Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 02

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son cœur était resté froid, et à l'état purement matériel de viscère
chargé d'envoyer le sang aux extrémités et de le recevoir à son tour.
C'était une nature de Dieu, incapable d'aimer un être qu'il n'aurait
point créé lui-même. Aussi, seul et triste au milieu de la foule pour
laquelle il n'avait pas de regards, ou n'avait que des regards
distraits, il payait cher l'ambition de ses désirs.
Comme le Seigneur avant la création du monde, il s'ennuyait.
Ce jour-là, Jacques Mérey était assez content de la manière dont se
comportait dans la cornue la dissolution d'un certain sel dont il
étudiait les plus heureuses vertus curatives, quand trois coups
précipités retentirent à la porte de la rue.
Ces trois coups éveillèrent les miaulements furieux d'un chat noir, que
les mauvaises langues de la ville, les dévotes surtout, prétendaient
être le génie familier du docteur.
Une vieille servante connue dans tout Argenton sous le nom de Marthe la
bossue, et qui jouissait pour son compte d'une nuance d'impopularité
inhérente à celle du docteur, monta tout essoufflée l'escalier de bois
extérieur, et entra précipitamment dans le laboratoire sans avoir cogné
à la porte, comme c'était l'usage formellement imposé par le docteur,
qui n'aimait point à être dérangé au milieu de ses délicates opérations.
--Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe? demanda Jacques Mérey; vous avez
l'air tout bouleversé!
--Monsieur, répondit-elle, ce sont des gens du château qui viennent vous
chercher en toute hâte.
--Vous savez bien, Marthe, répondit le docteur en fronçant le sourcil,
que j'ai déjà refusé plusieurs fois de m'y rendre, à votre château; je
suis le médecin des pauvres et des ignorants; qu'on s'adresse à mon
voisin, au Dr Reynald.
--Les médecins refusent d'y aller, monsieur; ils disent que cela ne les
regarde pas.
--De quoi s'agit-il donc?
--Il s'agit d'un chien enragé, qui mord tout le monde; si bien que les
plus braves garçons d'écurie n'osent pas l'aborder, même avec une
fourche, et qu'il jette en ce moment la consternation chez le seigneur
de Chazelay, car ce malheureux chien s'est réfugié dans la cour même du
château.
--Je vous ai dit, Marthe, que les affaires du seigneur ne me
regardaient pas.
--Oui, mais les pauvres gens que le chien a déjà mordus et ceux qu'il
peut mordre encore, cela vous regarde, il me semble. Et, s'ils ne sont
pas pansés immédiatement, ils deviendront enragés comme le chien qui les
a mordus.
--C'est bien, Marthe, dit le docteur, c'est vous qui avait raison et
c'est moi qui avais tort. J'y vais.
Le docteur se leva, recommanda à Marthe de bien surveiller sa cornue,
lui ordonna de laisser aller le feu tout seul, c'est-à-dire en
s'éteignant, et descendit dans la salle du rez-de-chaussée, où il trouva
en effet deux hommes du château, qui, tout bouleversés et tout pâles,
lui firent un sinistre récit des ravages que causait l'animal furieux.
Le docteur écouta et répondit par ce seul mot:
--Allons!
Un cheval sellé et bridé attendait le docteur. Les deux hommes
remontèrent sur les chevaux fumants qui les avaient amenés, et tous
trois, ventre à terre, prirent le chemin du château.


III
Le château de Chazelay

À deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractère; des
lambeaux de terre inculte que les habitants appellent des _brandes_,
quelques champs recouverts d'une végétation chétive, des routes
pierreuses encaissées dans des ravines et bordées de haies sauvages; çà
et là, quelques monticules dont les flancs déchirés laissent apercevoir
l'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante des
ruisseaux, telle est la physionomie générale des lieux que parcourait au
galop la cavalcade.
