Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 05

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poète, il eût été peintre, il eût surtout été musicien, si cette fureur
du bien ne l'eût entraîné sur les traces des Cabanis et des Condorcet.
Ce fut donc avec une mélodie toute particulière que l'instrument presque
divin vibra sous ses doigts en sons mélancoliques et prolongés, et,
comme le musicien s'était placé de manière à ne pas perdre le moindre
effet produit par l'instrument sur l'auditeur, il put voir, au premier
flot de mélodie qui se répandit dans l'appartement, Éva tressaillir,
relever la tête, sourire, et, sur ses genoux, en s'aidant à peine de ses
mains, venir à lui comme le magnétisé vient au magnétiseur, et, arrivée
près de sa chaise, s'accrocher aux bâtons et se soulever de toute sa
hauteur en se soutenant au dossier du siège et en s'abreuvant à cette
source de notes qui jaillissait des touches de l'orgue sous les doigts
du docteur.
Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre son
cœur, mais Éva, l'écartant doucement, laissa retomber sa propre main
sur l'ivoire de l'orgue et en tira avec une satisfaction étrange un long
gémissement.
Mais elle n'essaya même pas de recommencer, et laissa retomber sa main
inerte auprès d'elle, comme si elle eût reconnu l'impossibilité de
produire les mêmes sons qu'elle venait d'entendre un instant auparavant.
Alors, par des mots inarticulés, elle essaya de faire comprendre son
désir.
Le docteur, qui n'avait qu'une âme pour lui et pour elle, crut avoir
compris ce murmure, si inintelligible qu'il fût, et, laissant retomber
ses deux mains sur l'orgue, il reprit le morceau où il l'avait
abandonné.
Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichée de rossignols; le
docteur avait recommandé par-dessus toute chose qu'on ne tourmentât
jamais le mâle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits sous
elle.
Aussi, tous les ans, quelque échappé de la nichée dernière, peut-être le
même mâle et la même femelle, revenaient faire leur nid au même endroit,
dans une épaisse touffe de seringas; cette touffe était adossée à la
tonnelle formée par des branches de tilleul entrelacées.
Comme les ordres de Jacques Mérey, à l'endroit du roi des chanteurs,
avaient été observés religieusement; comme le _Président_ était nourri
de manière à n'avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tous
les ans, à la même époque, du 5 au 8 mai, on entendait éclater la voix
merveilleuse du ménestrel nocturne.
Cette fois, Jacques Mérey guetta son retour; il comptait éprouver sur
l'organisme d'Éva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chant
de l'oiseau.
Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait être onze heures du soir
lorsque la première note parvint jusqu'au laboratoire du docteur, dont
la fenêtre était ouverte. Il réveilla l'enfant.
Jacques Mérey avait remarqué que, lorsqu'on réveillait Éva, elle était
d'humeur beaucoup moins souriante que lorsqu'elle se réveillait
d'elle-même; mais il espérait trop de l'épreuve pour attendre que le
rossignol chantât à une heure où elle aurait les yeux ouverts. Il
l'emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle au
jardin.
L'enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaise
humeur; mais, à mesure que le docteur entrait dans le jardin et
s'approchait de l'endroit où chantait le rossignol, la sérénité
reparaissait sur le visage de l'enfant; ses yeux s'ouvraient comme si
elle eût espéré voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respiration
même, de haletante qu'elle était, devenait régulière; elle écoutait non
seulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens; et, lorsque
le docteur l'eut posée à terre, sous la tonnelle, elle se leva toute
droite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras un
balancier, vers l'endroit d'où venait le son.
C'était la première fois qu'elle marchait.
Il n'y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaient
et arriveraient désormais jusqu'à elle, tous les sens allaient rentrer
chez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesser
d'être un mystère pour l'enfant.
La science ou le Seigneur avait prononcé le mot de l'Évangile: _Æphata_
(ouvre-toi)!


IX
Où le chien boit, où l'enfant se regarde

Une fois ouverte sur l'intelligence, cette porte ne se referme plus.
