Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 03

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Jacques Mérey, voyant l'effet désagréable que causait à ses hôtes son
apparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire de
Scipion, et comment il l'avait sauvé des fourches et des fléaux des
garçons d'écurie du château de Chazelay.
Une larme se forma lentement dans l'œil aride de la vieille femme, et
mouilla le lin de sa quenouille.
Quant au bûcheron, il éprouva le même sentiment de reconnaissance sans
doute pour l'homme qui avait sauvé son chien; cependant, un nuage sombre
ne resta pas moins sur son front.
Le docteur se croyait tombé, nous l'avons dit, dans une cabane de
braconnier; il attribua le trouble de ces gens au métier qu'ils
faisaient et à la crainte d'être découverts. Mais, avec le sourire d'un
patriarche et les lèvres d'un jeune homme:
--Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion du
château; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, a
donné les animaux à l'homme pour que l'homme en fît sa nourriture. Or,
Dieu n'a point établi de distinction entre le noble et le roturier; nos
mauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donné le droit
de chasse aux uns et l'ont refusé aux autres, et les nobles, qui ne
respectent rien, pas même la parole de Dieu, ont violé la promesse que
Jéhovah avait faite à Noé et à ses successeurs dans la personne de Noé.
«Tout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,» a
dit le Seigneur.
Mais, au moment où le docteur achevait sa démonstration du droit de
chasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basé sur
les Saintes Écritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappa
ses yeux.
Une espèce d'alcôve pratiquée au fond de la cabane était voilée par des
rideaux de serge; le chien venait de soulever et d'écarter ce rideau
avec sa tête, et, dans la pénombre, Jacques Mérey distingua comme un
paquet inerte de membres humains appartenant évidemment à un enfant qui
avait l'air de vivre.
--Qu'est cela? s'écria-t-il.
Et il saisit le rideau pour l'écarter.
Mais le braconnier se leva d'un air solennel.
--Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, tout
autre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que mon
chien vous aime; il vous doit de n'avoir pas été tué à coups de fourche
et de ne pas être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est mon
seul ami; en considération de mon chien, je vous fais grâce; mais
jurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir.
--Monsieur, dit Jacques Mérey en lâchant le rideau, mais en croisant les
bras en homme décidé à aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suis
médecin et qu'un médecin est le confesseur du corps: je veux savoir ce
que c'est que cet enfant.
Les yeux du bûcheron, qui avaient d'abord jeté une flamme, s'adoucirent.
--Vous êtes médecin!... dit-il en devenant pensif. En effet, vous avez
rendu la vie et la raison à mon chien qui avait déjà perdu l'une et qui
allait perdre l'autre.
Puis, tout à coup:
--Oh! s'écria-t-il, quelle idée! si ce que vous avez pu pour un animal,
vous le pouviez...
Il secoua la tête avec découragement.
--Mais non, dit-il, c'est impossible!
--Rien n'est impossible à la science, mon ami, répondit le docteur d'un
ton radouci! Jésus-Christ n'a-t-il pas dit: «Si vous avez la foi
seulement gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne:
"Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et se
jettera dans la mer.» Oh! s'écria le docteur, la foi n'est que le
premier âge de la science; le second, c'est la volonté. Vouloir, c'est
pouvoir. Jésus n'a-t-il pas ajouté: «Les œuvres que je fais, celui
qui croit en moi les fera?» Or, brave homme, vous êtes chrétien: je le
vois à ce crucifix placé à la tête de votre lit. Mais ou votre
christianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrétien a le
droit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui ne
crois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souveraineté de
l'intelligence sur la matière.
Ces paroles n'étaient pas très compréhensibles pour le braconnier;
aussi, après avoir réfléchi un instant:
--Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; mais
je me dis comme ça à moi-même que ce serait une fière providence qui
vous aurait amené.
Il s'arrêta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire ne
pouvait passer par sa gorge.