Trois chevaux étaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouï; on
ne connaissait à cette époque, dans cette bienheureuse province de la
France, teintée encore aujourd'hui en gris foncé sur la carte de M. le
baron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bêtes de somme,
que l'attelage des anciens rois fainéants.
Nos cavaliers rencontrèrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ils
parcouraient, une châtelaine des environs, dont le carrosse, traîné par
un couple de bœufs, se rendait gravement et lentement à un souper de
famille; il y avait un jour entier que la pesante machine était en
route. Il est vrai qu'elle avait déjà fait près de cinq lieues.
Enfin une noire futaie de tourelles se détacha sur le paysage un peu sec
que le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'élevait de
terre, prenait, à mesure qu'on s'en approchait, la beauté farouche de
tous les monuments guerriers du Moyen Âge; sa construction pouvait
remonter à la fin du XIIIe siècle. Un art puissant dans sa rusticité
avait tracé les plans de cette demeure féodale, qui projetait son ombre
immense sur le village, c'est-à-dire sur quelques pauvres maisons
égarées çà et là parmi les arbres à fruits.
C'était Chazelay.
Le château de Chazelay était anciennement relié par une ligne défensive
aux châteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurs
cherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre les
entreprises des hauts et puissants vautours de la féodalité.
Mais, à l'époque où se passe notre histoire, les guerres civiles avaient
cessé depuis longtemps. De condottieri, les nobles étaient devenus
chasseurs. Quelques-uns même, atteints de doute par la lecture des
encyclopédistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandes
fêtes de l'année, mais lisaient le _Dictionnaire philosophique_ de
Voltaire, se moquaient de leur curé, raillaient une nièce illégitime, ce
qui ne les empêchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faire
encenser dans leur banc de chêne par les mains du célébrant.
Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupart
des nobles de la décadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Âge, et
auraient volontiers jeté bas leurs châteaux, s'ils n'eussent été retenus
par le respect des aïeux, par les privilèges attachés à ces vieux murs;
enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels édifices
entretenaient dans l'esprit des paysans.
Ils s'efforcèrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseaux
de proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant les
meurtrières par des fenêtres ou des œils-de-bœuf, les autres enfin
en supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossés remplis
d'eau, où les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis une
dizaine d'années, les paysans se refusaient à les battre.
Mais le château de Chazelay n'était point de ceux qui avaient fait des
concessions; il était resté dans toute la poésie de son caractère sombre
et taciturne; de petites tourelles latérales qu'on appelait des
poivrières dominaient la porte d'entrée, piquée de dessins de fer et de
gros clous à tête ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et des
traces de sanglier, fixés sur la porte épaisse, annonçaient que le
seigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse.
Cette exposition cynégétique se complétait par cinq ou six oiseaux de
nuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'à l'orfraie.
Cette société noctambule était présidée par un grand-duc aux ailes
éployées et dont les plumes arrachées par le vent, les yeux ronds et
vides, les serres crispées, étalaient la double image de la force
vaincue et de la mort violente.
Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait ce
château. C'était dans le pays une vieille tradition, qui remontait à des
siècles, que cette demeure féodale était hantée par un génie malfaisant.
La vérité est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme le
grand-duc cloué sur leur porte, étaient morts de mort violente, et que
la famille avait été éprouvée par de sanglantes et lugubres
catastrophes.
Le propriétaire actuel était un exemple de cette fatalité qui pesait,
disait-on, sur le château. Il avait perdu, dès la seconde année de son
mariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au bal
et qu'elle était accommodée à la manière du temps, c'est-à-dire avec de
larges paniers, la châtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher des
tisons qui flambaient dans la vaste cheminée du salon; sa robe avait
pris feu rapidement; enveloppée de ce nimbe ardent, elle avait fui de
chambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de la
calmer, par le courant d'air que sa course créait. Ses femmes, voyant
cette apparition flamboyante, effrayées des cris qui partaient de ce
tourbillon de feu, n'osèrent point lui porter secours, si bien qu'en
moins de dix minutes la pauvre créature était morte au milieu des plus
affreuses tortures, et son mari, absent du château en ce moment-là,
n'avait retrouvé qu'une chose informe, calcinée et sans nom.
