Candide, ou l'optimisme - 5

Total number of words is 4736
Total number of unique words is 1486
41.2 of words are in the 2000 most common words
53.6 of words are in the 5000 most common words
59.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
de colibri, et leur lit présenter des liqueurs dans des vases de
diamant, après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes:
«--Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de
feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont
il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie
des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une
partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols.
«Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal
furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation,
qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et c'est
ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols
ont eu une connaissance confuse de ce pays; ils l'ont appelé El Dorado;
et un Anglais, nommé le chevalier Raleig, en a même approché il y a
environ cent années; mais comme nous sommes entourés de rochers
inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent
à l'abri de la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur
inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui,
pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.»
La conversation fut longue; elle roula sur la forme du gouvernement,
sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts.
Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit
demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. «--Comment donc! dit-il; en
pouvez-vous douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats?»
Cacambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le
vieillard rougit encore: «--Est-ce qu'il peut y avoir deux
religions? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le monde;
nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin.--N'adorez-vous qu'un
seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète aux doutes
de Candide.--Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni
deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde
font des questions bien singulières.» Candide ne se lassa pas de faire
interroger ce bon vieillard; il voulut savoir comment on priait Dieu
dans l'Eldorado. «--Nous ne le prions point, dit le bon et
respectable sage; nous n'avons rien à lui demander: il nous a donné
tout ce qu'il nous faut; nous le remercions sans cesse.» Candide eut la
curiosité de voir des prêtres; il lit demander où ils étaient. Le bon
vieillard sourit. «--Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres;
le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de
grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens
les accompagnent.--Quoi! vous n'avez point de moines qui
enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font
brûler les gens qui ne sont pas de leur avis?--Il faudrait que
nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes tous ici du même
avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines.»
Candide à tous ces discours demeurait en extase et disait en lui-même:
«--Ceci est bien différent de la Westphalie et du château de M.
le baron: si notre ami Pangloss avait vu l'Eldorado, il n'aurait plus
dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait
de mieux sur la terre; il est certain qu'il faut voyager.»
Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux
voyageurs pour les conduire à la cour. «--Excusez-moi, leur
dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi
vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous
pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il yen a quelques-uns
qui vous déplaisent.»
Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutons volaient,
et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout
de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de
cent de large; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière.
On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces
cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la
descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes
d'un tissu de duvet de colibri, après quoi les grands officiers et les
grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de sa
majesté au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon
l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo
demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer
sa majesté: si on se jetait à genoux ou ventre à terre; si on se mettait
les mains sur la tête ou sur le derrière; si on léchait la poussière de
la salle, en un mot qu'elle était la cérémonie. «--L'usage, dit le
grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés.»
Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec
toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

[Illustration 44: UN DÎNER DANS L'ELDORADO]

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés
jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines
d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de
sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées
d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à
celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de
justice, le parlement; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne
plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit
que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir,
ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux
mille pas, toute pleine d'expériences de physique.
Après avoir parcouru toute l'après-dînée à peu près la millième
partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table
entre sa majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne
fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut
sa majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et
quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce
qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à
Cacambo: «--Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château
où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes: mais enfin Mlle
Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en
Europe. Si nous restons ici, nous n'y serons que comme les autres,
au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze
moutons chargés de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que
tous les rois ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre,
et nous pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde.» Ce discours plut à
Cacambo; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à
faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux
résolurent de ne plus l'être, et de demander leur congé à sa majesté.
«--Vous faites une sottise, leur dit le roi: je sais bien que
mon pays est peu de chose; mais quand on est passablement quelque
part, il faut y rester. Je n'ai pas assurément le droit de retenir des
étrangers: c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos mœurs, ni dans nos
lois; tous les hommes sont libres. Partez quand vous voudrez; mais la
sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière
rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous
des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume
ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles.
Elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues; on
ne peut en descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous
voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des
machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodément.
Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne
pourra vous accompagner, car mes sujets ont fait vœu de ne jamais
sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu.
Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira.--Nous ne
demandons à votre majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés
de vivres, de cailloux et de boue du pays.»--Le roi rit: «--Je
ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue
jaune; mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous
fasse!»
Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine
pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois
mille bons physiciens y travaillèrent: elle fut prête au bout de quinze
jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie
du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo; il y avait deux
grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de montures
quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés
de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus
curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries et de diamants. Le
roi embrassa tendrement les deux vagabonds.
Ce fut un beau spectacle que leur départ et la manière ingénieuse
dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes.
Les physiciens prirent congé d'eux après les avoir mis en sûreté, et
Candide n'eut plus d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter
ses moutons à Mlle Cunégonde. «--Nous avons, dit-il, de quoi
payer le gouverneur de Buenos-Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise
à prix. Marchons vers la Cayenne; embarquons-nous, et nous verrons
ensuite quel royaume nous pourrons acheter.