V
Où le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait

Le docteur attendit un instant, espérant que le braconnier achèverait sa
phrase suspendue.
Mais comme il continuait de garder le silence:
--La providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà. Et il montra
Scipion.
--Il est bien vrai que ce brave animal a toujours été l'âme, le
défenseur, le bon génie, et je dirai même quelquefois le pourvoyeur de
notre cabane. Et puis...
Il s'arrêta de nouveau.
--Et puis? insista le docteur.
--Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien,
mais il l'aime tant, elle!
--Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fût question de
la petite idiote et de Scipion.
--Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits
s'adoucirent; la pauvre créature qui est là!
Et, tout en haussant les épaules, il désignait de la main le rideau
derrière lequel s'agitait cette forme humaine inachevée.
--Mais quelle est donc cette créature? demanda le docteur.
--Une pauvre innocente.
On sait que les paysans, par _innocents_, désignent les pauvres
d'esprit, les idiots et les fous.
--Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet
état-là, et vous n'avez pas consulté les médecins?
--Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fût ici, elle en a eu, des
médecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils ont
tous dit qu'il n'y avait rien à faire.
--Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfant
vous a été rendue ou donnée--je ne cherche pas à savoir vos secrets--,
il fallait vous enquérir de votre côté; il y autre part qu'à Paris des
médecins habiles et amoureux de la science, qui guérissent pour guérir.
--Où voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher ces
gens-là? Je ne sais pas seulement où ça demeure, la médecine. Tel que
vous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vos
maisons alignées et pressées les unes contre les autres m'étouffent. On
ne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement,
le plafond des forêts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui,
c'est une vie qui me va, celle-là; vivre de mon fusil, respirer l'odeur
de la poudre, sentir le vent, la rosée, la neige dans les cheveux; la
lutte, la liberté, avec cela on est heureux comme un roi.
--Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvé sans me chercher, et qu'à
trois ou quatre mots qui vous sont échappés vous m'avez laissé croire
que la Providence n'est pas étrangère à notre rencontre, me
laisserez-vous voir le pauvre enfant?
--Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier.
--C'est une fille, avez-vous dit?
--Ai-je dit que c'était une fille, monsieur? Alors, je me suis trompé;
ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutes
les peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous de
regarder. Tenez, la voilà.
Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une
créature inerte, ramassée sur elle-même, et se roulant sur une mauvaise
paillasse.
Jacques Mérey contempla tristement cette chose humaine.
Alors, les entrailles du docteur frémirent.
C'était une de ces natures d'élite qui tressaillent de pitié devant
toutes les infortunes et devant toutes les dégradations; plus un être
était abaissé, plus il se sentait attiré vers lui par le magnétisme du
cœur.
La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la présence d'un étranger;
sa main, nonchalante et molle, que l'on eût cru privée d'articulations,
caressait le chien. Il semblait que ces deux êtres inférieurs fussent en
communication, sinon de pensée, du moins d'instinct, et qu'ils se
portassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinités.
Seulement, le chien était dans sa nature, la petite fille n'y était pas.
Le docteur réfléchit longtemps; il se sentait attiré vers ce néant de
toutes les forces de sa charité.
L'enfant poussa une plainte.
--Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensée serait-elle une
douleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à-dire à l'intelligence.
Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirer
l'attention, secoua douloureusement la tête.
--Vous voyez, monsieur le médecin, dit-il. Il y a peu de chose à espérer
avec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mère et moi ne sommes
jamais arrivés à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait déjà
sept ans.
Mais le docteur, se parlant à lui-même:
--Elle s'occupe du chien, dit-il.
Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montré à l'animal,
Jacques Mérey bâtit à l'instant même tout un système de traitement
moral.
--Ça, c'est vrai, répéta le braconnier; elle s'occupe du chien, mais
c'est tout.
--Cela suffit, dit Jacques Mérey rêveur, nous avons trouvé le levier
d'Archimède.
