Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 01

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CRÉATION ET RÉDEMPTION
LE DOCTEUR
MYSTÉRIEUX
PAR
ALEXANDRE DUMAS
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875
Droits de reproduction et de traduction réservés


CRÉATION ET RÉDEMPTION


PREMIÈRE PARTIE
LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX


I
Une ville du Berri

Le 17 juillet 1785, la Creuse, après une matinée d'orage, roulait
profonde et troublée entre deux rangs de maisons fort peu symétriquement
alignées sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois.
Toutes vieilles et toutes délabrées qu'elles étaient, elles n'en
souriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'où
venait de s'échapper l'éclair, jetait un ardent rayon sur la terre
encore trempée de pluie.
Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et édentées avait la prétention
d'être une ville, et cette ville se nommait Argenton.
Inutile de dire qu'elle était située dans le Berri. Aujourd'hui que la
civilisation a effacé le caractère des races, des provinces et des
cités, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cœur de
l'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargés de
mousse et de giroflées en fleur.
Montez, par un beau jour, le long de ces rochers où se tordent des
racines pareilles à des couleuvres, frayez vous-même votre chemin, à
travers ces blocs que recouvre une fauve et sèche végétation de lichens
jaunis, de fougères ensoleillées et de ronces rougies, accrochez vos
ongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et la
solidité de leurs masses, si vastes et si obstinées, qu'il a fallu les
terribles guerre de la Ligue et les puissantes épaules de Richelieu pour
renverser ces ouvrages de l'art qui, soudés à l'œuvre de la nature,
semblaient aussi impérissables que leurs bases granitiques; et encore
ces guerres d'extermination n'ont-elles pu déraciner ces indestructibles
fondements qui restent là foudroyés par le canon, déchirés par la scie,
ébréchés par le vent, broyés par le sabot des bœufs, écaillés par le
fer des chevaux, foulés par le pied du pâtre, mais immobiles.
Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non par
le temps, asseyez-vous et regardez.
Au-dessous de vous s'abîme, comme une ville engouffrée par une
catastrophe géologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons,
avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpent
extérieurement à l'étage supérieur, des toits de chaume poudreux et des
tuiles noires que recouvre une crasse de végétation spontanée. Du point
où vous la regardez, la ville semble déchirée en deux par une rivière
sombre et encaissée, dont le nom significatif, _la Creuse_, indique les
profondeurs dans lesquelles elle roule.
De longues perches, fixées aux maisons qui bordent son cours, étalent
comme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sécher et qui
flotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondements
déchaussés, la charpente accusée à vif, les nervures de bois massives
attestent l'enfance de l'art de bâtir, est encadré dans le plus frais,
le plus charmant et le plus naïf paysage qui se puisse voir.
Ici, la nature n'a point cherché l'effet. Ce bon Berri est de toute la
France l'endroit où la simplicité a le plus de caractère, et Argenton
est, je crois, la ville la plus simple du Berri; les moutons, ces armes
de la province, si j'ose ainsi dire, y sont plus moutons qu'ailleurs, et
les oies qui barbotent dans l'eau rapide de la rivière y ont
admirablement l'air de ce qu'elles sont.
Tel est encore Argenton aujourd'hui et tel il devait être en 1785, car
c'est une des rares villes de France que le souffle des révolutions
modernes et que l'esprit de changement n'a point encore atteinte. Ces
maisons, quoique près d'un siècle soit écoulé depuis l'époque que nous
venons de citer, étaient vieilles alors comme elles le sont aujourd'hui,
car depuis longtemps elles ont atteint un âge qui ne marque plus; si
quelque chose étonne le touriste, le peintre ou l'architecte, c'est la
solidité de ces masures; elles ressemblent aux rochers et aux débris de
fortifications qui les dominent. On dirait qu'elles durent par leur
vétusté même, et que c'est l'excès de leur vieillesse qui les fait
vivre; il y a si longtemps qu'elles penchent d'un côté ou de l'autre,
qu'elles en ont pris l'habitude et qu'elles n'ont plus de raison honnête
pour tomber, même du côté où elles penchent.