Il y avait par la ville d'Argenton un pauvre fou qui avait été guéri par
le Dr Mérey, et qui, comme Basile, lui en avait gardé une grande
reconnaissance; celui-là s'appelait Antoine.
Peut-être avait-il un autre nom, mais personne ne s'en était inquiété
plus que lui ne s'en était inquiété lui-même; sa folie consistait à se
croire l'_éternelle justice_ et le _centre de vérité_.
Comment ces idées si abstraites entrent-elles dans le cerveau d'un
paysan?
Il est vrai qu'elles n'y entrent que pour le rendre fou. Le docteur,
comme nous l'avons dit, l'avait guéri ou à peu près. Il se croyait
toujours l'_éternelle justice_ et le _centre de vérité_. Il se croyait
toujours en communication avec Dieu.
Sur tous les autres points, il raisonnait avec justesse, et l'on avait
même pu remarquer que sa folie, après l'avoir quitté, avait laissé à ses
idées une élévation qu'elles n'avaient point auparavant.
Il était porteur d'eau de son état lorsque sa folie l'avait pris, et
faisait avec une brouette et un tonneau le service dans la ville.
Pendant tout le temps de sa maladie, ce service avait été interrompu;
mais à peine revenu à la santé, il s'était remis à ce labeur, qui était
son seul gagne-pain.
On le voyait parcourir la ville traînant sa petite charrette chargée de
son tonneau, au robinet duquel pendait le seau qui lui servait à
transporter sa marchandise à l'intérieur des maisons; seulement, il
avait toujours la main droite placée en manière de conque à son oreille,
pour entendre la voix de Dieu et ne rien perdre des pieuses paroles que
le Seigneur lui disait.
Avant d'entrer dans la chambre où il avait l'habitude de verser l'eau
dont il emplissait son seau dans un récipient quelconque, il avait
l'habitude de frapper trois fois la terre du pied, et de dire d'une voix
formidable:
--_Cercle de justice! centre de vérité!_
Il va sans dire que le docteur était devenu une de ses meilleures
pratiques, et que, tous les jours, soit dans la cuisine de Marthe, soit
dans le laboratoire du docteur, il versait ses trois ou quatre seaux
d'eau, qui étaient utilisés pour les besoins du ménage.
Sa visite chez le docteur avait lieu de huit à neuf heures du matin.
Pour la première fois, Éva était levée lorsque, quelques jours après le
concert que lui avait donné le rossignol, concert qu'elle réclamait tous
les soirs, et qu'excepté par les mauvais temps on lui accordait le
plaisir d'entendre, Antoine ouvrit la porte, frappa trois fois du pied,
et de sa voix de tonnerre cria:
--_Cercle de justice! centre de vérité!_
L'enfant se retourna tout effrayée et poussa un cri qui avait la
modulation d'un appel.
Jacques Mérey, qui était dans le cabinet voisin, accourut tout joyeux;
c'était la première fois qu'Éva donnait une attention quelconque à la
voix humaine.
Le docteur la prit dans ses bras, l'approcha d'Antoine, et son regard,
en s'approchant de lui, exprima une certaine terreur.
C'était assez pour un jour de cette nouvelle sensation de crainte; le
docteur fit signe à Antoine de s'éloigner; mais il lui recommanda de
venir tous les jours afin que l'enfant s'habituât à lui; et, en effet,
au bout de quelques jours, l'enfant semblait attendre l'arrivée
d'Antoine, dont le manège l'amusait, et dont la grosse voix maintenant
la faisait rire.
Un jour, Antoine reçut la recommandation de ne pas venir le lendemain.
Le lendemain, à l'heure habituelle, Éva donna quelques signes
d'impatience; elle se leva, alla jusqu'à la porte, devant laquelle elle
resta debout, le mécanisme lui étant inconnu. Elle revint alors avec
impatience vers le docteur; mais, sa vue ayant été attirée par un
foulard rouge qu'il avait autour du cou, elle oublia Antoine pour tirer
de toute sa force le foulard, que le docteur tira lui-même doucement et
laissa tomber entre ses mains.