Elle avait laissé une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelay
sembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avait
vu naître dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaient
sonné pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaient
portée toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux,
cette enfant fut séquestrée, puis disparut tout à fait, et le bruit
courut qu'elle était morte par accident, et qu'elle avait été
secrètement enterrée dans le caveau de la famille.
Depuis ce jour, le château de Chazelay, qui était naturellement triste,
était devenu funèbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinq
tourelles dont le toit circulaire et pointu, chargé d'un artichaut de
plomb, dominait les bâtiments et les cours intérieures. La nuit, on
entendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait la
lune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux,
s'éloignaient de ces fantômes de pierre sur lesquels s'étendait,
croyait-on, la responsabilité d'un crime.
Quel était ce crime?
À quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation morale
étendait-il son influence sur la destinée du seigneur actuel? On
l'ignorait.
De la porte d'entrée flanquée des petites tourelles dont nous avons déjà
parlé, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du château, on
pénétrait dans une première cour, qui était occupée par les écuries, les
étables, les greniers, les granges, et, en général, par tous les
bâtiments d'exploitation.
C'était la ferme.
Était-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissent
l'influence morale des lieux où ils habitent? Toujours est-il que les
chiens, sans doute effrayés par la vue de leur congénère furieux,
secouaient mélancoliquement leur chaîne, et que, à l'arrivée d'un
étranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce aux
superstitieux la mort du maître ou de l'un de ses plus proches parents.
Les bœufs, que l'on dételait pour les mener boire, portaient la corne
basse et fixaient sur la terre leur grand œil limpide, et les
chevaux eux-mêmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte,
se conformer à la triste pensée universellement répandue sur chacun.
De cette cour extérieure, on découvrait les fossés de ce qu'on eût pu
appeler la forteresse. Par un pont-levis jeté sur ces fossés, et à
l'aide d'un passage bas et sombre creusé dans l'épaisseur d'un donjon,
sur la muraille duquel s'étendait une large tache de rouille ou de sang,
on pénétrait dans une autre cour. À part les cuisines et quelques salles
de l'aile du bâtiment destinées à marquer la configuration intérieure du
corps de logis, on ne voyait encore rien du château, rien que cette
masse puissante et monolithe dont la mélancolie plombait sur les hommes
et les animaux mêmes.
Dans cette première cour, l'herbe poussait entre les cailloux; des
instruments de labour étaient négligemment jetés çà et là, et quelques
canards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossés.
Telle était la physionomie ordinaire du château de Chazelay. Mais, au
moment où Jacques Mérey, suivi des deux hommes du château, pénétra dans
la cour extérieure, la tristesse habituelle des visages et des choses
avait fait place à une terreur et à un désordre qu'il est difficile de
décrire. Des garçons de service, armés de bâtons, de fourches et de
fléaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer le
village en en mordant plusieurs autres. Harcelé et blessé, mais rendu
plus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'était plus borné à
piller les quadrupèdes; il avait mordu deux des assaillants; puis,
trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'était glissé
dans la cour et avait été s'acculer à un enfoncement de la muraille
pareil à un four.
À la porte du pont-levis, tout le monde s'était arrêté; M. de Chazelay
lui-même, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'était
enfermé au château; une frayeur superstitieuse semblait avoir cloué tout
le monde au seuil de ce château fatal, qui, même dans d'autre temps,
n'était pas abordé sans effroi.
Ce chien était la forme visible du mauvais génie qu'on disait avoir pour
ces lieux une prédilection amère et néfaste.
Cependant, les chevaux attachés dans leur écurie, les bœufs et les
vaches dans leurs étables, les chiens enfermés dans leurs loges,
faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous les
cœurs étaient glacés.