Rien ne peut donner une idée du calme, de l'insouciance et de la
placidité des habitants d'Argenton ce 17 juillet 1785; le clocher de
l'église venait d'égrener sur la ville l'_Angelus_ de midi, et, dans ces
tranquilles demeures, chacun offrait à Dieu sa paisible misère comme une
expiation de ses fautes et un moyen douloureux mais salutaire de gagner
le ciel; cette quiétude de caractère est en rapport avec la sérénité du
paysage et avec les occupations uniformes des habitants de cette petite
ville, que n'agite ni l'industrie, ni le commerce, ni la politique;
entourés d'une nature toujours la même, d'arbres qu'ils ont toujours
connus grands, de maisons qu'ils ont toujours connues vieilles, les
habitants d'Argenton ne se voyaient point changer ni vieillir. Comme
l'hirondelle qui revenait tous les ans aux toits de leurs maisons, tous
les ans la joie du printemps, éclose dans le soleil d'avril, ramenait
dans leurs cœurs le courage de supporter les rudes travaux de l'été
et l'oisiveté douloureuse de l'hiver.
Argenton, malgré tous les grands mouvements qui s'étaient faits dans les
esprits vers la fin du règne de Louis XV et au commencement du règne de
Louis XVI, ne reconnaissait guère d'autre puissance que celle de
l'habitude. Il y avait alors pour Argenton un roi de France qu'on
n'avait jamais vu, mais auquel on croyait et auquel on obéissait sur la
parole du bailli, comme on croyait et on obéissait à Dieu sur la parole
du curé.
Dans une des rues les plus désertes et les plus rongées d'herbe,
s'élevait une maison peu différente des autres maisons, si ce n'est
qu'elle était presque ensevelie sous un immense lierre, dans lequel, le
soir, semblaient se réfugier tous les moineaux de la ville et des
environs.
Malgré leur confiance dans cette maison à l'abri de laquelle ils ne
craignaient pas de s'endormir, après avoir longtemps fait tressaillir le
feuillage, malgré leur caquetage joyeux et bruyant qui commençait avec
l'aurore, cette maison était mal famée. Là, en effet, demeurait un jeune
médecin venu de Paris depuis trois ans et qui en avait vingt-huit à
peine. Pourquoi avait-il devancé la mode des cheveux courts et non
poudrés que Talma devait inaugurer cinq ans seulement plus tard, dans
son rôle de Titus? Sans doute parce qu'il lui était plus commode de
porter les cheveux courts et sans poudre. Mais, à cette époque, c'était
une innovation malheureuse pour un médecin; quand la science médicale
était si souvent mesurée au développement gigantesque de la perruque
dont se coiffaient les disciples d'Hippocrate, personne ne remarquait
que les cheveux du jeune docteur étaient ondés par la nature mieux que
n'eût pu le faire le talent du plus habile coiffeur; personne ne
remarquait que ces cheveux, du plus beau noir, encadraient admirablement
un visage pâli par les veilles, dont les traits fermes et sévères
indiquaient surtout l'application à l'étude.
Quel motif avait porté cet étranger à se retirer dans une ville aussi
agreste et présentant si peu de ressources à l'exercice de la médecine
que la ville d'Argenton? Peut-être le goût de la solitude et le désir du
travail non interrompu; et, en effet, ce jeune savant, surnommé dans la
ville _le docteur mystérieux_ à cause de sa manière de vivre, ne
fréquentait personne, et, chose doublement scandaleuse dans une petite
ville de province, ne mettait pas plus le pied à l'église qu'au café.
Mille bruits malveillants et superstitieux couraient sur son compte. Ce
n'était pas sans raison qu'il ne portait ni poudre ni perruque, mais
cette raison était mauvaise puisqu'il ne la disait pas. On l'accusait
d'être en communication avec les mauvais esprits, et sans doute
l'étiquette n'était point la même dans le monde nocturne que dans le
nôtre.