Alors, elle le secoua avec des rires bruyants, comme elle eût fait d'un
étendard; puis, de même qu'elle l'avait vu autour du cou de Jacques
Mérey, elle essaya de le mettre au sien; ce fut un nouveau trait de
lumière pour le docteur. Il se demanda si la coquetterie ne serait point
un mobile capable d'éveiller dans son cerveau un nouvel ordre de
sensations et d'idées; il avait cru reconnaître que, malgré son
indifférence, elle promenait volontiers ses yeux sur les fleurs d'une
couleur vive.
C'était l'heure où l'on descendait l'enfant dans le jardin.
Depuis longtemps, le rossignol avait un nid, des petits, une famille, et
par conséquent avait cessé de chanter, car on sait que les soucis de la
paternité vont chez lui jusqu'à lui imposer pendant les trois couvées
que fait sa femelle le silence le plus complet.
Jacques Mérey, qui avait à réfléchir sur l'incident du foulard et qui
voulait en tirer parti, s'assit sur un banc. Scipion et Éva jouaient sur
la pelouse que baignait le bassin fermé par une grille. Le petit
ruisselet qui s'en échappait était trop peu profond pour donner la
crainte que l'enfant ne s'y noyât; d'ailleurs, y fût-elle tombée,
Scipion l'en eût tirée à l'instant même. Le docteur, sans rien suivre
des yeux que sa pensée, voyait vaguement errer sur le gazon l'enfant et
le chien; tous deux cessèrent à l'instant de se mouvoir et par leur
immobilité fixèrent le regard du docteur.
Le chien et la jeune fille étaient couchés l'un à côté de l'autre à la
marge du ruisseau.
Le chien buvait; l'enfant, qui était parvenue à fixer le mouchoir sur sa
tête, se regardait.
Elle se leva sur ses genoux, et agenouillée regarda encore.
Il y avait déjà quelque temps, on a pu le voir, que le docteur,
abandonnant peu à peu le traitement physique, s'occupait du moral et de
l'intelligence, et, comme les sciences occultes étaient en grand honneur
à cette époque, il ne négligeait pas une occasion d'appliquer leurs
secrets les plus cachés au double traitement qu'il faisait suivre à sa
pupille avec tous les mystérieux procédés de la cabale.
Jusqu'à l'âge de sept ans, nous l'avons vu, la pauvre enfant avait été
couverte de vêtements grossiers, que les soins assidus de la grand-mère
avaient eu toutes les peines du monde, comme elle l'avait dit, à
maintenir propres.
La vieille n'avait que faire d'orner un enfant que personne ne voyait et
qui ne se connaissait pas elle-même.
Quant au docteur, il avait, dans l'absence de vêtements, cherché à
développer, par le contact de l'air, de la brise et du soleil, toutes
les parties vitales de ce corps et de ces membres, qui devraient à
l'absence de la compression un développement toujours si chétif et si
lent chez les lymphatiques et les scrofuleux.
À son réveil, le lendemain, Éva trouva une robe ponceau brodée d'or sur
la chaise la plus proche de son lit; la robe fixa ses yeux dès que ses
yeux furent ouverts, et, lorsque Marthe la bossue la descendit de son
lit, maintenant qu'elle marchait sans appui, elle alla droit à la robe.
Marthe lui fit entendre comme elle put, ou plutôt ne put pas lui faire
entendre, que cette robe était pour elle, autrement qu'en la lui passant
sur le corps. Elle s'y était cramponnée de toutes ses forces quand elle
avait cru qu'on allait la lui ôter; mais, du moment qu'elle vit faire le
même mouvement pour lui passer la robe que l'on faisait pour lui passer
la chemise, quand elle vit qu'on ajustait à son corps ces riches
étoffes, elle se laissa faire en joignant les mains et laissa--opération
qui ne se passait pas toujours sans larmes--peigner ses cheveux blonds,
qui commençaient non seulement à épaissir, mais à s'allonger, et qui
tombaient sur ses épaules.
La toilette fut longue, minutieuse et conforme aux indications qu'avait
en sortant laissées le docteur.
