Michel Strogoff: Pièce à grand spectacle en 5 actes et 16 tableaux - 2

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comme nous l'espérons, ce message arrive en temps utile à Son
Altesse, le Grand-Duc est prévenu qu'une armée de secours sera
en vue d'Irkoutsk, le 24 septembre, et qu'une sortie générale,
exécutée ce jour-là, écrasera les ennemis entre deux feux_... (Il
referme la lettre. A Strogoff.) Tu as entendu et tu te
souviendras?
STROGOFF.
J'ai entendu et je me souviendrai.
LE GOUVERNEUR.
Tu traverseras les lignes tartares! Tu passeras quand même!
STROGOFF.
Je passerai ou l'on me tuera.
LE GOUVERNEUR.
Le czar a besoin que tu vives!
STROGOFF.
Je vivrai... et je passerai.
LE GOUVERNEUR.
Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer, ni qui tu es, ni
où tu vas!
STROGOFF.
Je le jure.
LE GOUVERNEUR.
Pars donc, et quand il s'agira de surmonter les plus grands
obstacles, de braver les plus menaçants périls, redis-toi ces
paroles sacrées: "Pour Dieu, pour le czar...
STROGOFF.
Pour la patrie!"
Strogoff sort par la droite, après avoir salué militairement.
Alors les portières se relèvent, les invités rentrent dans le
salon.
LE GOUVERNEUR.
La fête populaire va commencer. Mesdames, prenez place à ce
balcon.
(Tous se dirigent vers le balcon.)

DEUXIEME TABLEAU.
Moscou illuminé.
Grand concours de monde sur la place que domine le balcon du
palais.
BALLET.

TROISIEME TABLEAU.
La Retraite aux flambeaux.
Retraite aux flambeaux avec les tambours, les fifres et les
trompettes des chevaliers-gardes du régiment de Préobrajinski.

ACTE DEUXIEME.

QUATRIEME TABLEAU.
Le relai de poste.
La scène représente la cour d'un relai de poste à la
frontière. A droite la maison de relai qui est en même temps
une auberge. A gauche la maison du maître de police. Au fond
la grande route, qui va se perdre dans les montagnes.

SCENE I.
LE MAITRE DE POSTE, LE MAITRE DE POLICE, UN AGENT, VOYAGEURS.
Un certain nombre de voyageurs sont groupés dans la cour du
relai.

L'HOTELIER.
Les routes de l'Oural sont encombrées! C'est à peine si je
peux fournir des chevaux!
PREMIER VOYAGEUR.
Et quels chevaux! Fourbus des quatre jambes!
L'AGENT.
Allons! Allons! les passeports! les passeports! On vous les
rendra après qu'ils auront été visés!... (Il recueille les
passeports des divers voyageurs et rentre à gauche.)
LE MAITRE DE POLICE.
Il y a encombrement.
LE MAITRE DE POSTE.
Oui, monsieur le maître de police, et vous aurez fort à faire
pour expédier tous ces gens-là... presque autant que moi à
leur fournir des chevaux! Il ne m'en reste plus qu'un au
relai, et encore a-t-il fait cinquante verstes la nuit
dernière!
LE MAITRE DE POLICE.
Un seul?
LE MAITRE DE POSTE.
Et il est retenu par un voyageur, arrivé il y a une heure.
LE MAITRE DE POLICE.
Quel est ce voyageur?
LE MAITRE DE POSTE.
Un marchand qui se rend à Irkoutsk!
LE MAITRE DE POLICE.
Je vais viser les passeports et donner la volée à tous ces
gens-là!... (Il rentre dans la maison à gauche.)
LE MAITRE DE POSTE.
On aurait cent chevaux dans les écuries qu'on ne pourrait
suffire à tout!

SCENE II.
LE MAITRE DE POSTE, STROGOFF.