--Je ne connais pas le levier d'Archimède, murmura le braconnier, et
j'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que
ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en élevant la voix et
frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idée à cette
fille-là, ma mère et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car
nous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; à
force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante
qu'elle soit.--N'est-ce pas, petite?--Tenez, continua-t-il, elle ne
m'entend même pas, elle ne reconnaît même pas ma voix.
--Non, reprit le docteur en secouant la tête de haut en bas, non, mais
elle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi.
Jacques Mérey promit de revenir, et appela le chien, se déclarant
incapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidèle.
Mais le chien le suivit jusqu'à la porte seulement, et, quand Jacques
Mérey en eut dépassé le seuil, le chien secoua la tête en signe de
dénégation, et revint vers l'enfant, plus fidèle à son ancienne amitié
qu'à sa nouvelle reconnaissance.
Le docteur s'arrêta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pour
lui dans cette persistance du chien à rester près de la petite idiote.
Et, en effet, il réfléchit que, s'il voulait sérieusement traiter cette
enfant, c'étaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de
toutes les minutes; c'étaient des inventions et des imaginations
toujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait déjà par
la pitié attaché à ce petit être isolé, qui ne correspondait à rien dans
la nature, et qui représentait le néant de l'intelligence et de la
matière au milieu des êtres animés qui se _mouvaient_ et qui
_pensaient_, deux choses qu'il était incapable de faire.
Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pour
le faire sortir de son repos, disent que Dieu créa le monde par amour.
Jacques Mérey, malgré toutes ses tentatives, n'avait encore rien créé;
mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un être semblable à lui. La
vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine,
il n'existait que la matière, renouvela l'ardeur de son rêve. Comme
Pygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais de
chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espérance de
l'animer.
Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'était trouvé lui
avaient permis d'étudier non seulement les mœurs des hommes, mais
encore les instincts et les inclinations des animaux.
Il avait abandonné volontairement la société des villes pour se
rapprocher de la nature et des êtres inférieurs qui la peuplent,
persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière,
ont une étincelle du fluide divin, mais que cette âme est seulement
relative à des fonctions différentes des nôtres. Il considérait la
Création comme une grande famille, dont l'homme était non pas le roi,
mais le père: famille dans laquelle il y avait des aînés et des cadets,
ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là.
Il avait souvent observé, avec cet intérêt qui naît dans les esprits
profonds, tout incident, si léger qu'il soit, qui dénote un fait en
réserve pour l'avenir. Il avait souvent regardé un jeune chien et un
jeune enfant jouant ensemble.
En écoutant les sons inarticulés qu'ils échangeaient au milieu de leurs
jeux et de leurs caresses, il avait souvent tenté de croire que l'animal
essayait de parler la langue de l'enfant et l'enfant celle du chien.
À coup sûr, quelle que fût la langue qu'ils parlaient, ils
s'entendaient, se comprenaient, et peut-être échangeaient-ils ces idées
primitives qui disent plus de vérités sur Dieu que n'en ont jamais dit
Platon et Bossuet.
En regardant les animaux, c'est-à-dire les humbles de la Création, en
voyant l'air intelligent des uns, l'air doux et rêveur des autres, le
docteur avait compris qu'il y avait un profond mystère entre eux et le
grand tout. N'est-ce point pour établir ce mystère et pour les
envelopper dans la bénédiction universelle qui descend sur nous et sur
eux pendant cette sainte nuit de Noël, que le Seigneur, type de toute
humilité, voulut naître dans une crèche, entre un âne et un bœuf?
L'Orient, que Jésus touchait de la main, n'a-t-il pas adopté cette
croyance, que l'animal n'est qu'une âme endormie qui plus tard se
réveillera homme, pour plus tard peut-être se réveiller dieu?