Jacques Mérey arriva une heure environ après la toilette faite. Il
apportait avec lui un miroir, meuble inconnu jusqu'alors dans la cabane
des braconniers, et placé trop haut dans le laboratoire du docteur pour
que la petite Éva eût jamais pu se rendre compte de l'utilité de ce
meuble, auquel elle n'avait au reste fait aucune attention.
C'était un de ces miroirs magnétiques dont l'usage paraît remonter aux
temps les plus fabuleux de l'Orient, un miroir comme ceux où se
regardaient les reines de Saba et de Babylone, les Nicaulis et les
Sémiramis, et à l'aide desquels les cabalistes prétendent transmettre
aux initiés les privilèges de la seconde vue. Ce miroir avait été, si on
ose parler ainsi à des lecteurs qui ne sont point familiers avec les
sciences occultes, ce miroir avait été animé par Jacques Mérey, qui, à
l'aide de signes, lui avait pour ainsi dire communiqué ses intentions,
sa volonté, son but.
Humaniser la matière, la charger de transmettre le fluide électrique
d'une pensée, tous les actes que la science relègue encore aujourd'hui
parmi les chimères, le Dr Jacques Mérey les expliquait au moyen de la
sympathie universelle. J'en demande humblement pardon à messieurs de
l'Académie de médecine en particulier, mais Jacques Mérey était de
l'école des philosophes péripatéticiens.
Il croyait avec eux à une âme divine et universelle qui anime et met en
mouvement toutes les choses sensibles, mais à l'extinction de laquelle
le grand tout ne fait pas plus attention qu'à la flamme d'une luciole
errante qui replie ses ailes et cesse tout à coup de briller.
Suivant lui, tout s'enchaînait dans la Création: les plantes, les
métaux, les êtres vivants, le bois même, travaillaient, exerçaient les
uns sur les autres des actions et des réactions dont les spirites, à
l'heure qu'il est, développent la théorie et cherchent le secret.
Pourquoi le fer et l'aimant seraient-ils les seuls éléments sensibles
l'un à l'autre, et quel est le savant qui donnera une définition plus
claire de l'aimant appelant le fer à lui, que d'un spirite vivant
attirant à lui l'âme d'un mort? La base de ces influences constituait,
disait-il, le mécanisme de la physique occulte à laquelle Cornélius
Agrippa, Cardan, Porta, Zikker, Bayle et tant d'autres ont rapporté les
effets magiques de la baguette divinatoire et généralement les
phénomènes si nombreux de l'attraction des corps.
Toute la nature se résumait pour Jacques Mérey dans ces deux mots _agir_
et _subir_.
À l'en croire, tous les corps vivants exhalaient de petits tourbillons
de matière subtile. L'air, ce grand océan des fluides respirables, est
le conducteur de ces atomes suspendus dans l'air.
Ces corpuscules gardent la nature du tout dont ils sont séparés; ils
produisent sur certains corps les mêmes effets que produirait la masse
entière de la substance dont ils émanent.
Telle est maintenant la force de la volonté humaine, qu'elle trace une
route invincible parmi ces mouvements de la matière, qu'elle dirige ces
effluves d'atomes vivants, qu'elle les fait passer d'un corps dans un
autre, et qu'elle est servie de la sorte par une multitude d'agents
secrets dont il ne tient qu'à elle de déterminer les lois.
Aux gens qui ne voulaient pas croire qu'il pût se faire quelque chose
dans la nature en dehors du cercle de leur connaissance, cercle bien
restreint pour le commun des mortels, Jacques Mérey n'avait pas de peine
à prouver que le monde est encore une énigme, et qu'il est absurde de
donner au mouvement de la vie universelle la limite de nos sens et de
notre raison. Sans accorder au miroir magnétique la confiance ou la
croyance crédule et infaillible que lui donnent les savants du Moyen
Âge, Jacques Mérey pensait avoir reconnu que, fixés sur la glace, les
atomes d'une pensée, à peu près comme l'industrie fixe les atomes du
mercure, qui sont pourtant bien mobiles et bien fugaces, ces atomes, ces
molécules, cette poussière intelligente fixée à l'intention d'une
personne sont ensuite recueillis par elle seule.