[Illustration 45]

[Illustration 46]


XIX. CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE
AVEC MARTIN.

La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils
étaient encouragés par l'idée de se voir possesseurs de plus de trésors
que l'Asie, l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide
transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde
journée, deux de leurs moutons s'enfoncèrent dans des marais et y
furent abîmés avec leurs charges; deux autres moutons moururent de
fatigue quelques jours après; sept ou huit périrent ensuite de faim
dans un désert; d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des
précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux
moutons. Candide dit à Cacambo: «--Mon ami, vous voyez comme les
richesses de ce monde sont périssables; il n'y a rien de solide que la
vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde.--Je l'avoue, dit
Cacambo: mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors
que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que
je soupçonne être Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au
bout de nos peines et au commencement de notre félicité.»
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par
terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un
caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche
et la main droite.
«--Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là,
mon ami, dans l'état horrible où je te vois?--J'attends mon maître,
M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.--Est-ce
M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi?--Oui, monsieur,
dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement, deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries et
que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans
les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait: «Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les
toujours; ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père
et de ta mère,» Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais
ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets
sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui
m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous
enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si
ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain.
Or, vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents
d'une manière plus horrible.
--Ô Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette
abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton
optimisme.--Qu'est-ce que optimisme? disait Cacambo.--Hélas!
dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est
mal.» Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant
il entra dans Surinam.
La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au
port quelque vaisseau qu'on put envoyer à Buenos-Ayres. Celui à qui
ils s'adressèrent était justement un patron espagnol qui s'offrit à
faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un
cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l'y attendre avec leurs
deux moutons.
Candide, qui avait le cœur sur les lèvres, conta à Espagnol toutes
ses aventures et lui avoua qu'il voulait enlever Mlle Cunégonde.
«--Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Ayres, dit le
patron: je serais pendu, et vous aussi; la belle Cunégonde est la
maîtresse favorite de Monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour
Candide; il pleura longtemps: enfin il tira à part Cacambo.--Voici,
mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il faut que tu fasses. Nous avons
chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants. Tu es
plus habile que moi: va prendre Mlle Cunégonde à Buenos-Ayres. Si
le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un million; s'il ne
se rend pas, donne-lui-en deux. Tu n'as point tué d'inquisiteur; on
ne se défiera point de toi. J'équiperai un autre vaisseau, j'irai
l'attendre à Venise: c'est un pays libre où l'on n'a rien à craindre
ni des Bulgares, ni des Abares, ni des juifs, ni des inquisiteurs.»
Cacambo applaudit à celle sage résolution. Il était au désespoir de se
séparer d'un bon maître devenu son ami intime; mais le plaisir de lui
être utile l'emporta sur la douleur de le quitter. Ils s'embrassèrent
en versant des larmes: Candide lui recommanda de ne point oublier la
bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même: c'était un très bon
homme que ce Cacambo.
Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un
autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons qui
lui restaient. Il prit des domestiques et acheta tout ce qui lui était
nécessaire pour un long voyage; enfin M. Vanderdendur, maître d'un
gros vaisseau, vint se présenter à lui. «--Combien voulez-vous,
demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi,
mes gens, mon bagage et les deux moutons que voilà?» Le patron
s'accorda à dix mille piastres: Candide n'hésita pas.
«--Oh! oh! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger
donne dix mille piastres tout d'un coup! il faut qu'il soit bien riche.
Puis, revenant un moment après, il signifia qu'il ne pouvait partir à
moins de vingt mille.--Eh bien! vous les aurez, dit Candide.
--Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt
mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore et dit
qu'il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille
piastres.--Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide.
--Oh! oh! se dit encore le marchand hollandais, trente mille
piastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deux moutons
portent des trésors immenses; n'insistons pas davantage: faisons-nous
d'abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons.» Candide
vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout
l'argent que demandait le patron. Il le paya d'avance.
Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dans un petit
bateau pour joindre le vaisseau à la rade. Le patron prend son temps,
met à la voile, démarre; le vent le favorise. Candide éperdu et
stupéfait le perd bientôt de vue.--«Hélas! cria-t-il, voilà un
tour digne de l'Ancien Monde.» Il retourne au rivage, abîmé dans la
douleur; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt
monarques.
Il se transporte chez le juge hollandais, et, comme il était un peu
troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose son aventure
et crie un peu plus haut qu'il ne convenait. Le juge commença par lui
faire payer dix mille piastres pour le bruit qu'il avait fait; ensuite
il l'écouta patiemment, lui promit d'examiner son affaire sitôt que le
marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour
les frais de l'audience.
Ce procédé acheva de désespérer Candide: il avait à la vérité essuyé
des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang-froid du juge et
celui du patron dont il était volé alluma sa bile et le plongea dans une
noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son esprit
dans toute sa laideur; il ne se nourrissait que d'idées tristes. Enfin
un vaisseau français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme
il n'avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une
chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il
paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à
un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition
que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux
de la province.
Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait pu
contenir. Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il distingua
une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et qui
toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son
cabaret et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment
de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui
lui paraîtrait le plus à plaindre et le plus mécontent de son état, à
plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications.
La séance dura jusqu'à quatre heures du matin. Candide, en écoutant
toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la
vieille en allant à Buenos-Ayres, et de la gageure qu'elle avait faite
qu'il n'y avait personne sur le vaisseau auquel il ne fût arrivé de très
grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui
contait. «--Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à
démontrer son système. Je voudrais qu'il fût ici. Certainement, si tout
va bien, c'est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la Terre.»
Enfin il se détermina en faveur d'un pauvre savant qui avait travaillé
dix ans pour les libraires à Amsterdam. Il jugea qu'il n'y avait point
de métier au monde dont on dût être plus dégoûté.
Ce savant, qui était d'ailleurs un bon homme, avait été volé par sa
femme, battu par son fils et abandonné de sa fille, qui s'était fait
enlever par un Portugais. Il venait d'être privé d'un petit emploi
duquel il subsistait; et les prédicants de Surinam le persécutaient,
parce qu'ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les
autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui; mais Candide
espérait que le savant le désennuierait dans le voyage.
Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur taisait une grande
injustice; mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.