STROGOFF.
Le cheval que j'ai retenu?
LE MAITRE DE POSTE.
On le fait manger et boire.
STROGOFF.
Il faut que, dans une demi-heure, il soit attelé à mon
tarentass.
LE MAITRE DE POSTE.
Il le sera. Tu seras en règle avec le maître de police?
STROGOFF.
Oui!
LE MAITRE DE POSTE.
Tu peux lui faire remettre ton passeport d'avance! Il le
visera avec les autres.
STROGOFF.
Non! je le ferai viser moi-même.
LE MAITRE DE POSTE.
Comme tu voudras, petit père.
STROGOFF.
Une bouteille de kwass.
LE MAITRE DE POSTE.
A l'instant!
(Strogoff s'asseoit près d'une table à droite, et le maître de
poste sort.)

SCENE III.
LES MEMES, JOLLIVET.

(Jollivet entre en scène par le fond. Il est exténué, et porte
une valise de chaque main.)
JOLLIVET.
Ouf!... Cent pas de plus et j'abandonnais mes valises sur la
grande route... surtout celle-ci qui n'est pas à moi! (Il
dépose une des valises dans un coin, garde l'autre et va
s'asseoir devant la table, en face de Strogoff.) Excusez-moi,
monsieur... Eh! mais, je vous reconnais... Vous êtes?...
STROGOFF.
Nicolas Korpanoff, marchand.
JOLLIVET.
Marchand... marchant comme l'éclair!... C'est bien vous qui
m'avez dépassé, il y a deux heures, sur la route! Nous étions,
vous en tarentass, et moi en télègue... ou plutôt je n'y étais
plus, et une petite place dans votre voiture aurait joliment
fait mon affaire, car je me trouvais en pleine détresse!
STROGOFF.
Pardon,... monsieur?...
JOLLIVET.
Alcide Jollivet, correspondant de journaux français, en quête
de chroniques!...
STROGOFF.
Eh bien, monsieur Jollivet, je regrette vivement de ne pas
vous avoir aperçu! Entre voyageurs, on se doit de ces petits
services.
JOLLIVET.
On se doit, mais on ne se paye pas toujours. J'ai fait vingt
verstes à pied, et je l'ai mérité! Une mauvaise action ne
profite jamais! Le ciel m'a puni en m'inspirant la pensée de
prendre une télègue au lieu d'un tarentass.
(Le maître de poste rentre apportant un broc et des verres.)
STROGOFF.
Un verre de bière, monsieur?
JOLLIVET.
Volontiers.
LE MAITRE DE POSTE, à Jollivet.
Dois-je vous garder une chambre et prendre vos valises?
JOLLIVET.
Pas celle-là!... Elle n'est pas à moi.
LE MAITRE DE POSTE.
A qui donc?
JOLLIVET.
A mon ennemi intime, mon confrère Blount, qui doit, en ce
moment, courir après moi!... Mais j'espère bien être parti
avant qu'il arrive au relai!... A propos, une voiture et des
chevaux dans une heure!
LE MAITRE DE POSTE.
Il n'y a plus ni chevaux, ni voiture disponibles!
JOLLIVET.
Bon! il ne manquait plus que cela! Eh bien, gardez-moi les
premiers qui rentreront au relai!
LE MAITRE DE POSTE.
C'est entendu!... mais ce ne sera pas avant demain. Je vais
vous retenir une chambre.
JOLLIVET, au maître de poste qui rentre à droite.
Oui!... Heureusement, j'ai une belle avance sur Blount!
STROGOFF.
Votre ennemi?
JOLLIVET.
Mon ennemi, mon rival! Un reporter anglais, qui veut me
devancer sur la route d'Irkoutsk, et défraîchir mes nouvelles!
Figurez-vous, monsieur Korpanoff, que je n'ai trouvé que ce
moyen pour le distancer, lui voler sa voiture, qui était tout
attelée, quand je suis arrivé au relai! Il n'y en avait pas
d'autre, et pendant qu'il réglait sa note, j'ai glissé un
paquet de roubles dans la poche de son cocher, -- disons son
iemskik, pour faire un peu de couleur locale,... et en
route!... Naturellement, j'emportais la valise de mon Anglais,
mais je la lui renverrai intacte!... Ah! par exemple, il n'y a
que sa voiture que je ne pourrai pas lui renvoyer!
STROGOFF.
Pourquoi donc?
JOLLIVET.
Parce que c'est... ou plutôt c'était une télègue! Vous savez,
une télègue... une voiture à quatre roues?...
STROGOFF.
Parfaitement!... Mais je ne comprends pas...
JOLLIVET.
Vous allez comprendre. Nous partons... mon iemskik sur le
siège de devant et moi sur le banc d'arrière! Trois bons
chevaux dans les brancards! Nous filons comme l'ouragan! A
peine s'il est nécessaire de stimuler du bout du fouet nos
trois excellentes bêtes! De temps à autre seulement, quelques
bonne paroles jetées par mon iemskik! Hardi, mes colombes!...
Volez, mes doux agneaux! Houp, mon petit père de gauche!...
Enfin l'attelage tirait, tant et si bien que, la nuit
dernière, un fort cahot se produit... crac! les deux trains de
la voiture s'étaient séparés... et mon iemskik... sans
entendre mes cris, continuait à courir sur le train de
devant, tandis que je restais en détresse sur le train de
derrière! Et voilà comment je dus faire vingt verstes à pied,
ma valise d'une main, celle de l'Anglais de l'autre, et voilà
pourquoi je ne pourrai lui renvoyer qu'une demi-voiture!
LE MAITRE DE POSTE, rentrant.
Votre chambre est prête, monsieur.
JOLLIVET, se dirigeant vers la porte.
C'est bien... Au revoir, monsieur Korpanoff.
STROGOFF.
Au revoir, monsieur.
JOLLIVET, revenant.
Ah! j'ai trouvé!
STROGOFF.
Qui donc?
JOLLIVET.
La véritable définition de la télègue!... Ce sera le mot de la
fin de ma prochaine chronique! (Ecrivant sur son carnet.)
"_Télègue, voiture russe... à quatre roues quand elle part,...
et à deux quand elle arrive!_..." Au revoir, monsieur
Korpanoff! (Il entre à droite.)
STROGOFF, se levant.
Au revoir, monsieur. Un joyeux compagnon, ce Français!

