a des moyadors et des diamants; montons
vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et
allons à Cadix; il fait le plus beau temps du monde, et c'est un grand
plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la nuit.
Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la vieille et
lui font trente milles d'une traite. Pendant qu'ils s'éloignaient, la
Sainte Hermandad arrive dans la maison; on enterre Monseigneur dans
une belle église, et l'on jette Issachar à la voirie.
Candide, Cunégonde et la vieille étaient déjà dans la petite ville
d'Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena, et ils parlaient
ainsi dans un cabaret.

[Illustration 23]

[Illustration 24]


X. DANS QUELLE DÉTRESSE CANDIDE, CUNÉGONDE ET LA VIEILLE ARRIVENT À CADIX,
ET DE LEUR EMBARQUEMENT.

«Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait en
pleurant Cunégonde. De quoi vivrons-nous? comment ferons-nous?
Où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m'en donnent
d'autres?--Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend
père cordelier, qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajoz;
Dieu me garde de faire un jugement téméraire! mais il entra deux fois
dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous.--Hélas!
dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent prouvé que les biens de la
terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal.
Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi
achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle
Cunégonde?--Pas un maravédis, dit-elle.--Quel parti prendre?
dit Candide.--Vendons un des chevaux, dit la vieille; je monterai
en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur
une fesse, et nous arriverons à Cadix.»
Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il
acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieille passèrent
par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. On
y équipait une flotte, et l'on assemblait des troupes pour mettre à
la raison les révérends pères jésuites du Paraguay, qu'on accusait
d'avoir fait révolter une de leurs hordes contre les rois d'Espagne et
de Portugal, auprès de la ville du Saint-Sacrement.
Candide, ayant servi chez les Bulgares, fit l'exercice bulgarien
devant le général de la petite armée avec tant de grâce, de célérité,
d'adresse, de fierté, d'agilité, qu'on lui donna une compagnie
d'infanterie à commander. Le voilà capitaine; il s'embarque avec Mlle
Cunégonde, la vieille, deux valets, et les deux chevaux andalous qui
avaient appartenu à M. le grand inquisiteur de Portugal.
Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la
philosophie du pauvre Pangloss. «--Nous allons dans un autre
univers, disait Candide; c'est dans celui-là, sans doute, que tout est
bien, car il faut avouer qu'on pourrait frémir un peu de ce qui se
passe dans le nôtre en physique et en morale.--Je vous aime de
tout mon cœur, disait Cunégonde; mais j'ai encore l'âme tout effarouchée
de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé.--Tout ira bien,
répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut déjà mieux que
les mers de notre Europe; elle est plus calme, les vents plus constants.
C'est certainement le Nouveau Monde qui est le meilleur des univers
possible.--Dieu le veuille! disait Cunégonde; mais j'ai été si
horriblement malheureuse dans le mien, que mon cœur est presque fermé
à l'espérance.--Vous vous plaignez, leur dit la vieille; hélas!
vous n'avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes.»
Cunégonde se mit presque à rire, et trouva cette bonne femme fort
plaisante de prétendre être plus malheureuse qu'elle. «--Hélas!
lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n'ayez été violée par deux
Bulgares, que vous n'avez reçu deux coups de couteau dans le ventre,
qu'on n'ait démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait égorgé à vos yeux
deux mères et deux pères, et que vous n'avez vu deux de vos amants
fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l'emporter
sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze
quartiers, et que j'ai été cuisinière.--Mademoiselle, répondit
la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance; et, si je vous
montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous le faites, et
vous suspendriez votre jugement.»
Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l'esprit de
Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes.