C'était du magnétisme tout pur, qui depuis a été pratiqué par M. de
Puységur et par ses adeptes. C'était donc un de ces miroirs, aimanté par
son action, animé par sa volonté que Jacques Mérey avait apporté dans
son laboratoire; cependant, comme un ciel à la surface duquel les nuages
se volatilisent et qui apparaît peu à peu dans sa pureté et dans son
éclat, on commençait à s'apercevoir que l'idiote était belle. Mais ce
n'était encore qu'une tiède statue que la nature semblait modeler pour
montrer aux hommes combien leur art est faux, ridicule et monstrueux
quand il s'attache à montrer seulement la beauté plastique, et que l'on
cherche vainement l'âme dans les yeux sans regard. Considérée longtemps,
au reste, cette belle fille cessait peu à peu d'être non seulement
belle, mais vivante; à ce visage immobile, à ces lignes correctes et
froides, à ces traits admirables mais inanimés, il manquait une seule
chose, l'expression. C'était le contraire du conte arabe, où la bête
cache au moins un esprit sous la laideur. Ici, on sentait que la beauté
cachait le néant, c'est-à-dire l'absence de la pensée.
Le chien, voyant sa petite maîtresse si bien embellie, la contemplait
avec des yeux d'admiration; puis, comme, en passant devant le miroir, il
s'y était vu lui-même et qu'il avait pris un instant plaisir à s'y
regarder, il tira l'enfant pour qu'elle s'y vît à son tour.
Elle se regarda; un indéfinissable sourire se répandit sur sa froide et
somnolente figure, qui jusque-là avait quelquefois exprimé la douleur,
souvent la tristesse, presque jamais la joie; elle semblait éprouver ce
vague sentiment de bonheur et de satisfaction qu'éprouva Dieu, dit la
Bible, quand il vit que tout était bon dans la création, sentiment que
les créatures à leur tour éprouvèrent sans doute elles-mêmes en voyant
qu'elles répondaient à l'idée de leur auteur.
Alors, sur cette bouche qui n'avait fait entendre jusque-là que des sons
vagues, rauques, inarticulés, il se forma ce mot complètement nouveau,
et compréhensible quoique inarticulé, et l'on entendit ces deux sons qui
ressemblaient bien plus à un bêlement de brebis qu'à une parole
humaine:
--BE... ELLE...
C'est-à-dire: «Je suis belle!»
C'était la fleur qui devenait femme.
Les métamorphoses d'Ovide n'étaient plus des fables, il était donc
possible de changer la nature d'un être, de lui donner la connaissance
de lui-même, de l'intéresser enfin à un ordre nouveau de sensations et
d'idées.
Toutes ces conséquences apparurent comme dans un éclair dans l'esprit du
docteur, qui ne douta plus de son œuvre.
Éva avait douze ans lorsque cet assemblage de lettres produisit sur ses
lèvres le premier mot qu'elle eût prononcé.
Le docteur avait autrefois cherché la pierre philosophale. Il avait
fatigué ses matrices et ses cornues à poursuivre la transmutation des
métaux, mais l'invincible résistance des _corps simples_ avait fini par
décourager ses efforts. Il avait beau se dire que ces mots de _corps
simples_ et de _corps élémentaires_ sont des termes relatifs à l'état
présent de nos connaissances, qu'ils désignent purement et simplement la
limite à laquelle s'arrête la puissance actuelle de nos moyens de
décomposition; il avait beau se répéter que la science franchirait,
selon toute probabilité, beaucoup de ces prétendues barrières de la
nature; que, jusqu'aux grandes découvertes de Priestley et de Lavoisier,
il était aussi naturel de considérer l'eau et l'air comme des éléments,
qu'il l'est aujourd'hui de donner le même titre à l'or. Malgré cette
possibilité entrevue par lui dans l'avenir, il avait fini par abandonner
une voie ruineuse où, contrairement à ses espérances, au lieu de semer
du plomb et de récolter de l'or, il semait de l'or et ne récoltait que
du plomb.