SCENE IV.
STROGOFF, NADIA.

(Nadia arrive, à droite, par la grande route. Elle est épuisée
et tombe à demi sur un banc, à gauche.)
NADIA.
La fatigue m'accable!... Impossible d'aller plus loin...
(Essayant de se lever.) Monsieur..., monsieur!...
STROGOFF, se retournant.
C'est à moi que vous parlez, mon enfant?... (A part.) La
charmante jeune fille!
NADIA.
Pardonnez-moi... Je voulais vous demander... Où sommes-nous
ici?
STROGOFF.
Nous sommes à la frontière, et là est la maison de police...
NADIA.
Où se délivrent les visas pour passer en Sibérie?
STROGOFF.
Oui, et de ce côté, le relai de poste.
NADIA, se levant.
Le relai de poste... Je vais d'abord m'assurer...
STROGOFF.
C'est inutile, mon enfant. Il n'y a plus ni chevaux, ni
voitures, et bien des heures s'écouleront avant que le maître
de poste puisse en tenir à votre disposition.
NADIA.
Eh bien, j'irai à pied, alors!...
STROGOFF.
A pied!...
NADIA.
Une charrette m'a amenée à quelques verstes de ce relai, et,
pour aller plus loin, Dieu ne m'abandonnera pas!
STROGOFF, à part.
Pauvre enfant! (Haut.) D'où venez-vous ainsi?
NADIA.
De Riga.
STROGOFF.
Et vous allez?...
NADIA.
A Irkoutsk!
STROGOFF.
A Irkoutsk!... Seule... vous allez sans ami, sans guide,
accomplir un aussi long, un aussi pénible voyage!
NADIA.
Je n'ai personne pour m'accompagner. De toute ma famille, il
ne me reste que mon père que je vais rejoindre en Sibérie.
STROGOFF.
A Irkoutsk, avez-vous dit! Mais c'est quinze cents verstes à
faire!
NADIA.
Oui!... C'est là que, pour un délit politique, mon père a été
exilé, il y a deux ans. Jusqu'alors, à Riga, nous avions vécu
heureux tous trois, lui, ma mère et moi, dans notre humble
maison, ne demandant à Dieu que d'y rester toujours, puisqu'il
l'avait emplie de bonheur... Mais l'épreuve allait venir! Mon
père fut arrêté, et, malgré les supplications de ma mère
malade, malgré mes prières, il fut arraché de sa demeure et
entraîné au delà de la frontière. Hélas! ma mère ne devait
plus le revoir! Cette séparation aggrava sa maladie!...
Quelques mois après, elle s'éteignait, et sa dernière pensée
fut que j'allais être seule au monde!
STROGOFF.
Malheureuse enfant!...
NADIA.
J'étais seule, en effet, dans cette ville, sans parents, sans
amis! Je demandai alors et j'obtins l'autorisation d'aller
retrouver le pauvre exilé au fond de la Sibérie. Je lui ai
écrit que je partais!... Il m'attend. Après avoir réuni le peu
dont je pouvais disposer, j'ai quitté Riga, et me voici
maintenant sur la route que mon père a suivie deux années
avant moi!
STROGOFF.
Mais il vous faudra traverser les montagnes de l'Oural, qui
ont été funestes à tant de voyageurs!
NADIA.
Je le sais.
STROGOFF.
Et après l'Oural, les interminables steppes de la Sibérie! Ce
sont d'écrasantes fatigues à subir, de terribles dangers à
affronter!
NADIA.
Vous avez subi ces fatigues?... Vous avez affronté ces
dangers?
STROGOFF.
Oui, mais je suis un homme... j'ai mon énergie, mon courage.
NADIA.
Moi, j'ai pour me soutenir l'espérance et la prière!
STROGOFF?
Ne savez-vous pas que le pays est envahi par les Tartares?
NADIA.
L'invasion n'était pas connue, quand j'ai quitté Riga. C'est à
Nijni seulement que j'ai appris cette funeste nouvelle!
STROGOFF.
Et, malgré cela, vous avez continué votre route?
NADIA.
Pourquoi vous-même avez-vous déjà traversé l'Oural?
STROGOFF.
Pour aller revoir et embrasser ma mère, une vaillante
Sibérienne qui demeure à Kolyvan!
NADIA.
Eh bien, moi, je vais revoir et embrasser mon père! Vous
faisiez votre devoir, je fais le mien, et le devoir est tout.
STROGOFF
Oui!... tout!... (A part.) Cette jeune fille, si belle...
seule... sans défenseur!... (A Nadia qui se dirige vers la
gauche.) Où allez-vous?
NADIA.
Je vais faire viser mon permis! Des retards sont toujours à
craindre, et si je ne partais pas aujourd'hui, qui sait si je
pourrais partir demain!
STROGOFF.
Attendez donc. Il faut que, moi aussi, je fasse viser le mien.
Peut-être obtiendrai-je du maître de police qu'il consente à
vous expédier plus promptement, avant que la cloche ne rassemble
tous les voyageurs qui attendent. Venez donc!... Nous sommes
destinés, sans doute, à ne jamais nous revoir, mais je penserai
souvent à vous, et je voudrais savoir votre nom.
NADIA.
Nadia Fédor.
STROGOFF.
Nadia.
NADIA.
Et le vôtre?...
STROGOFF.
Moi... je... je m'appelle Nicolas Korpanoff.
(Ils entrent au bureau de police.)

SCENE V.
BLOUNT, LE MAITRE DE POSTE.