Mais ces soupçons de magie reposaient surtout sur des cures vraiment
merveilleuses que le jeune médecin avait opérées par des moyens d'une
simplicité extrême; beaucoup de malades condamnés et abandonnés par les
autres praticiens avaient été sauvés par lui en si peu de temps, que les
bienveillants criaient au miracle et que les ingrats et les curieux
criaient au sortilège. Or, comme il y a plus d'ingrats et d'envieux que
de bienveillants, le docteur avait pour ennemis, non seulement presque
tous ceux à qui il avait fait du tort comme concurrent, mais encore tous
ceux qu'il avait soulagés, secourus, guéris comme malades, et le nombre
en était grand.
Les vieilles femmes qui n'étaient pas méchantes, et on en comptait cinq
ou six dans Argenton, disaient de lui qu'il avait le bon œil. C'est
en effet une croyance très répandue dans cette partie du Berri que
certains individus naissent non seulement pour le bien ou le mal de
leurs semblables, mais encore pour le bien ou le mal de la création,
étendant leur influence jusque sur les animaux, les moissons et les
autres productions de la terre. Quelques-uns, aux idées plus abstraites,
attribuaient cette faculté surprenante de faire des miracles à un
souffle de vie que le docteur projetait sur le front de ses malades;
d'autres à certains gestes et à certaines paroles qu'il récitait tout
bas; d'autres enfin à une connaissance approfondie de la nature humaine
et de ses lois les plus obscures.
Toujours est-il que, si l'on différait sur la cause, nul ne contestait
l'évidence des phénomènes, cette science s'étant exercée publiquement
sur les hommes et sur les animaux.
Ainsi, un jour, un voiturier qui s'était endormi, comme cela arrive
souvent, sur le siège mobile suspendu en avant de la roue de sa
charrette, était tombé de ce siège, et ses chevaux, en continuant de
marcher, lui avaient écrasé une cuisse sous la roue du gros véhicule
qu'ils traînaient. Ce n'était pas une cuisse cassée, c'était une cuisse
bel et bien écrasée. Les trois médecins d'Argenton s'étaient réunis, et,
comme il n'y avait d'autre remède à l'horrible blessure que la
désarticulation du col du fémur, c'est-à-dire une de ces opérations
devant lesquelles reculent les plus habiles praticiens de la capitale,
ils avaient décidé d'un commun accord d'abandonner le malade à la
nature, c'est-à-dire à la gangrène, et à la mort qui ne pouvait manquer
de la suivre.
C'est alors que le pauvre diable, comprenant la gravité de sa situation,
avait appelé à son secours le docteur mystérieux. Celui-ci, étant
accouru, avait déclaré l'opération grave, mais inévitable, et, en
conséquence avait annoncé qu'il allait la tenter sans aucun retard. Les
trois médecins lui avaient fait observer, à titre d'avis charitable,
qu'à côté de la gravité de l'_inévitable opération_, il y avait la
douleur physique pendant la durée de cette opération et la terreur
morale qu'allait éprouver, l'opération terminée, le malade en voyant une
partie de lui-même se détacher de lui sous le tranchant du bistouri.
Mais le docteur, à cette objection, s'était contenté de sourire, et, se
rapprochant du blessé, l'avait regardé fixement en étendant la main vers
lui, et, d'un ton impératif, lui avait commandé de dormir.
Les trois médecins s'étaient regardés en riant; éloignés de Paris, ils
avaient bien entendu parler vaguement des phénomènes du mesmérisme, mais
ils n'en avaient pas vu l'application. À leur grand étonnement, le
malade alors, obéissant à l'ordre de dormir que lui avait donné le
médecin, s'était endormi presque subitement. Le docteur lui avait pris
la main, et lui avait demandé de sa voix douce, mais dans laquelle
cependant était mêlée une nuance de commandement: «Dormez-vous?» Et, sur
la réponse affirmative, il avait tiré sa trousse, choisi ses
instruments, et, avec la même sérénité que s'il eût opéré sur un
cadavre, il avait sur le corps insensible du blessé pratiqué
l'effroyable opération; il avait demandé dix minutes, et, au bout de
neuf minutes, montre à la main, le membre avait été détaché, emporté
hors de la chambre, le linge taché de sang enlevé, le malade couché sur
un autre lit; et, au grand étonnement des trois médecins, l'appareil
posé, l'amputé s'était, sur l'ordre du docteur, réveillé en souriant.