Émerveillé par le succès laborieux de ses premières tentatives sur la
nature de l'idiote, il y avait persisté, quoiqu'il eût vu que c'étaient
des années et non des mois qu'il fallait consacrer à cette œuvre.
Mais effrayé d'abord, il s'était bientôt demandé si ce n'était pas
changer le plomb en or, si ce n'était pas faire de l'alchimie vivante,
que de poursuivre l'entreprise presque divine de donner l'âme à un
corps, la pensée à la matière, la beauté, la vie, les formes physiques,
tout l'organisme enfin, et si la pierre philosophale, si l'élixir de vie
des anciens maîtres, depuis Hermès jusqu'à Raymond Lulle, n'était pas un
symbole de transformation que la volonté impose à la matière humaine.
Et, en effet, Jacques Mérey ne voyait pas sans une joie orgueilleuse les
progrès lents, mais continus, que faisait Éva dans la connaissance
d'elle-même.
Scipion, de son côté, en paraissait ravi; lui qui, jusque-là, dans son
orgueil de quadrupède, avait l'air de se considérer comme le protecteur
et comme l'instituteur de cette jeune fille, commençait à reconnaître
une maîtresse dans son élève; après s'être laissé conduire par lui, elle
le commandait, et, du jour où sa voix avait prononcé un mot, un seul, de
la langue humaine, il avait paru reconnaître sans aucune contestation ce
signe de supériorité donné par le Seigneur à l'homme sur les animaux.
La vieille Marthe elle-même, malgré le double entêtement des vieillards
et des bossus, était émerveillée devant l'œuvre du maître, qu'elle
regardait comme fort incomplète tant que l'objet de tous ses soins
resterait muet. Elle avait beau voir se développer chez la jeune fille,
avec la furie d'une sève que son inaction primitive a rendue plus
abondante du moment que la nature lui a permis de circuler, la jeunesse,
elle s'obstinait à dire sans malice aucune:
--Elle ne sera pas femme tant qu'elle ne parlera pas. Mais, du jour où
Éva prononça le mot _belle_ et où, sur la prière et l'indication du
docteur, elle eut prononcé quelques mots primitifs comme _Dieu_, _jour_,
_faim_, _soif_, _pain_ et _eau_, l'opinion de Marthe changea
entièrement, et elle fut prête à se mettre à genoux devant celle qu'au
premier abord elle avait traité de _fétiche_ bon à mettre dans le bocal
d'un apothicaire.
Le _Président_ seul était resté, soit égoïsme de chat, soit stoïcisme
de juge, dans son indifférence primitive. Éva ne lui avait pas fait de
mal, il ne lui faisait pas de mal; et, quand il arrondissait le dos sous
sa main, qui de jour en jour prenait de plus charmantes proportions, ce
n'était pas pour dire à la jeune fille: _Je t'aime_! comme le lui disait
Scipion en gambadant autour d'elle et en lui léchant les mains; c'était
purement et simplement qu'il subissait l'effet d'une caresse sensuelle,
qui développait chez lui le mouvement de cette électricité concentrée
dans ses poils, et que ses pieds, mauvais conducteurs, ne rendaient pas
à la terre.
Quant à Éva, elle n'avait, jusque-là, fait que deux parts de ses
affections:
L'une pour Scipion;
L'autre pour le docteur.
Elle ne craignait pas Marthe, et allait volontiers avec elle; le chat
lui était indifférent; Antoine la faisait rire; Basile lui faisait peur.
La gamme de ses sentiments, de la sympathie à l'antipathie, ne
comprenait que six notes.
Nous avons mis Scipion avant le docteur dans la gamme de ses sentiments
parce que ce fut d'abord Scipion qu'Eva remarqua et affectionna
par-dessus tout; puis, peu à peu, quand l'intelligence commença de
s'infiltrer dans son cerveau, et de son cerveau pénétra jusqu'à son
cœur, elle commença de comprendre et d'apprécier les soins du
docteur, et, trop ignorante encore pour faire un choix dans ses
sentiments, elle lui paya sa reconnaissance avec une affection qui se
rapprochait plus de l'amour que de toute autre émanation de l'esprit ou
du cœur.