(Blount, couvert de poussière, la tête enveloppée d'un voile à
la mode anglaise, et monté sur un âne, arrive au fond par la
grande route. Il entre dans la cour.)
BLOUNT, au fond et appelant.
Mister hôtelière! mister hôtelière! (Descendant sur le
devant.) Dans quel déploreble situéchion nous étions, cette
pauvre hâne et moi!... Impossibel de continouyer notre voyage!
-- (Appelant.) Mister hôtelière!... J'avais été forcé de
prendre cette malheureuse animèle, parce qu'on avait volé mon
voiture et mon chivaux!... Et nous avons fait une si longue
trajette, nous étions si fatigués toutes les deux, que lui ne
pouvait plus porter moi, et que moi je pouvais plus descendre
de lui!... (Appelant.) Mister hôtelière!... Nous étions collés
ensemble, et ce hâne et moi, nous ne faisions plus qu'une
seule ani... Non!... une seul person... (Appelant plus fort.)
Mister hôtel...! J'avais un grand mal de reins... C'était une
cour... une courbé... -- (S'adressant à l'âne.) Comment vous
appelez... Oh! non... il ne sait pas... une courbétioure...
Mais je pouvais pourtant pas rester toujours sur lui...
(Appelant très fort.) Mister hôtelière... mister hôtelière!...
LE MAITRE DE POSTE, entrant, suivi d'un garçon.
Tiens!... un voyageur?
BLOUNT.
Yes!... Une voyageur abandonné toute seule!
LE MAITRE DE POSTE
Pourquoi n'appeliez-vous pas, monsieur?
BLOUNT, très outré.
Pourquoi je appelai pas?... Mais je criai plus qu'une heure:
mister hôtelière!
LE MAITRE DE POSTE.
Ah! je vais vous dire: c'est que j'étais occupé en ma qualité
de maître de poste pour vous servir.
BLOUNT.
Oh! very well... Alors, mister maître de poste, aidez à moi,
pour descendre une peu.
LE MAITRE DE POSTE.
Voilà, monsieur, voilà! (Il le fait descendre non sans peine
et avec toutes sortes de précautions.)
BLOUNT.
All right... merci!...
LE MAITRE DE POSTE.
Faut-il bassiner un lit?
BLOUNT, étonné et regardant l'âne.
Qu'est-ce que vous dites? bassiner un lit pour... (A lui-même.)
bassiner une lit?
LE MAITRE DE POSTE.
Un lit pour vous, monsieur, car je suis aussi hôtelier.
BLOUNT.
Oh! very well, une lit pour moi, et...
LE MAITRE DE POSTE, montrant l'âne.
Et une litière pour lui?
BLOUNT, riant.
Yes. Maintenant, je voulai déjeuner d'abord. Ensuite vous
donner à moi une voiture et une chivau. (Il entraîne son âne
que le garçon emmène.)
LE MAITRE DE POSTE.
Il n'en reste plus, monsieur.
BLOUNT.
Vous avez pas des chivaux?
LE MAITRE DE POSTE.
Pas avant demain ou après-demain.