La convalescence avait été longue; mais, lorsqu'elle fut complète et que
le malade put se lever, il trouva un appareil préparé par le médecin
lui-même, et à l'aide duquel, quoiqu'il eût perdu à peu près le quart de
sa personne, il retrouva la faculté de se mouvoir.
Mais maintenant qu'allait faire ce malheureux, disaient non seulement
les trois médecins qui avaient eu l'intention de le laisser mourir, mais
encore bon nombre de personnes qui trouvent toujours quelque chose à
redire aux événements et aux dénouements les mieux conduits? Ne
valait-il pas mieux, en effet, laisser mourir le pauvre diable que de
prolonger avec une infirmité pareille son existence de dix, vingt,
trente années peut-être? Qu'allait-il faire? Vivrait-il d'aumônes, et
serait-ce une charge de plus pour la commune déjà si pauvre?
Mais tout à coup on apprit par le receveur particulier, qui avait été
avisé de cette décision par celui de la province, qu'une rente de trois
cents livres était faite au pauvre diable, sans qu'on sût d'où lui
venait cette rente et qui l'avait sollicitée.
Sans doute le blessé n'en savait pas plus que les autres sur le sujet;
mais quand il parlait du docteur, c'était habituellement pour dire:
--Ah! quant à celui-là, ma vie lui appartient. Il n'a qu'à me la
demander et je la lui donnerai de grand cœur.
Eh bien, chose presque incroyable pour quiconque ne connaîtrait pas le
monde des petites villes, cette splendide cure fut une de celles qui
firent le plus de tort au docteur dans la ville d'Argenton; les trois
autres médecins ayant déclaré que peut-être eussent-ils pu sauver le
malade en se servant des mêmes moyens, mais qu'ils aimaient mieux voir
mourir un homme que de lui sauver la vie à pareil prix, attendu qu'ils
regardaient l'âme d'un malade plus précieuse que son corps.
C'était la première fois que ces trois honnêtes praticiens parlaient de
l'âme.
Un autre jour, jour de foire, un taureau furieux avait jeté le désordre
dans le marché, et les cris des fuyards, femmes et enfants, étaient
montés jusqu'au laboratoire du docteur, qui dominait la place. Le
docteur avait mis alors la tête à sa fenêtre et avait vu ce dont il
s'agissait. Tout fuyait devant l'animal furieux, qui venait d'éventrer
un boucher, lequel avait eu l'audace de l'attendre une masse à la main.
Lui était descendu alors précipitamment sans chapeau; ses beaux cheveux
jetés au vent, les angles de la bouche plissés par cette volonté de fer
qui était une des principales qualités ou un des principaux défauts de
son caractère, il avait été se placer tout droit sur la route du
taureau, l'appelant du geste. L'animal l'avait à peine aperçu, que,
acceptant le défi, il s'était élancé sur lui la tête basse...
De sorte que son adversaire, n'ayant pas pu rencontrer son œil, avait
été obligé de se jeter de côté pour éviter sa rencontre. Le taureau,
emporté par sa course, l'avait dépassé de dix pas, puis s'était
retourné, avait relevé la tête, et avait regardé de son œil sombre et
profond l'audacieux lutteur qui venait lui présenter le combat. Mais un
instant avait suffi, cet œil sombre et profond de l'animal avait
rencontré l'œil fixe et dominateur de l'homme, le taureau s'était
arrêté court, avait fouillé la terre des pieds, avait mugi comme pour se
donner du courage, mais était resté immobile; alors, le docteur avait
marché droit à lui, et l'on avait pu voir à chaque pas qu'il faisait le
taureau trembler sur ses jambes et s'affaisser sur lui-même; enfin de
son bras étendu il avait pu toucher l'animal entre les deux cornes, et,
comme un autre Achéloüs devant un autre Hercule, le taureau s'était
couché à ses pieds.
Une autre occasion s'était encore présentée pour le docteur de montrer
l'étonnante puissance magnétique qu'il exerçait sur les animaux. Il
s'agissait de ferrer pour la première fois un cheval de trois ans,
encore indompté, qui avait brisé tous les liens qui l'attachaient au
travail, avait renversé le maréchal-ferrant et était rentré furieux dans
son écurie, où personne n'osait aller le chercher, aucune bride ni aucun
licou ne lui étant resté sur le corps pour le conduire.