En un instant, ce monde de pensées, résumé de l'histoire et des travaux
de toute sa vie, se présentèrent à l'esprit de Jacques Mérey; il comprit
que, puisque le chien ne voulait pas quitter l'enfant, c'est que
l'enfant et le chien ne devaient pas être séparés; que d'ailleurs,
quelque régularité qu'il mît dans ses visites, il ne pouvait les faire
que de deux jours en deux jours tout au plus; or, à son avis, un
traitement continu, une surveillance de toutes les heures, étaient
nécessaires pour tirer cette âme des ténèbres dans lesquelles un oubli
du Seigneur l'avait plongée.
Il rentra donc dans la cabane, et, s'adressant au braconnier et à la
femme qui paraissait être sa mère:
--Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pas
votre secret sur cette enfant; vous avez évidemment fait pour elle tout
ce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l'ayez reçue,
vous n'avez point trompé la main qui vous l'a confiée. C'est à moi de
faire le reste. Donnez-moi, ou plutôt prêtez-moi cette petite fille, qui
vous est un fardeau inutile; j'essayerai de la guérir et de vous rendre
à la place de cette matière inerte et muette une créature intelligente
qui vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans la
famille, y apportera sa part de forces et de capacités.
La mère et le fils se regardèrent alors, puis tous deux se retirèrent
dans le fond de la cabane, discutèrent quelques instants, parurent se
ranger au même avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit:
--Il est évident, monsieur, que vous êtes ici par l'intervention visible
du Seigneur, puisque c'est ce chien que nous avions cru perdu et dont
nous avions déjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l'enfant
et emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu'il vous suive et s'en
aille avec l'enfant; la main de Dieu est dans tout cela, et ce serait
une impiété de notre part de nous opposer à Sa volonté sainte.
Le docteur déposa sur une table sa bourse et tout ce qu'elle contenait;
il enveloppa l'enfant dans son manteau, et sortit accompagné du chien,
qui, cette fois, ne fit aucune difficulté pour le suivre, et qui, plus
joyeux qu'il ne l'avait jamais été, allait et revenait devant lui,
flairant de son nez et donnant de petits coups de tête à l'enfant, qu'il
ne pouvait voir, mais qu'il devinait dans son enveloppe; puis il
repartait, aboyant avec la même fierté qu'un héraut d'armes qui proclame
la victoire de son général.


VI
Entre chien et chat

En voyant le chien si joyeux, le regardant avec des yeux si
intelligents, lui parlant avec des accents si nuancés, le docteur
s'affermissait plus que jamais dans l'idée de faire de ce chien qu'il
avait sauvé l'intermédiaire intelligent, le lien actif entre sa volonté
d'homme et le néant de la pauvre idiote qu'ils s'agissait de faire
vivre.
C'était un moyen de s'introduire en quelque sorte par surprise dans la
place. Tout plein des mythes cabalistiques de l'antiquité, le docteur se
demandait si les poètes n'avaient point entrevu cette initiation quand
ils nous représentent Orphée passant à travers le triple aboiement du
chien Cerbère avant d'arriver à Eurydice. Son entreprise offrait,
suivant lui, plus d'un point de ressemblance avec la tentative du grand
poète primitif. Il s'agissait de plonger au plus profond de cet enfer
qu'on appelle l'imbécillité et de venir chercher une intelligence
accroupie dans les ténèbres de la mort, et, comme Orphée avait fait pour
Eurydice, la ramener malgré les dieux à la lumière du jour.
Orphée avait échoué, il est vrai, mais parce qu'il avait manqué de foi.
Pourquoi avait-il douté de la parole du dieu des enfers? Pourquoi
s'était-il retourné pour voir si Eurydice le suivait?
Ce fut dans cette disposition d'esprit que le docteur rentra chez lui et
monta à son laboratoire.
La vieille Marthe, qui avait eu déjà beaucoup de peine à s'habituer à
Scipion, qui avait par sa présence inattendue effarouché son chat,
voyant que son maître apportait quelque chose dans son manteau, et
croyant que c'étaient quelques paquets d'herbes médicinales qu'il avait
récoltées dans la montagne, le suivit, car c'était son office à elle de
classer ces herbes avec des étiquettes.