[Illustration 25]

[Illustration 26]


XI. HISTOIRE DE LA VIEILLE.

«Je n'ai pas en toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate,
mon nez n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas toujours
été servante. Je suis la fille du pape Urbain X et de la princesse de
Palestine. On m'éleva jusqu'à quatorze ans dans un palais auquel tous
les châteaux de vos barons allemands n'auraient pas servi d'écurie; et
une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de la
Westphalie. Je croissais en beauté, en grâces, en talents, au milieu
des plaisirs, des respects et des espérances. J'inspirais déjà de
l'amour. Ma gorge se formait, et quelle gorge! blanche, ferme, taillée
comme celle de la Vénus de Médicis; et quels yeux! quelles paupières!
quels sourcils noirs! quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles,
et effaçaient la scintillation des étoiles! comme me disaient les poètes
du quartier, Les femmes qui m'habillaient et qui me déshabillaient
tombaient en extase en me regardant par devant et par derrière; et tous
les hommes auraient voulu être à leur place.
Je fus fiancée à un prince souverain de Massa Carara: quel prince!
aussi beau que moi, pétri de douceur et d'agréments, brillant d'esprit
et brûlant d'amour; je l'aimais comme on aime pour la première fois,
avec idolâtrie, avec emportement. Les noces furent préparées: c'était
une pompe, une magnificence inouïe; c'étaient des fêtes, des carrousels,
des opera-buffa continuels; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets
dont il n'y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon
bonheur, quand une vieille marquise, qui avait été maîtresse de mon
prince, l'invita à prendre du chocolat chez elle; il mourut en moins de
deux heures avec des convulsions épouvantables. Mais ce n'est qu'une
bagatelle. Ma mère, au désespoir, et bien moins affligée que moi,
voulut s'arracher pour quelque temps à un séjour si funeste. Elle avait
une très belle terre auprès de Gaëte: nous nous embarquâmes sur une
galère du pays, dorée comme l'autel de Saint-Pierre de Rome. Voilà
qu'un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se
défendirent comme des soldats du pape: ils se mirent tous à genoux en
jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution _in
articulo mortis._ Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes,
et ma mère aussi, nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une
chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs
déshabillent le monde; mais ce qui me surprit davantage, c'est qu'ils
nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous
ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules. Cette cérémonie
me paraissait bien étrange: voilà comme on juge de tout quand on n'est
pas sorti de son pays. J'appris bientôt que c'était pour voir si nous
n'avions pas caché là quelques diamants; c'est un usage établi de temps
immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer. J'ai su que
messieurs les religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand
ils prennent des Turcs et des Turques: c'est une loi du droit des gens
à laquelle on n'a jamais dérogé.

[Illustration 27: LA TOILETTE DE LA JEUNE PRINCESSE.]

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse
d'être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous concevez assez tout ce
que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était
encore très belle; nos filles d'honneur, nos simples femmes de chambre
avaient plus de charmes qu'on n'en peut trouver dans toute l'Afrique.
Pour moi, j'étais ravissante, j'étais la beauté, la grâce même, et
j'étais pucelle. Je ne le fus pas longtemps. Cette fleur, qui avait été
réservée pour le beau prince de Massa Carara, me fut ravie par le
capitaine corsaire. C'était un nègre abominable, qui croyait encore me
faire beaucoup d'honneur. Certes, il fallait que Mme la princesse de
Palestine et moi fussions bien fortes pour résister à tout ce que nous
éprouvâmes jusqu'à notre arrivée à Maroc. Mais passons; ce sont des
choses si communes, qu'elles ne valent pas la peine qu'on en parle.
Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de
l'empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti, ce qui produisait
en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs
contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres.
C'était un carnage continuel dans toute l'étendue de l'empire.
À peine fûmes-nous débarquées, que des noirs d'une faction ennemie
de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin.
Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il avait de plus
précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous n'en voyez jamais dans
vos climats d'Europe. Les peuples septentrionaux n'ont pas le sang
assez ardent; ils n'ont pas la rage des femmes au point où elle est
commune en Afrique. Il semble que vos Européens aient du lait dans les
veines; c'est du vitriol, c'est du feu qui coule dans celles des
habitants du mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur
des lions, des tigres et des serpents de la contrée, pour savoir qui
nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant
de mon capitaine la retint par le bras gauche; un soldat maure la prit
par une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre. Nos filles se
trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats.
Mon capitaine me tenait cachée derrière lui; il avait le cimeterre au
poing, et tuait tout ce qui s'opposait à sa rage. Enfin je vis toutes
nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les
monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons, ceux qui
les avaient pris, soldats, matelots, noirs, blancs, mulâtres, et enfin
mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de
morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l'étendue
de plus de trois cents lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par
jour ordonnées par Mahomet.
Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de
cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au
bord d'un ruisseau voisin; j'y tombai d'effroi, de lassitude, d'horreur,
de désespoir et de faim. Bientôt après mes sens accablés se livrèrent
à un sommeil qui tenait plus de l'évanouissement que du repos. J'étais
dans cet état de faiblesse et d'insensibilité, entre la mort et la vie,
quand je me sentis pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps.
J'ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait,
et qui disait: «_O che sciagura d'essere senza coglioni._»