S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris de
détresse qui sortaient en ce moment-là du château maudit. À travers cet
orage de gémissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes,
sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chien
avait surprises dans leurs travaux et qui, réfugiées derrière leur abri
mal assuré, appelaient au secours.
En arrivant dans la première cour, le docteur jeta un regard autour de
lui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'un
était mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prévu le cas et
s'était muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins aux
blessés.
Jacques Mérey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira son
bistouri, débrida les plaies, et, dans les sillons tracés par la lame
d'acier, injecta l'acide qui devait prévenir les effets de la morsure de
l'animal. Puis, les malades pansés, il s'informa où était le chien, et
ayant appris qu'il était dans la seconde cour, où personne n'osait
pénétrer, il écarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seul
résolument et sans armes.
Les paysans jetèrent un cri d'épouvante en voyant le docteur marcher
droit à cet enfoncement dans lequel était tapi le chien, et là,
s'arrêtant la bouche souriante, mais les lèvres légèrement retroussées
sur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Tous
croyaient que l'animal furieux allait se précipiter sur le docteur; mais
au contraire, le chien, qui était arc-bouté sur ses quatre pattes,
s'abattit avec un gémissement plaintif. Puis, comme attiré par une force
irrésistible, il sortit en rampant de l'enfoncement où il était à moitié
caché. La fureur de son œil sanglant était tombée; sa gueule,
ouverte et remplie d'une écume fétide, s'était fermée; il se traîna
jusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grâce, ou
plutôt comme un malade qui demande sa guérison; humble, désarmé, vaincu
par une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force et
déposer sa rage aux pieds de l'homme invulnérable qui le regardait
doucement et tranquillement.
Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant,
et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, qui
posa sa main sur la tête hérissée et frémissante de l'animal.
À ce spectacle, l'admiration des paysans éclata; ils n'avaient jamais lu
les récits que les poètes nous ont laissés d'Orphée endormant le chien
Cerbère et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre.
Mais ces naïfs enfants de la nature n'en furent que plus émus de la
nouveauté du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que le
docteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragé, et en vertu de
quelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur.
Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devant
lequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armés
d'instruments aratoires s'approchèrent pour le tuer; mais le docteur, se
tournant vers eux avec autorité:
--Arrière! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous le
défends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lâche.
D'ailleurs, ce chien est à moi.
Alors, les paysans confondus lui proposèrent des cordes pour lui lier
les pattes.
--Non, dit Jacques en secouant la tête, il n'est pas besoin de cordes,
croyez-moi; il me suivra de lui-même, et sans qu'il soit nécessaire de
l'y forcer.
--Mais, au moins, crièrent plusieurs voix, muselez-le, docteur,
muselez-le!
--Inutile, répondit Jacques Mérey; j'ai une muselière plus solide que
toutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule.
--Et cette muselière, quelle est-elle? demandèrent les paysans.
--Ma volonté.
Cela dit, il fit un signe au chien.
L'animal, à ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixa
sur l'œil de son maître son œil obéissant et fatigué, poussa par
trois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques Mérey avec la même
obéissance joyeuse que s'il lui eût appartenu depuis longtemps.


IV
Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami
de la femme

Le lendemain, Jacques Mérey reçut un message du château. Dans une lettre
tout juste assez polie pour ne pas être blessante, le seigneur de
Chazelay, qui cependant à la vue du chien s'était retiré et enfermé chez
lui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'être un esprit fort,
témoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur,
quoique de sa fenêtre il eût pu voir ce miracle s'accomplir.
Un chien s'était en effet glissé dans la ferme du château, et de la
première cour était entré dans la seconde, où il avait porté le trouble
et le désordre avec lui; mais ce chien était-il réellement enragé?
Là était le doute; que des gens simples et ignorants crussent à la
fascination du regard et de la volonté, rien n'était plus naturel; mais
des gens instruits et bien nés ne pouvaient raisonnablement admettre de
semblables prodiges.
