Michel Strogoff: Pièce à grand spectacle en 5 actes et 16 tableaux - 3

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Pourquoi ces supplications et ces larmes, Nadia?... Qu'importe
que ton passeport soit valable ou non,... puisque nous avons le
mien qui est en règle.
NADIA, à part.
Que dit-il?
STROGOFF, montrant son permis au maître de police.
Et personne, entendez-vous, personne n'a le droit de nous
empêcher de partir!
NADIA, avec joie.
Ah!
LE MAITRE DE POLICE.
Votre permis?...
STROGOFF.
Signé par le gouverneur général lui-même... Droit de passer
partout, quelles que soient les circonstances, et sans que nul
puisse s'y opposer!...
(Le tarentass est amené au fond sur la route.)
LE MAITRE DE POLICE.
Vous avez en effet le droit de passer... Mais elle...
STROGOFF, montrant le permis.
Autorisation d'être accompagné... Eh bien! quoi de plus
naturel que... ma soeur m'accompagne!
LE MAITRE DE POLICE.
Votre?...
STROGOFF, tendant la main à Nadia.
Oui, ma soeur... Viens, Nadia.
NADIA, la saisissant.
Je te suis, frère!
BLOUNT.
Très fier... cette marchande!...
JOLLIVET.
Et très énergique... ami Blount.
BLOUNT.
Je n'étais pas votre ami, mister Jollivette.
JOLLIVET.
Jollivet!
BLOUNT.
Jollivette! Jollivette... for ever!

SCENE XI.
LES MEMES, IVAN.

(Ivan est revêtu d'un uniforme militaire russe, en petite
tenue, comme un officier qui voyage.)
IVAN, au maître de police.
Permis spécial! (Il lui montre son permis.)
LE MAITRE DE POLICE.
Encore un signé par le gouverneur lui-même!
IVAN.
Un cheval!
LE MAITRE DE POSTE.
Il n'y en a plus.
JOLLIVET.
S'il y en avait...
BLOUNT, à Jollivet.
J'aurais retenu eux, d'abord.
JOLLIVET.
Et je vous les aurais pris, ensuite.
(Blount lui tourne le dos avec colère.)
IVAN.
A qui ce tarentass?
LE MAITRE DE POSTE, montrant Strogoff.
A ce voyageur.
IVAN, à Strogoff.
Camarade, j'ai besoin de ta voiture et de ton cheval.
JOLLIVET, à part.
Il est sans gêne, ce monsieur...
STROGOFF.
Ce cheval est retenu par moi et pour moi. Je ne puis, ni ne
veux le céder à personne.
IVAN.
Il me le faut, te dis-je.
STROGOFF.
Et je vous dis que vous ne l'aurez pas.
IVAN.
Prends garde!... Je suis homme à m'en emparer... fût-ce...
STROGOFF, avec colère.
Fût-ce malgré moi?
IVAN.
Oui... malgré toi... Pour la dernière fois, veux-tu me céder
ce cheval et cette voiture.
STROGOFF.
Non! vous dis-je, non!
IVAN.
Non? Eh bien, ils seront à celui de nous deux qui saura les
garder!
NADIA.
Mon Dieu!
IVAN, tirant son épée.
Qu'on donne un sabre à cet homme et qu'il se défende!
STROGOFF, avec force.
Eh bien!... (A part.) Un duel!... et ma mission, si je suis
blessé!... (Haut et se croisant les bras.) Je ne me battrai
pas!
IVAN, avec colère.
Tu ne te battras pas?
STROGOFF.
Non!... et vous n'aurez pas mon cheval!
IVAN, avec plus de force.
Tu ne te battras pas, dis-tu?
STROGOFF.
Non.
IVAN.
Non... même après ceci. (Il le frappe d'un coup de fouet.) Eh
bien, te battras-tu, lâche?
STROGOFF, s'élançant sur Ivan.
Miséra... (S'arrêtant et se maîtrisant.) Je ne me battrai pas!
TOUS.
Ah!
IVAN.
Tu subiras cette honte sans te venger?
STROGOFF.
Je la subirai... (A part.) Pour Dieu... pour le czar... pour
la patrie!
IVAN.
Allons! à moi ton cheval! (Il saute dans le tarentass.) (A
l'hôtelier.) Paye-toi! (Le tarentass sort par la gauche.)
LE MAITRE DE POSTE.
Merci, Excellence.
JOLLIVET.
Je n'aurais pas cru qu'il dévorerait une pareille honte!
BLOUNT.
Aoh! je sentais bouillir mon sang dans mon veine.