[Illustration 28]

[Illustration 29]


XII. SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.

«Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins
surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu'il y
avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait; je
l'instruisis en peu de mots des horreurs que j'avais essuyées, et je
retombai en faiblesse. Il m'emporta dans une maison voisine, me fit
mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta,
me dit qu'il n'avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il
n'avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre.--Je
suis né à Naples, me dit-il; on y chaponne deux ou trois mille enfants
tous les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus
belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des États. On me
fit cette opération avec un très grand succès, et j'ai été musicien de
la chapelle de Mme la princesse de Palestine.--De ma mère!
m'écriai-je.--De votre mère! s'écria-t-il en pleurant: quoi! vous
seriez cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge de six ans,
et qui promettait déjà d'être aussi belle que vous êtes?--C'est
moi-même; ma mère est à quatre cents pas d'ici, coupée en quartiers
sous un tas de morts....
Je lui contai tout ce qui m'était arrivé; il me conta aussi ses
aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc
par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité
par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons et des vaisseaux,
pour l'aider à exterminer le commerce des autres chrétiens.--Ma
mission est faite, médit cet honnête eunuque; je vais m'embarquer à
Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. _Ma che sciagura d'essere
senza coglioni!_
Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement, et, au lieu de me
mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette
province. À peine fus-je vendue, que cette peste qui a fait le tour de
l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe, se déclara dans Alger avec fureur.
Vous avez vu des tremblements de terre; mais, mademoiselle, avez-vous
jamais eu la peste?--Jamais, répondit la baronne.
--Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle
est bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort commune en
Afrique; j'en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille
d'un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé
la pauvreté, l'esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait
vu couper sa mère eu quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et
mourait pestiférée dans Alger. Je n'en mourus pourtant pas; mais mon
eunuque et le dey, et presque tout le sérail d'Alger périrent.
Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste, furent
passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m'acheta et me mena
à Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit à Tripoli; de
Tripoli je fus revendue à Alexandrie; d'Alexandrie revendue a Smyrne;
de Smyrne à Constantinople. J'appartins enfin à un aga des janissaires,
qui fut bientôt commandé pour aller défendre Azof contre les Russes,
qui l'assiégeaient.
L'aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son sérail,
et nous logea dans un petit fort sur les Palus Méotides, gardé par deux
eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais
ils nous le rendirent bien. Azof fut mis à feu et à sang, et on ne
pardonna ni au sexe, ni à l'âge; il ne resta que notre petit fort; les
ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient
juré de ne jamais se rendre. Les extrémités de la faim où ils furent
réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer
leur serment. Au bout de quelques jours, ils résolurent de manger les
femmes.
Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur fit
un beau sermon par lequel il leur persuada de ne pas nous tuer tout à
fait.--Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de ces dames,
nous ferez très bonne chère; s'il faut y revenir, vous en aurez encore
autant dans quelques jours; le ciel vous saura gré d'une action si
charitable, et vous serez secourus.
Il avait beaucoup d'éloquence; il les persuada. On nous fit cette
horrible opération; l'iman nous appliqua le même baume qu'on met aux
enfants qu'on vient de circoncire: nous étions toutes à la mort.
À peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions
fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; il ne réchappa
pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune attention à l'état où
nous étions. Il y a partout des chirurgiens français: un d'eux, qui
était fort adroit, prit soin de nous, il nous guérit, et je me
souviendrai toute ma vie que, quand mes plaies furent bien fermées,
il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes de nous
consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges pareille chose était
arrivée, et que c'était la loi de la guerre.
Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou;
j'échus en partage à un boyard qui me fit sa jardinière, et qui me
donnait vingt coups de fouet par jour; mais ce seigneur ayant été roué
au bout de deux ans avec une trentaine de boyards, pour quelque
tracasserie de cour, je profitai de cette aventure: je m'enfuis. Je
traversai toute la Russie; je fus longtemps servante de cabaret à Riga,
puis à Rostock, à Vismar, à Leipzig, à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la
Haye, à Rotterdam; j'ai vieilli dans la misère et dans l'opprobre,
n'ayant que la moitié d'un derrière, me souvenant toujours que j'étais
fille d'un pape; je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la
vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus
funestes; car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter
continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre?
d'avoir son être en horreur, et de tenir à son être? enfin de caresser
le serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le cœur?
J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les
cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient
leur existence en exécration: mais je n'en ai vu que huit qui aient
mis volontairement fin à leur misère, trois nègres, quatre Anglais,
et un professeur allemand nomme Robek. J'ai fini par être servante chez
le juif don Issachar; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle. Je
me suis attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de vos
aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes
malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n était d'usage,
dans un vaisseau, de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin,
mademoiselle, j'ai de l'expérience, je connais le monde; donnez-vous un
plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire, et s'il
s'en trouve un seul qui n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit
souvent dit à lui-même qu'il était le plus malheureux des hommes,
jetez-moi dans la mer la tête la première.»