Comme cependant le docteur avait fait preuve d'énergie et de résolution
en affrontant la morsure d'un chien qui paraissait être enragé, le
châtelain lui envoyait deux pièces d'or, qu'il le priait d'accepter à
titre d'honoraires.
Jacques Mérey déchira la lettre et refusa les deux pièces d'or. La
science n'était pas la préoccupation morale de Jacques Mérey, on peut
même dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce but
vers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous les
mouvements de son cœur, c'était le but de la philosophie du XVIIIe
siècle, le bonheur du genre humain.
Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore éloigné sans
doute (mais qu'importe la distance!) où la raison perfectible de l'homme
découvrirait les causes premières des choses, où les nations ne se
feraient plus la guerre, et où les hommes, délivrés des maux
qu'engendrent la misère et l'ignorance, accompliraient sur la terre une
existence indéfinie. L'Écriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-même que
la mort est la dette du péché, c'est-à-dire la violation des lois
naturelles? Or, le jour où l'homme connaîtrait ces lois et où il les
observerait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette,
c'était la mort, l'homme ne mourrait plus.
Créer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idéal de la science? Car la
science est la rivale de Dieu. L'homme connût-il les mystères de toutes
les choses de ce monde, l'homme arrivât-il à exposer devant Dieu
lui-même d'irréfutables théories, Dieu lui répondra:
--Si tu sais tout, tu n'es qu'à la moitié de ta route; maintenant, crée
un ver ou une étoile, et tu seras mon égal.
Abîmé dans ces rêves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissance
indéfinie, dans cet âge d'or de l'humanité que les poètes avaient placé
au commencement du monde, parce que les poètes sont les sublimes enfants
de la nature, Jacques Mérey voyait avec un frémissement d'impatience les
obstacles moraux et les barrières matérielles qu'opposait la classe des
privilégiés à l'accomplissement des destinées de l'homme sur la terre.
Nature douce et sensible, comme on disait alors, il était venu à la
haine par l'amour.
C'est parce qu'il aimait les opprimés qu'il détestait les oppresseurs.
À part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisé sur son chemin, le
seigneur de Chazelay lui était personnellement inconnu. Il est vrai que
Jacques Mérey, esprit supérieur, n'en voulait point aux hommes, mais aux
abus et aux inégalités sociales dont les nobles étaient la vivante
incarnation. Il refusa l'or du château avec le même dédain qu'il eût
refusé les présents d'un ennemi.
Cette sombre apparition du Moyen Âge féodal remuait dans son sang
plébéien des souvenirs de colère; il voyait dans ces vieux murs le signe
d'une domination qui, bien que diminuée, durait encore; il se demandait
quelle force pourrait jamais déraciner ces titaniques monuments de la
race conquérante. Alors, découragé par la lenteur du progrès, par
l'énormité des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple,
il se plongeait avec désespoir dans l'étude de la nature, seul asile que
la société telle qu'elle était faite eût laissé à la science.
Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et,
là, grave, attentif, pareil à Œdipe devant le Sphinx, il semblait
interroger l'âme de l'univers.
Le chien qu'il avait sauvé de sa propre fureur était devenu son ami le
plus sincère et le plus dévoué; il suivait le docteur dans toutes ses
courses; doux et caressant, il lui obéissait comme l'ombre de sa pensée.
Aussi le curé de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dans
l'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'un
esprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coup
sûr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'était pour
mieux cacher son jeu.
Un jour que Jacques Mérey était parti de bonne heure pour herboriser, il
se trouva, sans trop savoir comment il était arrivé là, sur la lisière
d'un bois touffu, emmêlé, impénétrable, comme il en existe encore dans
cette partie du Berri, véritable forêt d'Amérique en petit, où nulle
route frayée ne gardait la trace d'un pas humain.