SCENE XII.
LES MEMES, moins IVAN.

STROGOFF.
Oh! cet homme... Je le retrouverai. (A l'hôtelier.) Quel est
cet homme?
LE MAITRE DE POSTE.
Je ne le connais pas...mais c'est un seigneur qui sait se
faire respecter!
STROGOFF, bondissant.
Tu te permets de me juger!
LE MAITRE DE POSTE.
Oui, car il est des choses qu'un homme de coeur ne reçoit
jamais sans les rendre!
STROGOFF, saisissant le maître de poste avec violence.
Malheureux!... (Froidement.) Va-t'en, mon ami, va-t'en, je te
tuerais!...
LE MAITRE DE POSTE.
Eh bien, vrai, je t'aime mieux ainsi!
JOLLIVET.
Moi aussi!... Le courage a-t-il donc ses heures!
BLOUNT.
Jamais d'heure pour le couragé anglaise!... Il était toujours
prête!... toujours!
JOLLIVET.
Nous verrons cela à Kolyvan, confrère! (Il se dirige vers
l'auberge et y entre.)
NADIA, à part.
Cette fureur qui éclatait dans ses yeux au moment de
l'insulte!... cette lutte contre lui-même en refusant de se
battre!... et maintenant... ce désespoir profond!...
STROGOFF, assis près de la table.
Oh! je ne croyais pas que l'accomplissement du devoir pût
jamais coûter aussi cher!...
NADIA, le regardant.
Il pleure!... Oh! il doit y avoir un mystère que je ne puis
comprendre... un secret qui enchaînait son courage! (Allant à
lui.) Frère! (Strogoff relève la tête.) Il y a parfois des
affronts qui élèvent, et celui-là t'a grandi à mes yeux!
(En ce moment, Blount pousse un cri. On voit passer au fond
Jollivet sur l'âne de Blount.)
BLOUNT.
Ah! mon hâne! Arrêtez!... Il emportait mon hâne!...
JOLLIVET.
Je vous le rendrai à Kolyvan, confrère, à Kolyvan!
BLOUNT, accablé.
Aoh!

CINQUIEME TABLEAU
L'Isba du télégraphe.
La scène représente un poste télégraphique près de Kolyvan, en
Sibérie. Porte au fond, donnant sur la campagne; à droite un
petit cabinet avec guichet, où se tient l'employé du
télégraphe. Porte à gauche.

SCENE I.
L'EMPLOYE, JOLLIVET.

(On entend le bruit, sourd encore, de la bataille de Kolyvan.)
JOLLIVET, entrant par le fond.
L'affaire est chaude! Une balle dans mon toquet!... Une autre
dans ma casaque!... Le ville de Kolyvan va être emportée par
ces Tartares! Enfin, j'aurai toujours la primeur de cette
nouvelle... Il faut l'expédier à Paris!... Voici le bureau du
télégraphe! (Regardant.) Bon! l'employé est à son poste, et
Blount est au diable!... Ca va bien! (A l'employé.) Le
télégraphe fonctionne toujours?
L'EMPLOYE.
Il fonctionne du côté de la Russie, mais le fil est coupé du
côté d'Irkoutsk.
JOLLIVET.
Ainsi les dépêches passent encore?
L'EMPLOYE.
Entre Kolyvan et Moscou, oui.
JOLLIVET.
Pour le gouvernement?...
L'EMPLOYE.
Pour le gouvernement, s'il en a besoin... pour le public,
lorsqu'il paye! C'est dix kopeks par mot.
JOLLIVET.
Et que savez-vous?
L'EMPLOYE.
Rien.
JOLLIVET.
Mais les dépêches que vous...
L'EMPLOYE.
Je transmets les dépêches, mais je ne les lis jamais.
JOLLIVET, à part.
Un bon type! (Haut.) Mon ami, je désire envoyer à ma cousine
Madeleine une dépêche relatant toutes les péripéties de la
bataille.
L'EMPLOYE.
C'est facile... Dix kopeks par mot.
JOLLIVET.
Oui... je sais...mais une fois ma dépêche commencée, pouvez-vous
me garder ma place, pendant que j'irai aux nouvelles?
L'EMPLOYE.
Tant que vous êtes au guichet, la place vous appartient... à
dix ko-peks par mot; mais si vous quittez la place, elle
appartient à celui qui la prend... à dix...
JOLLIVET
A dix kopeks par mot!... oui... je sais!...Je suis seul!...
commençons. (Il écrit sur la tablette du guichet.)
"_Mademoiselle Madeleine, faubourg Montmartre, Paris. -- De
Kolyvan, Sibérie_...
L'EMPLOYE.
Ca fait déjà quatre-vingts kopeks!
JOLLIVET.
C'est pour rien. (Il lui remet une liasse de roubles papier,
et continue à écrire.) _Engagement des troupes russes et
tartares_... (A ce moment, la fusillade se fait entendre avec
plus de force.) Ah! ah! voilà du nouveau!
(Jollivet quittant le guichet, court à la porte du fond pour
voir ce qui se passe.)