Le chat suivit la vieille.
Ce chat, que Marthe la bossue avait d'abord appelé le _Président_ à
cause de sa belle fourrure, qui lui avait rappelé la robe d'hermine du
président du tribunal de Bourges, qu'elle avait vu une fois en sa vie,
avait été en effet fort effarouché de la présence de Scipion. Scipion,
de son côté, avec l'instinct haineux des animaux de son espèce pour les
chats, s'était élancé sur le _Président_ et l'avait suivi sous les
chaises et sous les fauteuils, culbutant tout le mobilier du docteur,
jusqu'à ce que, trouvant une fenêtre ouverte, le chat se fût élancé par
cette fenêtre, eût gagné les toits et disparu.
Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par conséquent
dans le cœur des maîtres de cette maison, soit terreur excessive
éprouvée dans cette rencontre où les forces étaient inégales, le
_Président_, dont la vocation n'était pas la guerre, et qui depuis
longtemps même, grâce à la pâtée régulière que lui donnait, deux fois le
jour, la vieille Marthe, avait renoncé à la faire aux rats et aux
souris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ils
tombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, le
_Président_ fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que,
chaque nuit on entendît ses miaulements plaintifs retentir sur le toit
et même dans le grenier.
Quoique Marthe la bossue n'eût point osé se plaindre, M. le docteur lui
paraissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, il
s'était fait, à la suite de cette fugue du _Président_, un changement
notable dans sa physionomie, et ce n'était qu'en soupirant qu'elle
présentait le matin le café au lait à son maître et qu'en rechignant
qu'elle trempait à midi la soupe de Scipion.
Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-même, comme il
haïssait la guerre à cause de ses résultats. Il vit qu'un des ressorts
qui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'était
arrêté, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieille
Marthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et en
fondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil où le chat
avait coutume de dormir, en s'écriant:
--Le _Président_, monsieur le docteur!
C'était l'heure de la soupe de Scipion et de la pâtée du _Président_.
Jacques Mérey ordonna à Marthe d'aller préparer l'un et l'autre et de
les apporter dans des récipients de différentes grandeurs.
Marthe sortit, secouant les épaules, en femme qui dit:
--Hélas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là.
Mais, comme elle était habituée à obéir sans discussion, elle se hâta de
faire ce que lui ordonnait son maître.
À peine avait-elle refermé la porte, que le docteur était sur le balcon
et cherchait des yeux le _Président_.
Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoire
dominait la maison, l'œil du docteur put plonger jusqu'aux
profondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point la
peine de se perdre dans ces sombres cavités: à dix mètres de lui, sur un
toit de chaume, le _Président_ dormait au soleil, enveloppé de sa
fourrure tant soit peu souillée par les excursions nocturnes auxquelles
il s'était livré depuis son départ de la maison.
Le docteur appela le _Président_ avec un sifflement tout particulier.
L'animal, qui dormait, sentit pénétrer ce bruit au plus profond de son
sommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autour
de lui en s'étirant, bâilla à se démonter la mâchoire; mais, au milieu
de son bâillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelé.
Soit que cette attention de son maître lui parût une réparation
suffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentît l'influence
irrésistible du magnétisme, il se mit à l'instant même sur ses quatre
pattes et s'achemina vers le balcon.
Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion était
de faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerie
légère, ne se réveillant que lorsqu'on lui annonçait la grosse
cavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire le
mort. Scipion se coucha et ferma les yeux.
Au même moment, le _Président_ montrait à l'angle du balcon sa tête
fine, qui, malgré l'invitation du maître, n'était point exempte
d'inquiétude.
Jacques Mérey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur le
front, ce qui ne lui était jamais arrivé, le caressa de la main,
dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'à l'extrémité de l'épine
dorsale, caresse à laquelle le _Président_ fut si sensible, que le
docteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrémité de la
queue; frémissement auquel succéda à l'instant même ce ronron
particulier pour exprimer le bien-être porté à la plus haute puissance.
Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreiller
de l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corps
comme une mère fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois jours
auparavant avaient voulu se dévorer--car, si la force était du côté de
Scipion, la bonne volonté ne manquait pas au _Président_--, se
trouvèrent nez à nez et tout émerveillés de leurs dispositions non
seulement pacifiques, mais bienveillantes vis-à-vis l'un de l'autre.
Ils étaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entra
tenant d'une main la pâtée du chat, et de l'autre la soupe du chien. Son
étonnement fut si grand, qu'elle posa la pâtée du chat sur la table,
pour faire le signe de la croix.
Elle n'avait pas elle-même une confiance bien absolue dans la pureté de
croyance de son maître, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir un
acte qui lui paraissait dépasser les limites de la puissance humaine,
elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, en
dessinant entre elle et lui le signe de la croix.
--Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre les
pattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours!
--Donne à ces animaux leur déjeuner, et attends, dit le docteur, qui
n'était pas fâché souvent d'apprécier, de ses propres yeux, l'effet que
ce que le peuple appelle des miracles produisait sur les âmes
vulgaires.
Marthe obéit, mais son trouble était si grand, qu'elle déposa la pâtée
du chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez du
chat. Et, comme elle voulait réparer cette erreur:
--Laisse faire, dit Jacques Mérey; chacun trouvera bien son écuelle.
Alors, de ce sifflement avec lequel il avait réveillé le _Président_, il
tira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avait
prédit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et le
_Président_ passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pâtée.
À partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'était rétablie et
avait régné, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grande
satisfaction encore de son maître, dans la maison du docteur.
C'était donc avec une confiance en son maître qu'avaient encore
augmentée les événements que nous venons de raconter, que Marthe suivait
le docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moisson
d'herbes ordinaire.
Mais son étonnement fut grand, lorsque après avoir, avec toutes sortes
de précautions, déposé son manteau à terre, le docteur en laissa tomber
les quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour des
bottes d'herbes n'était rien autre chose qu'une enfant de sept à huit
ans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit où l'avait déposée
Jacques Mérey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconque
que quand le chien accourut près d'elle et se fut mis à lui lécher le
visage.
--Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Marthe la tête en
avant et les bras écartés.
--_Ça!_ dit le docteur avec son mélancolique sourire; _ça!_ c'est une
masse de chair sans âme, sans volonté, sans mouvement, oubliée par le
Créateur parmi ces êtres difformes et incomplets auxquels il faut que la
science rende ce que la nature a oublié de leur donner.
--Jésus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pas
encore embarrasser, j'espère bien, la maison d'un pareil fétiche? C'est
bon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte des
apothicaires, mais pas autre chose.
--Au contraire, Marthe, dit Jacques Mérey, je vais la garder, et c'est
toi qui plus particulièrement seras chargée de veiller sur elle. Pour
commencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tu
vas savonner cette créature des pieds à la tête.
Comme toujours, la vieille Marthe obéit. Une heure après l'ordre donné,
la baignoire pleine d'eau, tiédie à point, recevait la petite créature,
et la main exercée de Marthe la frottait du plus doux savon que l'on
avait pu trouver.
Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention.
L'enfant, en sortant de la cabane du bûcheron, était tellement salie par
le contact des choses les plus immondes, qu'il était impossible de voir
non seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau.
Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse,
apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'est
celui des enfants qui ont été tenus enfermés.
Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'on
pourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air ni
soleil poussent pâles et blanches, tandis que leurs sœurs qui
jouissent des conditions ordinaires de la vie éclatent de toutes les
couleurs qu'elles empruntent au prisme solaire.
Il était difficile de dire, même quand le soin le plus scrupuleux eut
présidé au débarbouillage de la figure, si l'enfant était belle ou
laide. Aucun des traits n'était assez suffisamment arrêté pour qu'on le
jugeât; l'œil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvait
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