La solitude plaisait au docteur, nous l'avons déjà dit; il aimait à se
rapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuit
qui régnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et des
broussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers qui
découpaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chênes,
tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hésitait à l'entrée de ce
bois comme un initié des mystères d'Eleusis au seuil du temple, où
l'attendaient les redoutables épreuves et les ténèbres.
Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie étrange;
léchant les mains de son maître et le tirant par l'habit, il semblait le
conjurer de le suivre dans l'épaisseur du bois.
C'était un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques Mérey
s'accordait avec les illuminés, les cabalistes et même les historiens,
que les animaux sont doués quelquefois d'un esprit de divination. La
science des présages et des augures, cette science vieille comme le
monde, à laquelle ont cru tous les sages de l'antiquité depuis Homère
jusqu'à Cicéron, n'était point une chimère aux yeux du docteur.
Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimés eux-mêmes,
ont un langage, et que ce langage, interprète des éléments de la nature,
peut donner à l'homme des avertissements salutaires.
Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous les
trouverez toutes deux d'accord sur ce sujet.
N'est-ce point un bélier qui découvrit à Bacchus, mourant de soif, ces
sources du désert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasis
d'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent Énée du cap
Misène au rameau d'or caché sur les rives du lac Averne? Et n'est-ce
point une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers les
Palus-Méotides?
Jacques Mérey suivi donc le chien, persuadé qu'il le conduisait à un but
quelconque.
L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derrière lui,
péniblement, le visage à chaque instant fouetté par les branches, les
jambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de son
chien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des plantes
et le bruit des reptiles fuyant sous les orties.
Après un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord,
parvinrent à une clairière au milieu de laquelle, appuyée au tronc d'un
chêne immense, s'élevait une cabane.
La queue du chien remua de joie.
Cette cabane devait appartenir soit à un bûcheron, soit à un braconnier;
peut-être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux états.
Elle était située au centre d'une forêt appartenant à M. de Chazelay.
Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-il
qu'un braconnier, dont il était impossible qu'il ignorât l'existence,
s'établît ainsi sur ses terres?
Jacques Mérey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitude
où il était de sacrifier les choses importantes aux choses secondaires
fit qu'il laissa de côté la cause et ne s'occupa que de l'effet.
Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'était pas
assez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre et
poussa la porte avec son museau.
La porte céda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empêchât de
se refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filait
tranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentaine
d'années, qui devait être le fils de cette femme, nettoyait les pièces
démontées de la batterie d'un fusil. Devant la cheminée, où flambaient
des branches sèches, un quartier de chevreuil était en train de rôtir et
répandait ce fumet à la fois aromatique et appétissant de la venaison.
Au moment où le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisir
et l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plus
touchante; c'étaient des caresses, des embrassements, des transports à
n'en pas finir.
Puis des dialogues auxquels le chien répondait par des modulations qui
eussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait et
qu'il essayait de se disculper.
--D'où viens-tu, misérable bandit? d'où viens-tu, affreux vagabond?
disait l'homme.
--Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissés dans
l'inquiétude? demandait la femme.
--Nous t'avons cru mort ou enragé, ce qui revient au même, reprenait
l'homme.
--Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il a
l'œil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant.
--Tu dois avoir faim, mauvais drôle! tiens, mords là-dedans.
Et l'enfant prodigue, fêté, caressé à son retour au logis, se voyait
offrir le reste du déjeuner ou du souper de la vieille avec le même
empressement et les mêmes excitations que s'il eût été un véritable
convive.
Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le véritable
nom--nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettré que ne l'était
son maître--, Scipion, qui avait déjeuné avant de quitter la maison du
docteur, ayant tout dédaigné, le bûcheron releva la tête et s'aperçut de
la présence de Jacques Mérey.
La vue de cet étranger parut lui déplaire; l'homme fronça le sourcil, et
la femme eût pâli si sa peau n'eût pas été depuis longtemps tannée par
l'âge et par le soleil.
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