SCENE II.
LES MEMES, BLOUNT.

(Blount arrive par la porte de gauche.)
BLOUNT.
C'est ici le bioureau télégraphique... (Apercevant Jollivet.)
Jollivette!... (Il va pour le saisir au collet, mais arrivé
près de lui, il se met à lire tranquillement par-dessus son
épaule ce que celui-ci à écrit.) Aoh!... Il transmettait des
nouvelles plus anciennes que les miennes!
JOLLIVET, écrivant.
_Onze heures douze. -- La bataille est engagée depuis ce
matin_...
BLOUNT, à part.
Très bien... Je faisais ma profit. (Il va au guichet, pendant
que Jollivet continue d'observer ce qui se passe. A
l'employé.) Fil fonctionne?
L'EMPLOYE.
Toujours.
BLOUNT.
All right!
L'EMPLOYE.
Dix kopeks par mot.
BLOUNT.
Biène, très biène!... (Ecrivant sur la tablette.) _Morning-Post,
Londres. -- De Kolyvan, Sibérie_...
JOLLIVET, écrivant sur son carnet.
_Grande fumée s'élève au-dessus de Kolyvan_...
BLOUNT, écrivant au guichet et riant.
Oh! bonne! _Grande fioumée s'élève au-dessus de Kolyvan_...
JOLLIVET.
Ah! ah! ah! _Le château est en flammes!_...
BLOUNT, écrivant.
Ah! ah! _Le château il est en flammes_...
JOLLIVET.
_Les Russes abandonnent la ville_.
BLOUNT, écrivant.
_Rousses abandonnent le ville_.
JOLLIVET.
Continuons notre dépêche. (Jollivet quitte la fenêtre, revient
au guichet et trouve sa place prise.) Blount!
BLOUNT.
Yes, mister Blount!... Tout à l'heure... après mon dépêche,...
vous rendez raison à moi et mon hâne!
JOLLIVET.
Mais vous avez pris ma place!
BLOUNT.
La place il était libre.
JOLLIVET.
Ma dépêche était commencée.
BLOUNT.
Et le mien il commence.
JOLLIVET, à l'employé.
Mais vous savez bien que j'étais là avant monsieur.
L'EMPLOYE.
Place libre, place prise. Dix kopeks par mot.
BLOUNT, payant.
Et je payai pour mille mots d'avance.
JOLLIVET.
Mille mots!...
BLOUNT, continuant d'écrire et à mesure qu'il écrit de passer
ses dépêches à l'employé qui les transmet.
_Bruit de la bataille se rapprochait... Au poste télégraphique,
correspondant français guettait mon place, mais lui ne le aura
pas_...
JOLLIVET, furieux.
Ah! monsieur, à la fin...
BLOUNT.
Il n'y avait de fin, mister. _Yvan Ogareff à la tête des
Tartares, va rejoindre l'émir_...
JOLLIVET.
Est-ce fini?
BLOUNT.
Jamais fini.
JOLLIVET.
Vous n'avez plus rien à dire...
BLOUNT.
Toujours à dire... pour pas perdre la place. (Ecrivant.) _Au
commencement, Dieu créa le ciel et le terre_...
JOLLIVET.
Ah! il télégraphie la Bible maintenant!
BLOUNT.
Yes! le Bible, et il contenait deux cent soixante-treize mille
mots!...
L'EMPLOYE.
A dix kopeks par...
BLOUNT.
J'ai donné une à-compte... (Il remet une nouvelle liasse de
roubles.) _Le terre était informe et_...
JOLLIVET.
Ah! l'animal! Je saurai bien te faire déguerpir! (Il sort par
le fond.)