[Illustration 30]

[Illustration 31]


XIII. COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE.

La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui fit
toutes les politesses qu'on devait à une personne de son rang et de
son mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tous les
passagers, l'un après l'autre, à lui conter leurs aventures. Candide et
elle avouèrent que la vieille avait raison. «--C'est bien dommage,
disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume
dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses admirables sur le mal
physique et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer, et je me
sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques
objections.»
À mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On
aborda dans Buenos-Ayres. Cunégonde, le capitaine Candide et la vieille
allèrent chez le gouverneur don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y
Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté
convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes
avec le dédain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si
impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une
démarche si altière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de le
battre. Il aimait les femmes à la fureur. Cunégonde lui parut ce qu'il
avait jamais vu de plus beau. La première chose qu'il fit fut de
demander si elle n'était point la femme du capitaine. L'air dont il fit
cette question alarma Candide; il n'osa pas dire qu'elle était sa
femme, parce qu'en effet elle ne l'était point; il n'osait pas dire que
c'était sa sœur, parce qu'elle ne l'était pas non plus; et quoique ce
mensonge officieux pût lui être utile, son âme était trop pure pour
trahir la vérité. «--Mlle Cunégonde, dit-il, doit me faire
l'honneur de m'épouser, et nous supplions votre excellence de daigner
faire notre noce.»

[Illustration 32: DÉCLARATION DU GOUVERNEUR DE BUENOS-AYRES À CUNÉGONDE]

Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y
Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement et ordonna au capitaine
Candide d'aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit; le
gouverneur demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara sa passion,
lui protesta que le lendemain il l'épouserait à la face de l'Église, ou
autrement, ainsi qu'il plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un
quart d'heure pour se recueillir, pour consulter la vieille et pour se
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