BLOUNT.
Oh! si je tenais celui qui avait volé moi!
LE MAITRE DE POSTE.
On vous a volé, monsieur?
BLOUNT.
Yes, mon voiture et mon valise... et si je découvrais mon
coquine de voleur...
LE MAITRE DE POSTE.
Que désire monsieur pour son déjeuner?
BLOUNT.
Vous servez à moi, là, sur ce table, vous servez...
(Cherchant.) Vous servez... beefsteack, stockfish, côtelettes
de mottonn, poum de terre, plumpudding, ale, porter et
clarette... Vous avez bien entendu?
LE MAITRE DE POSTE.
J'ai très bien entendu. Monsieur a dit: beefsteack, stockfish,
côtelettes...
BLOUNT.
Poum de terre, plumpudding, ale, porter et clarette!
LE MAITRE DE POSTE.
Mais... c'est que nous n'avons rien de tout cela, monsieur!
BLOUNT.
Vous avez rien, et vous faites dire à moi ce que je préférais!
LE MAITRE DE POSTE.
Je puis offrir à monsieur du koulbat.
BLOUNT.
Quelle est cette chose... koulbat?
LE MAITRE DE POSTE.
Un pâté fait avec de la viande pilée et des oeufs.
BLOUNT, notant sur son carnet.
Oh! very well, koulbat... vous écrivez cela: C, o, u, l...
LE MAITRE DE POSTE.
Non, non, par un K.
BLOUNT, étonné.
Oh! per oune K!... et c'était bonne tout de même!
LE MAITRE DE POSTE.
Excellent!
BLOUNT.
Alors, servez koulbat. Et vous avez encore?
LE MAITRE DE POSTE.
Du kwass.
BLOUNT.
Kwass... Vous écrivez: C, v, a...
LE MAITRE DE POSTE.
Non, par un K!
BLOUNT.
Encore une K?
LE MAITRE DE POSTE
Du caviar.
BLOUNT.
Par une K... toujours?
LE MAITRE DE POSTE.
Non, par un C.
BLOUNT.
Per oune C à présent! Et c'était toujours bonne tout...
LE MAITRE DE POSTE, riant.
Et c'est très bon tout de même...
BLOUNT, très sérieux.
Oh! vous êtes une joyeuse hôtelière... Vous avez une chambre
pour le toilette à moi?
LE MAITRE DE POSTE.
On va la préparer.
BLOUNT.
Attendez, attendez... Je payais d'avance pour être bien sûr.
LE MAITRE DE POSTE.
Comme vous voudrez.
BLOUNT.
Combien?
LE MAITRE DE POSTE.
Deux roubles pour le déjeuner, deux roubles pour la chambre.
BLOUNT.
Voilà! -- Ah! mon hâne! Faites bouchonner, manger et buver lui.
Je reprenai lui jusqu'au prochain relai. (En ce moment,
Blount, qui s'est dirigé vers l'auberge, se trouve devant la
valise qui a été déposée par Jollivet.) Aoh!
LE MAITRE DE POSTE.
Qu'est-ce donc?
BLOUNT.
Ce vélise, mister, ce vélise!
LE MAITRE DE POSTE.
Elle appartient à un voyageur qui l'a déposée là en arrivant.
BLOUNT.
Mais c'était la mienne!...
LE MAITRE DE POSTE.
La vôtre?
BLOUNT.
Et cette voyageur?...
LE MAITRE DE POSTE.
Le voilà, monsieur.