BLOUNT.
_Les ténèbres couvraient le face de le abîme_... (Continuant.)
_Onze heures vingt. -- Cris des fouyards redoublent... Mêlée
furiouse_.
(Cris au dehors que Jollivet vient pousser à travers la
fenêtre.)
[JOLLIVET.]
Mort aux Anglais!... Tue! pille!... A bas l'Angleterre.
BLOUNT.
Aoh!... Qu'est-ce qu'on criait donc?... A bas l'Angleterre!
Angleterre, jamais à bas! (Il tire un revolver de sa ceinture
et sort par la porte du fond. Jollivet rentre alors par la
porte de gauche et prend la place de Blount au guichet.)
JOLLIVET.
Pas plus difficile que cela!... A bas l'Angleterre, et
l'Anglais quitte le guichet. (Dictant.) _Onze heures
vingt-cinq. -- Les obus tartares commencent à dépasser Kolyvan_...
BLOUNT, revenant.
Personne! Je avais bien cru entendre... (Apercevant Jollivet.)
Aoh!
JOLLIVET, saluant.
Vive l'Angleterre, monsieur, vivent les Anglais!
BLOUNT.
Vous avez pris mon place.
JOLLIVET.
C'est comme cela.
BLOUNT
Vous allez me le rendre, mister.
JOLLIVET.
Quand j'aurai fini.
BLOUNT.
Et vous aurez fini?...
JOLLIVET.
Plus tard... beaucoup plus tard. (Dictant.) _Les Russes sont
forcés de se replier encore_... (Imitant l'accent de Blount.)
_Correspondant anglais guette ma place au télégraphe, mais lui
ne le aura pas_...
BLOUNT.
Est-ce fini, mister?
JOLLIVET.
Jamais fini... (Dictant.)
Il était un p'tit homme.
Tout habillé de gris
Dans Paris...
BLOUNT, furieux.
Des chansons!...
JOLLIVET.
Du Béranger! Après le sacré, le profane!
BLOUNT.
Monsieur, battons-nous à l'instant!
JOLLIVET, dictant.
Joufflu comme une pomme,
Qui sans un sou comptant...
L'EMPLOYE, refermant brusquement le guichet.
Ah!
JOLLIVET.
Quoi donc?
L'EMPLOYE, sortant de son bureau.
Le fil est coupé! Il ne fonctionne plus! Messieurs, j'ai bien
l'honneur de vous saluer... (Il salue et s'en va
tranquillement. -- Grands cris au dehors.)
BLOUNT.
Plus dépêches possibles, à nous deux, mister. Sortons!
JOLLIVET.
Oui, sortons, et venez me touyer!...
BLOUNT.
On dit touer!... Il ne sait même pas son langue!
(Ils sortent par le fond, en se provoquant.)

SCENE III.
SANGARRE, UN BOHEMIEN.

SANGARRE, arrivant par la gauche avec un bohémien.
Les Tartares sont vainqueurs!
LE BOHEMIEN.
Ivan Ogareff les a menés à l'assaut de Kolyvan.
SANGARRE.
Russes et Sibériens, ils ont tout écrasé!... La ville brûle,
et les fuyards s'échappent de toutes parts!...
LE BOHEMIEN, regardant.
Ils vont gagner de ce côté!
SANGARRE.
Oui, mais cette vieille Sibérienne, que j'ai enfin revue,
cette Marfa Strogoff, qu'est-elle devenue? Elle était là,
regardant sa maison qui brûlait!... Puis tout à coup, elle a
disparu!... Oh! je la retrouverai et alors!... Ah! tu m'as
dénoncée, Marfa, tu m'as fait knouter par les Russes!...
Malheur à toi!...