[Illustration 47]

[Illustration 48]


XX. CE QUI ARRIVA SUR MER À CANDIDE ET À MARTIN.

Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour Bordeaux
avec Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert;
et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le
cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s'entretenir du mal
moral et du mal physique pendant tout le voyage.
Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin: c'est qu'il
espérait toujours revoir Mlle Cunégonde, et que Martin n'avait rien à
espérer; de plus, il avait de l'or et des diamants, et, quoiqu'il eût
perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de la
terre, quoiqu'il eût toujours sur le cœur la friponnerie du patron
hollandais, cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses
poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout sur la fin du repas,
il penchait alors pour le système de Pangloss.
«--Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous
de tout cela? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal
physique?--Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont
accusé d'être socinien; mais la vérité du fait est que je suis
manichéen.--Vous vous moquez de moi, dit Candide; il n'y a plus de
manichéens dans le monde.--Il y a moi, dit Martin: je ne sais qu'y
faire; mais je ne peux penser autrement.--Il faut que vous ayez le
diable au corps, dit Candide.--Il se mêle si fort des affaires de
ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être dans mon corps, comme
partout ailleurs; mais je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe,
ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l'a abandonné à quelque être
malfaisant: j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai guère vu de ville
qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne
voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en
exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants
les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair.
Un million d'assassins enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe à
l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner
son pain, parce qu'il n'a pas de métier plus honnête; et dans les villes
qui paraissent jouir de la paix, et où les arts fleurissent, les hommes
sont dévorés de plus d'envie, de soins el d'inquiétudes qu'une ville
assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus
cruels que les misères publiques. En un mot, j'en ai tant vu et tant
éprouvé que je suis manichéen.
--Il y a pourtant du bon, répliquait Candide.--Cela peut
être, disait Martin; mais je ne le connais pas.»
Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit
redouble à chaque instant. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux
vaisseaux qui combattaient à la distance d'environ trois milles: le vent
les amena l'un et l'autre si près du vaisseau français, qu'on eut le
plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin l'un des deux vaisseaux
lâcha à l'autre une bordée si bas et si juste qu'il le coula à fond.
Candide et Martin aperçurent distinctement une centaine d'hommes sur
le tillac du vaisseau qui s'enfonçait; ils levaient tous les mains au
ciel et jetaient des clameurs effroyables: en un moment tout fut
englouti.
«--Eh bien! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les
uns les autres.--Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque chose
de diabolique dans cette affaire.» En parlant ainsi, il aperçut je ne
sais quoi, d'un rouge éclatant, qui nageait auprès de son vaisseau. On
détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être; c'était un de ses
moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton qu'il n'avait
été affligé d'en perdre cent tout chargés de gros diamants d'Eldorado.
Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau
submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un
pirate hollandais: c'était celui-là même qui avait volé Candide. Les
richesses immenses dont ce scélérat s'était emparé furent ensevelies
avec lui dans la mer, et il n'y eut qu'un mouton de sauvé. «--Vous
voyez, dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois; ce coquin
de patron hollandais a eu le sort qu'il méritait.--Oui, dit Martin,
mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent
aussi? Dieu a puni ce fripon; le diable a noyé les autres.» Cependant le
vaisseau français et l'espagnol continuèrent leur route, et Candide
continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours de
suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le
premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils
se consolaient. Candide caressait son mouton. «--Puisque je t'ai
retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.»