SCENE VI.
LES MEMES, JOLLIVET.

JOLLIVET, sortant de la maison.
Blount! mon ennemi!...
BLOUNT, furieux.
Ce vélise, monsieur, ce vélise!...
JOLLIVET, tranquillement.
Elle est à vous, monsieur Blount. Ah! j'ai eu assez de mal à
la porter!
BLOUNT.
A l'emporter, vous voulez dire!
JOLLIVET.
Oh! une erreur! J'allais vous la renvoyer par la petite
vitesse!
BLOUNT, furieux.
Petite vitesse!... Mister...
JOLLIVET, à part.
Dieu que c'est beau, un Anglais furieux!
BLOUNT.
Et le voiture, monsieur?...
JOLLIVET.
J'allais vous en renvoyer la moitié!
BLOUNT?
Le moitié?
JOLLIVET.
L'autre court encore!
BLOUNT.
Ah! c'est comme ça, mister. Eh bien, je ferai un procès à
vous!...
JOLLIVET.
Un procès!... me faire un procès,... en Russie!... Mais vous ne
connaissez donc pas l'histoire de cette nourrice qui
réclamait des gages pour la nourriture de son nourrisson
qu'elle rendait à ses parents?...
BLOUNT, hors de lui.
Je connais pas!...
JOLLIVET.
Eh bien, le nourrisson qui avait dix mois, lorsqu'on entama le
procès... était colonel, lorsqu'il fut jugé... Ainsi je vous
engage à ne pas plaider contre moi!...
LE MAITRE DE POSTE, entrant, à Blount.
Votre chambre est prête, monsieur.
BLOUNT.
Je vais faire mon toilette, et je revenai régler ma compte
avec vous, mister!
JOLLIVET.
Je suis tout prêt à vous rembourser, monsieur.
BLOUNT.
Non, pas avec argent... Vous payer autrement, mister
Jollivette.
JOLLIVET.
Jollivet, s'il vous plaît.
BLOUNT, avec colère.
Jollivette! Jollivette! Jollivette! (Il sort.)

SCENE VII.
LE MAITRE DE POSTE, JOLLIVET.