SCENE IV.
LES MEMES, MARFA, FUGITIFS.

(Grand tumulte au dehors. -- Le bruit de la fusillade se
rapproche! Les fugitifs se précipitent dans le poste.)

PREMIER FUGITIF.
Tout est perdu!
DEUXIEME FUGITIF.
La cavalerie tartare sabre tous les malheureux qui sortent de
Kolyvan!
TOUS.
Fuyons! Fuyons!
(Ils vont quitter le poste en désordre.)
MARFA, paraissant au fond.
Arrêtez! arrêtez.
TOUS.
Marfa Strogoff!
MARFA.
Lâches, qui fuyez devant les Tartares!
SANGARRE.
Ah! cette fois, tu ne m'échapperas pas!
MARFA.
Arrêtez! vous dis-je, n'êtes-vous plus les enfants de notre
Sibérie?...
PREMIER FUGITIF.
Est-il encore une Sibérie? Les Tartares n'ont-ils pas envahi
la province entière?
MARFA, sombre.
Hélas! oui! puisque la province entière est dévastée!
DEUXIEME FUGITIF.
N'est-ce pas toute une armée de barbares qui s'est jetée sur
nos villages?
MARFA.
Oui, puisque si loin que la vue s'étende, nous ne voyons que
des villages en flammes!
PREMIER FUGITIF.
Et cette armée n'est-elle pas commandée par le cruel Féofar?
MARFA.
Oui! puisque nos rivières roulent des flots de sang!
PREMIER FUGITIF.
Eh bien! que pouvons-nous faire?
MARFA.
Résister encore, résister toujours, et mourir s'il le faut!
PREMIER FUGITIF.
Résister quand le Père ne vient pas à nous, et quand Dieu nous
abandonne?
MARFA.
Dieu est bien haut, et le Père est bien loin! Il ne peut ni
diminuer les distances, ni hâter davantage le pas de ses
soldats! Les troupes sont en marche, elles arriveront! mais
jusque-là, il faut résister!... Dût la vie d'un Tartare coûter
la vie de dix Sibériens, que ces dix meurent en combattant!
Qu'on ne puisse pas dire que Kolyvan s'est rendue, tant qu'il
restait un de ses enfants pour la défendre!...
DEUXIEME FUGITIF.
Ces gargares étaient vingt contre un!
PREMIER FUGITIF.
Et maintenant Kolyvan est en flammes!
MARFA.
Eh bien, si vous ne pouvez rentrer dans la ville, combattez
au-dehors! Chaque heure gagnée peut donner aux troupes russes
le temps de se rallier!... Barricadez ce poste! Fortifiez-le!
Arrêtez ici cette tourbe! Tenez encore à l'abri de ces
murs!... Mes amis, écoutez la voix de la vieille Sibérienne,
qui demande à mourir avec vous, pour la défense de son pays!
SANGARRE, à part.
Non! ce n'est pas ici que tu mourras. (Au bohémien qui
l'accompagne.) Reste et observe. (Elle sort par le fond.)
MARFA.
Mes amis! vous m'entendez, moi, la veuve de Pierre Strogoff
que vous avez connu!... Ah! s'il était encore là, il se
mettrait à votre tête! Il vous ramènerait au combat!...
Ecoutez-le! Mes amis! c'est lui qui vous parle par ma voix!
PREMIER FUGITIF.
Pierre Strogoff n'est plus! Peut-être avec un tel chef que lui
aurions-nous pu tenir dans la steppe, harceler les soldats de
l'émir...
LES FUGITIFS.
Oui, un chef! Il nous faudrait un chef!
MARFA.
Ah! tout est donc perdu!
(Violente détonation au dehors.)

SCENE V.
LES MEMES, STROGOFF, NADIA, BLOUNT, JOLLIVET, FUGITIFS.