[Illustration 49]

[Illustration 50]


XXI. CANDIDE ET MARTIN APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE, ET RAISONNENT.

On aperçut enfin les côtes de France. «--Avez-vous jamais été
en France, monsieur Martin? dit Candide.--Oui, dit Martin, j'ai
parcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitants est
folle, quelques-unes où l'on est trop rusé, d'autres où l'on est
communément assez doux et assez bête, d'autres où l'on fait le bel
esprit, et, dans toutes, la principale occupation est l'amour; la
seconde, de médire; et la troisième, de dire des sottises.--Mais,
monsieur Martin, avez-vous vu Paris?--Oui, j'ai vu Paris; il tient
de toutes ces espèces-là; c'est un chaos, c'est une presse dans laquelle
tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le trouve,
du moins à ce qu'il m'a paru. J'y ai séjourné peu; j'y fus volé en
arrivant de tout ce que j'avais par des filous, à la foire Saint-Germain;
on me prit moi-même pour un voleur, et je fus huit jours en prison,
après quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour gagner de quoi
retourner à pied en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la
canaille cabotante et la canaille convulsionnaire. On dit qu'il y a des
gens fort polis dans cette ville-là; je le veux croire.
--Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit
Candide; vous devinez aisément que, quand on a passé un mois dans
l'Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre, que Mlle
Cunégonde. Je vais l'attendre à Venise; nous traverserons la France
pour aller en Italie; ne m'accompagnerez-vous pas?--Très volontiers,
dit Martin; on dit que Venise n'est bonne que pour les nobles vénitiens,
mais que cependant on y reçoit très bien les étrangers quand ils ont
beaucoup d'argent. Je n'en ai point; vous en avez: je vous suivrai
partout.--À propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait été
originairement une mer, comme on l'assure dans ce gros livre qui
appartient au capitaine du vaisseau?--Je n'en crois rien du tout,
dit Martin, non plus que de toutes les rêveries qu'on nous débite depuis
quelque temps.--Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été
formé? dit Candide.--Pour nous faire enrager, répondit
Martin.--N'êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de l'amour
que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes,
et dont je vous ai conté l'aventure?--Point du tout, dit Martin,
je ne vois pas ce que cette passion a d'étrange; j'ai tant vu de choses
extraordinaires, qu'il n'y a plus rien d'extraordinaire.--Croyez-vous,
dit Candide, que les hommes se soient toujours massacrés mutuellement
comme ils font aujourd'hui? qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes,
perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux,
gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs,
débauchés, fanatiques, hypocrites et sots?--Croyez-vous, dit
Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons
quand ils en ont trouvé?--Oui, sans doute, dit Candide.--Eh
bien! dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère,
pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé le leur?--Oh!
dit Candide, il y a bien de la différence, car le libre arbitre....»
En raisonnant ainsi, ils arrivèrent à Bordeaux.

[Illustration 51]

[Illustration 52]


XXII. CE QUI ARRIVA EN FRANCE À CANDIDE ET À MARTIN.

Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en
fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder
You have read 1 text from French literature.
Next - Candide, ou l'optimisme - 6
  • Parts
  • Candide, ou l'optimisme - 1
    Total number of words is 4544
    Total number of unique words is 1544
    38.3 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 2
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1549
    39.9 of words are in the 2000 most common words
    52.1 of words are in the 5000 most common words
    58.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 3
    Total number of words is 4756
    Total number of unique words is 1573
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    50.0 of words are in the 5000 most common words
    57.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 4
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1513
    41.3 of words are in the 2000 most common words
    53.4 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 5
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1486
    41.2 of words are in the 2000 most common words
    53.6 of words are in the 5000 most common words
    59.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 6
    Total number of words is 4694
    Total number of unique words is 1518
    40.1 of words are in the 2000 most common words
    51.7 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 7
    Total number of words is 4775
    Total number of unique words is 1460
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    51.2 of words are in the 5000 most common words
    57.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Candide, ou l'optimisme - 8
    Total number of words is 2621
    Total number of unique words is 1009
    41.0 of words are in the 2000 most common words
    52.2 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.