(Le maître de poste commence à servir le déjeuner de Blount.)
LE MAITRE DE POSTE.
Il s'en va furieux, le gentleman.
JOLLIVET.
Et il reviendra de même!... Il y a de quoi!... A sa place, je
serais hors de moi!... (Au maître de poste.) Qu'est-ce que
vous servez donc là!...
LE MAITRE DE POSTE.
Le déjeuner du gentleman.
JOLLIVET.
Ah! c'est son déjeuner... cela a l'air d'être bon. (Il
s'asseoit à la table.)
LE MAITRE DE POSTE.
Permettez, monsieur, je vous l'ai dit. C'est le déjeuner du
gentleman!
JOLLIVET.
Eh bien?... (Il se met à manger.)
LE MAITRE DE POSTE.
Mais, monsieur, il a payé d'avance.
JOLLIVET.
Ah! il a payé d'avance. Alors vous ne risquez plus rien!...
LE MAITRE DE POSTE.
Mais le gentleman?
JOLLIVET.
Nous sommes en compte... C'est très bon!
LE MAITRE DE POSTE.
Mais monsieur, monsieur!...
JOLLIVET, mangeant.
Soyez donc tranquille, je me charge de tout. Décidément, vous
cuisinez très bien, mon cher.
LE MAITRE DE POSTE, flatté.
Merci du compliment, monsieur.
JOLLIVET.
Ah! c'est que nous sommes connaisseurs en cuisine, nous autres
Français.
LE MAITRE DE POSTE.
Oui, oui, de grands connaisseurs!
JOLLIVET, mangeant.
Et la vôtre, mon cher, est exquise!
LE MAITRE DE POSTE.
Exquise... en vérité?... Vous trouvez cela?
JOLLIVET.
Exquise, vous dis-je!
LE MAITRE DE POSTE.
Eh bien, si monsieur veut goûter ceci... je crois qu'il le
trouvera encore meilleur. (Il lui présente un second plat.)
JOLLIVET.
Excellent, en effet... c'est fin, c'est délicat, c'est...
LE MAITRE DE POSTE, présentant un troisième plat.
Vous me direz encore ce que vous pensez de celui-ci.
JOLLIVET, riant.
Avec plaisir... Mais, dites donc... Eh bien, et le
gentleman?...
LE MAITRE DE POSTE.
Tiens, c'est vrai!... j'oubliais que c'est son déjeuner... Ah!
bah!... tant pis.
JOLLIVET.
A propos, que dit-on des Tartares?
LE MAITRE DE POSTE.
Que le pays est envahi tout entier, et que les troupes russes
du Nord ne seront pas en force pour les repousser... On
s'attend à une bataille avant deux jours.
JOLLIVET.
De quel côté?
LE MAITRE DE POSTE.
Près de Kolyvan.

SCENE VIII.
LES MEMES, BLOUNT.

(A ce moment, Blount sort de la maison de poste.)
BLOUNT.
Aoh! mon toilette était faite... je mourais de faim... je...
(Voyant Jollivet.) Aoh!
JOLLIVET.
A votre santé, monsieur Blount.
BLOUNT, au maître de poste.
Et ma déjeuner? Vous avez donc pas servi ma déjeuner?
JOLLIVET, montrant les plats vides.
Si fait, il est servi, monsieur Blount, et voilà ce qu'il en
reste!
BLOUNT.
Alors, c'était ma déjeuner que vous aviez mangé?
JOLLIVET.
Il était excellent.
BLOUNT.
C'était ma koulbat?
JOLLIVET.
Exquis, le koulbat!
BLOUNT.
Vous me rendez raison ici même!...
JOLLIVET.
Non, pas ici... plus tard, après la bataille qui va avoir lieu
et dont je tiens à rendre compte à ma cousine Madeleine.
BLOUNT, étonné.
La bataille?
JOLLIVET.
Apprenez, cher confrère, que les armées russe et tartare vont
se rencontrer dans deux jours.
BLOUNT.
Ah! très biène!... Attendez un minute... (Ecrivant.)
"_Rencontre prochain des armées ennemies_..." Continouyez,
mister!... je tourai vous après.
JOLLIVET.
Merci... _Cette bataille aura lieu à Kolyvan_.
BLOUNT, écrivant.
"_A Kolyvan_" Kolyvan... per une K?
JOLLIVET.
Par oune K?... oui.
BLOUNT.
Well, merci... C'était à l'épée, n'est-ce pas?...
JOLLIVET.
La bataille?
BLOUNT.
Notre douel. Mais je voulais être générouse, et puisque vous
donnez à moi une renseignement pour mon journal, je laissai à
vous le choix des armes.
JOLLIVET.
Du tout, du tout, je ne veux pas de faveur. Quelle est l'arme
que vous préférez?
BLOUNT.
L'épée, mister.
JOLLIVET.
Très bien!... Moi, j'aime mieux le pistolet. Alors nous
choisissons l'épée pour vous, le pistolet pour moi, et nous
nous battrons à quinze pas.
BLOUNT.
Yes! comment vous arrangez cette chose. Vous disiez: une
épée...
JOLLIVET.
Une épée pour vous...
BLOUNT.
Et une pistolet?...
JOLLIVET.
Le pistolet pour moi,... et nous nous battons à quinze pas... (Il
éclate de rire.)
BLOUNT.
Mais vous moquez encore, mister Jollivet?
JOLLIVET.
Croyez-moi, petit père, rendons-nous d'abord à Kolyvan, et
nous nous battrons, quand nous aurons informé nos
correspondants de l'issue de la bataille.
BLOUNT.
Yes!... Je attendrai vous là-bas.
JOLLIVET.
Si vous y arrivez avant moi!... ce dont je doute un peu!