JOLLIVET, entrant par le fond.
Les balles pleuvent sur la route.
BLOUNT, le suivant.
Forcés de remettre notre duel.
STROGOFF, entrant par le fond avec Nadia.
Ici, Nadia!... Ici, du moins, tu seras à l'abri, mais je suis
forcé de me séparer de toi!
NADIA.
Tu vas m'abandonner?...
STROGOFF.
Ecoute, les Tartares avancent!... ils marchent sur
Irkoutsk!... Il faut que j'y sois avant eux!... Un devoir
impérieux et sacré m'y appelle! Il faut que je passe, fût-ce à
travers la mitraille, fût-ce au prix de mon sang, fût-ce au
prix de ma vie!...
NADIA.
S'il en est ainsi, frère, pars, et que Dieu te protège!
STROGOFF.
Adieu, Nadia. (Il va s'élancer vers la porte du fond, et se
trouve face à face avec Marfa.)
MARFA, l'arrêtant.
Mon fils!
JOLLIVET.
Tiens!... Nicolas Korpanoff!
MARFA.
Mon enfant!... (Aux Sibériens.) C'est lui, mes amis! C'est mon
fils... C'est Michel Strogoff!
TOUS.
Michel Strogoff!
MARFA.
Ah! vous demandiez un chef pour vous conduire dans la steppe,
un chef digne de vous commander! Le voilà!... Michel, embrasse-moi!
prends ce fusil, et sus aux Tartares.
STROGOFF, à part.
Non! non! Je ne peux pas... j'ai juré...
MARFA.
Eh bien, ne m'entends-tu pas? Michel! Tu me regardes sans
répondre?
STROGOFF, froidement.
Qui êtes-vous?... Je ne vous connais pas.
MARFA.
Qui je suis? Tu le demandes? Tu ne me reconnais plus...
Michel! mon fils!...
STROGOFF.
Je ne vous connais pas.
MARFA.
Tu ne reconnais pas ta mère?
STROGOFF.
Je ne vous reconnais pas!
MARFA.
Tu n'es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff?
STROGOFF.
Je suis Nicolas Korpanoff, et voici ma soeur Nadia.
MARFA.
Sa soeur! (Allant à Nadia.) Toi! sa soeur?
STROGOFF, avec force.
Oui, oui, réponds!... réponds, Nadia.
NADIA.
Je suis sa soeur!...
MARFA.
Tu mens!... Je n'ai pas de fille!... Je n'ai qu'un fils, et le
voilà!
STROGOFF.
Vous vous trompez!... laissez-moi. (Il va vers la porte.)
MARFA.
Tu ne sortiras pas!
STROGOFF.
Laissez-moi... Laissez-moi!...
MARFA, le ramenant.
Tu ne sortiras pas! Ecoute, tu n'es pas mon fils!... Une
ressemblance m'égare, je me trompe, je suis folle, et tu n'es
pas mon fils!... Pour cela, Dieu te jugera! Mais tu es un
enfant de notre Sibérie. Eh bien, l'ennemi est là et je te
tends cette arme!... Est-ce qu'après avoir renié ta mère, tu
vas aussi renier ton pays? Michel, tu peux me déchirer l'âme,
tu peux me briser le coeur, mais la patrie, c'est la première
mère, plus sainte et plus sacrée mille fois!... Tu peux me
tuer, moi, Michel, mais pour elle tu dois mourir!
STROGOFF, à part.
Oui!... c'est un devoir sacré... oui... mais je ne dois ni
m'arrêter, ni combattre... Je n'ai pas une heure, pas une
minute à perdre! (A Marfa.) Je ne vous connais pas!... et je
pars!
MARFA: Ah! malheureux qui es devenu à la fois fils dénaturé,
et traître à la patrie!
(Forte détonation au dehors. Un obus tombe près de Marfa,
mèche fumante.)
STROGOFF, s'élançant.
Prenez garde, Marfa!
MARFA.
Que cet obus me tue, puisque mon fils est un lâche!
STROGOFF.
Un lâche! moi! Vois si j'ai peur! (Il prend l'obus et le jette
dehors. Il s'élance par le fond.) Adieu, Nadia.
MARFA.
Ah! je le disais bien!... C'est mon fils! c'est Michel
Strogoff, le courrier du czar!
TOUS.
Le courrier du czar!
MARFA.
Quelque secrète mission l'entraîne sans doute loin de moi!...
Nous combattrons sans lui! Barricadons cette porte, et
défendons-nous!...
(Coups de fusils qui éclatent au dehors.)
BLOUNT, portant la main à sa jambe.
Ah! blessé!...
JOLLIVET, lui bandant sa blessure malgré lui.
Ah! pauvre Blount.
MARFA.
Courage! mes amis!... Que chacun de nous sache mourir
bravement, non plus pour le salut, mais pour l'honneur de la
Russie!
TOUS.
Hurrah! Pour la Russie!
(Le combat s'engage avec les Tartares qui apparaissent. Un
brouillard de fumée emplit le poste qui s'effondre.)