Ainsi, depuis longtemps déjà, lorsqu'elle prononça le mot _belle_, le
docteur était l'objet de sa préoccupation de tous les instants;
seulement, le regard qu'elle jetait autour d'elle pour voir s'il était
là, le son inarticulé qu'elle poussait pour l'appeler, était plutôt le
cri de détresse de l'animal abandonné et s'effrayant de son abandon que
celui d'un cœur s'adressant à un autre cœur. Ce qu'appelait ce
cri, était un protecteur venant à l'appui de sa faiblesse et de
l'isolement, ayant conscience de leur humilité et de leur impuissance,
et non pas même à l'appel d'un ami à un ami.
Il y avait toujours eu enfin quelque chose d'inférieur et de craintif,
plutôt que de passionné et même de tendre, dans les deux bras que
l'enfant avait tendus vers le docteur.
C'était le chien demandant son maître, ou plutôt c'était l'aveugle
implorant son conducteur.
Et, chose remarquable, c'est que le physique, qui pendant les sept
premières années de la vie d'Éva était resté enchaîné au moral, s'était
en quelque sorte un beau jour détaché de lui pour faire son chemin à
part.
Au moral, Éva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze.
Il fallait rétablir cet équilibre entre l'intelligence et les années.
Maintenant qu'Éva parlait, les choses allaient marcher toutes seules.
Maintenant, quelle sorte de curiosité allait se développer chez elle?
serait-ce la curiosité de la vue, serait-ce la curiosité du cœur?
Habituée depuis longtemps à s'entendre parler Éva, elle avait depuis
longtemps compris que c'était là son nom; seulement, ce nom produisait
sur elle une impression différente selon la personne qui le prononçait,
et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur,
Marthe et Antoine.
Quand c'était le docteur, de quelque soin, futile ou sérieux, qu'Éva fût
occupée, elle bondissait, quittait tout et s'élançait du côté d'où
venait la voix.
Quand c'était Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'aller
se placer dans le rayon de l'œil de la vieille servante, n'allant à
elle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signe
pressant de venir.
Enfin, si c'était Antoine qui, après être entré, avoir frappé du pied
trois fois et avoir dit de sa voix formidable: _Cercle de justice,
centre de vérité_! ajoutait d'une voix plus douce: «Bonjour à
mademoiselle Éva,» Éva sans se déranger tournait la tête de son côté,
et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disait
_bonjour_ de la tête.
Jacques Mérey avait mesuré avec joie le degré de plaisir qu'éveillaient
dans son âme ces différents appels.
Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'était une vive affection que
ce mouvement traduisait.
Il l'avait vue souriante répondre sans empressement à celui de Marthe;
sa lenteur indiquait une simple obéissance passive.
Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'y
avait dans ce mouvement qu'une bienveillante indifférence.
Restait à connaître avec quelles modulations différentes Éva
prononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieille
servante et du porteur d'eau.
Ce fut la curiosité du cœur qui se développa la première chez Éva.
Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait,
puisque nous avons raconté de quelle façon elle répondait à son nom
prononcé par trois bouches différentes.
Elle désira à son tour savoir comment s'appelait le docteur.
Un jour, elle réfléchit longtemps, regarda le docteur plus tendrement
encore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son esprit
dans la volonté d'exprimer sa pensée:
--Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Éva.
Puis, mettant le même doigt sur la poitrine du docteur:
--Et toi? ajouta-t-elle.
Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idée à une autre
idée. Elle venait donc de dépasser la limite de l'intelligence animal
pour entrer dans l'intelligence humaine.
--Moi, dit-il, moi, _Jacques_.
--_Jacques_, répéta Éva, à la manière des échos, sans même saisir
l'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eût présenté aucune idée à
son esprit.
Le docteur sentit son cœur se serrer et la regarda tristement.
Mais le cœur d'Éva était déjà à l'œuvre, elle était elle-même
mécontente de la pâle intonation de sa voix; elle secoua la tête et dit:
--Non! non!
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