SCENE IX.
LES MEMES, NADIA, LE MAITRE DE POLICE, VOYAGEURS, UN AGENT.

(La cloche sonne en ce moment, et tous les voyageurs accourent.
Nadia sort de la maison de police, tenant son permis à la
main.)
L'AGENT, criant.
Les passeports, les passeports...
PREMIER VOYAGEUR.
On dit les nouvelles bien mauvaises, et le moindre retard nous
perdrait!
(L'agent distribue les passeports.)
NADIA.
J'irai à pied jusqu'au prochain relai.
(Au moment où les voyageurs vont quitter la cour, coup de
trompette. Des Cosaques paraissent sur la route et ferment
toute issue. Le maitre de police sort de la maison, à gauche,
et s'arrête sur les marches de la porte. Un des Cosaques lui
remet un pli. Un roulement de tambour se fait entendre.)
LE MAITRE DE POLICE: Silence! Ecoutez tous! (Lisant.) "Par
arrêté du gouverneur de Moscou, défense à tout sujet russe, et
sous quelque prétexte que ce soit, de passer la frontière."
(Cri de désappointement dans la foule.)
NADIA.
Mon Dieu! que dit-il?
JOLLIVET, à Blount.
Cela ne nous regarde pas!...
BLOUNT.
Je passai toujours, moi.
NADIA, au maître de police.
Monsieur... monsieur... mon passeport est en règle, je puis
passer, n'est-il pas vrai?
LE MAITRE DE POLICE.
Vous êtes russe... C'est impossible.
NADIA.
Monsieur... Je vais rejoindre mon père à Irkoutsk!... Il
m'attend!... Chaque jour de retard, c'est un jour de douleur
pour lui!... Il me sait partie!... Il peut me croire perdue,
dans ce pays soulevé, au milieu de l'invasion tartare!...
Laissez-moi passer, je vous en conjure!... Que peut faire au
gouverneur qu'une pauvre fille comme moi se jette dans la
steppe!... Si j'étais partie, il y a une heure, personne ne
m'eût arrêtée!... Par pitié, monsieur, par pitié!
LE MAITRE DE POLICE.
Prières inutiles. L'ordre est formel. (Aux Cosaques.) Placez-vous
à l'entrée de la route, et, à moins d'un permis spécial,
que personne ne passe.
NADIA, se traînant à ses pieds.
Monsieur!... monsieur!... Je vous en conjure, à mains jointes
et à genoux, ayez pitié!... Ne nous condamnez pas, mon père et
moi, à mourir désespérés et si loin l'un de l'autre!...
BLOUNT.
Oh! j'étais très émou...
(A ce moment, Strogoff sort de la maison de police.)

SCENE X.
LES MEMES, STROGOFF.

STROGOFF, allant à Nadia.
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