SIXIEME TABLEAU.
Le Champ de bataille de Kolyvan.

Vue du champ de bataille de Kolyvan. Horizon en feu, au
coucher du soleil. Morts et blessés étendus, cadavres de
chevaux. Au-dessus du champ de bataille, des oiseaux de proie
qui planent et s'abattent sur les cadavres.
STROGOFF, paraissant au fond et traversant le champ de
bataille.
Ma mère! Nadia!... Elles sont ici peut-être, là parmi les
blessés et les morts!... Et l'implacable devoir impose silence
à mon coeur... Et je ne puis les rechercher ni les
secourir!... Non... (Se redressant.) Non! Pour Dieu, pour le
czar, pour la patrie!...
(Il continue à marcher vers la droite et le rideau baisse.)

ACTE TROISIEME.

SEPTIEME TABLEAU.
La Tente d'Ivan Ogareff.

SCENE I.
JOLLIVET, BLOUNT.
(Blount est à demi couché, et Jollivet s'occupe à le soigner.)
BLOUNT, le repoussant.
Mister Jollivet, je priai vous de laisser moi tranquille!
JOLLIVET.
Monsieur Blount, je vous soignerai quand même, et je vous
guérirai malgré vous, s'il le faut.
BLOUNT.
Ces bons soins de vous étaient odieuses!
JOLLIVET.
Odieux, mais salutaires! Et si je vous abandonnais, qui donc
vous soignerait dans ce camp tartare?
BLOUNT.
Je prévenai vous que je n'étais pas reconnaissante du tout
pour ce que vous faisiez!
JOLLIVET.
Est-ce que je vous demande de la reconnaissance?
BLOUNT.
Vous avez volé mon voiture, ma déjeuner, mon hâne et mon place
au guichet du télégraphe! J'étais votre ennemi mortel, et je
voulais...
JOLLIVET.
Et vous voulez touyer moi, c'est convenu! mais pour que vous
puissiez me touyer, il faut d'abord que je vous guérisse!
BLOUNT.
Ah! c'était un grand malheur que le obus il ait été pour moi!
JOLLIVET.
Ce n'était pas un obus, c'était un biscaïen.
BLOUNT.
Un bis...?
JOLLIVET.
Caïen!
BLOUNT.
Par oune K?
JOLLIVET.
Non par un C.
BLOUNT.
Par oune C. Oh! c'était mauvais tout de même!
JOLLIVET.
Voyons, prenez mon bras, et marchez un peu.
BLOUNT, avec force.
Non! Je marchai pas!
JOLLIVET.
Prenez mon bras, vous dis-je, ou je vous emporte sur mes
épaules, comme un sac de farine!
BLOUNT.
Oh! sac de farine!...Vous insultez moi encore!
JOLLIVET.
Ne dites donc pas de bêtises! (Il veut l'emmener. Un Tartare
entre et les arrête.)
LE TARTARE.
Restez. Le seigneur Ivan Ogareff veut vous interroger. (Il
sort.)
JOLLIVET.
Nous interroger?... Lui, Ogareff!... ce traître!
BLOUNT.
Cette brigande!... cette bandite voulait interroger moi!
(Ivan paraît, s'arrête à l'entrée de la tente et parle bas à
deux Tartares qui l'accompagnent et sortent.)
JOLLIVET.
Que vois-je? l'homme qui insultait brutalement le marchand
Korpanoff?...
BLOUNT.
C'était cette colonel Ogareff!... Oh! je sentai une grosse
indignéchione!

SCENE II.
LES MEMES, IVAN, TARTARES.

IVAN.
Approchez et répondez moi. Qui êtes-vous?
JOLLIVET.
Alcide Jollivet, citoyen français, que personne n'a le droit
de retenir prisonnier.
IVAN.
Peut-être. (A Blount.) Et vous?
BLOUNT.
Harry Blount!... une honnête homme, entendez-vous, une fidèle
sujette de le Angleterre, entendez-vous, une loyale serviteur
de son pétrie, entendez-vous!
IVAN.
Vous avez été pris, dit-on, parmi nos ennemis?
JOLLIVET, avec ironie.
Non, on vous a trompé.
IVAN.
Vous osez dire?...
JOLLIVET.
Je dis que ce ne peut être parmi les ennemis d'un colonel
russe, puisque c'est au milieu de ses compatriotes, parmi les
Russes eux-mêmes, qu'on nous a arrêtés! Vous voyez bien,
monsieur, que l'on vous a trompé.
BLOUNT, à part.
Very well!... Très bon réponse!...
IVAN.
Quel motif vous a conduits sur le théâtre de la guerre?
JOLLIVET.
Nous sommes journalistes, monsieur,... deux reporters.
IVAN, avec mépris.
Ah! oui, je sais, des reporters... c'est-à-dire une sorte
d'espions!...
BLOUNT, furieux.
Espionne! nous, espionne!
JOLLIVET, avec force.
Monsieur, ce que vous dites est infâme, et j'en prends à
témoin l'Europe tout entière!
IVAN.
Que m'importe l'opinion de l'Europe! Je vous traite comme il
me plaît, parce qu'on vous a pris parmi les Russes, qui sont
mes ennemis, vous le savez bien!
JOLLIVET.
J'ignorais que la patrie devînt jamais l'ennemi d'un loyal
soldat!
BLOUNT.
C'était le soldat déloyal qui devenait le ennemi de son
pétrie!
JOLLIVET.
Et celui-là est un traître!
IVAN, avec colère.
Prenez garde et souvenez-vous que je suis tout-puissant ici!
JOLLIVET.
Vous devriez tâcher de le faire oublier.
IVAN, avec colère.
Monsieur... (Se calmant.) L'insulte d'un homme de votre sorte
ne peut arriver jusqu'à moi!
JOLLIVET.
C'est naturel, colonel Ogareff, la voix ne descend pas, elle
monte.
IVAN, avec colère.
C'en est trop!
BLOUNT, à part.
Il n'était pas satisfaite du tout!
IVAN.
Vous me payerez ce nouvel outrage et vous le payerez cher.
(Appelant.) Gardes! (Un Tartare entre.) Que l'Anglais soit
conduit hors du camp, avant une heure,... et qu'avant une heure,
l'autre soit fusillé! (Il sort avec le Tartare.)

SCENE III.
BLOUNT, JOLLIVET.

BLOUNT, avec terreur.
Fousillé! fousillé! fousillé!...
JOLLIVET.
Je n'ai pas était maître de mon indignation!
BLOUNT.
Fousillé!... Cette misérable coquine faisait fousiller vous!
JOLLIVET.
Hélas! oui!... Rien ne peut me sauver et le mieux est de me
résigner courageusement!
BLOUNT.
Ah! Jollivet!
JOLLIVET.
Vous voilà débarrassé de votre rival, de votre ennemi!
BLOUNT, se récriant.
Débarrassé de mon hennemi!
JOLLIVET.
Et il était écrit que notre duel n'aurait jamais lieu!
BLOUNT, ému.
Notre douel?... Est-ce que vous aviez pensé que je battais
jamais moi avec vous, Jollivet?
JOLLIVET.
Je sais qu'il y avait en vous plus d'emportement que de haine!
BLOUNT.
Oh! non!... je vous haïssais pas, Jollivet, et si vous avez un
peu moqué, vous avez défendu moi dans le bataille, vous avez
soigné mon blessure, vous avez sauvé moi comme une bonne et
brave gentleman, Jollivet.
JOLLIVET, souriant tristement.
Tiens! vous ne m'appelez plus Jollivette, monsieur Blount.
BLOUNT.
Et je demandai pardone à vous pour cette méchante
plaisanterie!
JOLLIVET.
Alors nous voilà amis... tout à fait?
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