Le docteur, qui passait là par hasard, avait d'abord porté secours à
l'homme renversé; puis, comme le choc avait été violent, mais que dans
la chute la tête n'avait point porté, il invita le maréchal-ferrant à
l'attendre, promettant de lui ramener le cheval soumis et obéissant.
Et, en effet, accompagné de ce rassemblement qui, dans les petites
villes, se groupe à toute occasion, il était entré dans l'écurie du
maître de poste à qui ce cheval appartenait, et, tout en sifflant, les
mains dans ses poches, mais sans perdre le cheval du regard, il s'était
approché de l'animal furieux, qui avait reculé devant lui jusqu'à ce
qu'il se sentît acculé au mur; alors il l'avait pris par les naseaux,
et, sans effort, quoique l'on vît à l'œil sanglant du cheval avec
quelle répugnance il obéissait à cette puissance supérieure, il l'avait
amené, marchant à reculons, jusque dans le travail où il s'était échappé
une heure auparavant, et là, sans qu'il fût nécessaire de l'attacher, le
contenant et le fascinant toujours, il avait dit au maréchal-ferrant de
commercer sa besogne, et à ses quatre pieds, l'un après l'autre, le
maréchal avait cloué les fers sans que le cheval fît d'autre mouvement
que ce frissonnement douloureux de la peau qui est chez les quadrupèdes
de son espèce l'aveu de leur défaite.
On comprend, après de pareils prodiges opérés en face de tous vers la
fin du dernier siècle, dans une des villes les moins éclairées de
France, sous combien d'aspects différents devaient être jugé Jacques
Mérey.--C'était le nom du docteur.


II
Le docteur Jacques Mérey

Les plus acharnés parmi les détracteurs de Jacques Mérey étaient
certainement les médecins: les uns le traitaient de charlatan, les
autres d'empirique, et mettaient sur le compte de la crédulité la
plupart des prodiges que l'on racontait.
Voyant néanmoins que l'instinct du merveilleux, si vif chez les classes
ignorantes, résistait à leur critique et rapprochait du docteur cette
foule qu'ils voulaient vainement en écarter, ils se décidèrent à faire
franchement cause commune avec le préjugé religieux, et traitèrent de
diabolique la science de cet homme qui osait guérir en dehors des formes
autorisées par l'école.
Ce qui appuyait ces accusations, c'est que l'étranger ne fréquentait ni
l'église ni le presbytère; si on lui connaissait une doctrine, soulager
son prochain, on ne lui connaissait pas de religion. On ne l'avait
jamais vu se mettre à genoux ni joindre les mains, et cependant on
l'avait surpris plus d'une fois contemplant la nature dans cette
attitude de recueillement et de méditation qui ressemble à la prière.
Mais les médecins et le curé avaient beau dire, il était peu de malades
et d'infirmes qui résistassent au désir de se faire soigner par le
mystérieux docteur, quitte à se repentir plus tard de leur guérison et
de brûler un cierge en guise de remords s'il était vrai qu'ils fussent
délivrés de leur mal par l'intervention du diable.
Ce qui contribuait surtout à populariser ces légendes qui s'attachaient
à Jacques Mérey comme à un être extraordinaire, c'est qu'il ne
prodiguait point à tout le monde les bienfaits de sa science et de son
ministère. Les riches étaient obstinément exclus de sa clientèle.
Plusieurs d'entre eux ayant réclamé à prix d'or les consultations du
docteur, il répondit qu'il se devait aux pauvres et qu'il y avait, sans
lui, assez de médecins à Argenton avides de soigner des malades de
qualité. Que, d'ailleurs, ses remèdes, presque toujours préparés par
lui-même, étaient calculés sur le tempérament rustique de la race à
laquelle il les appliquait.
On pense bien que, pendant cette époque où commençaient à se soulever
toutes les oppositions philanthropiques ou populaires, cette résistance
donna libre carrière à la critique des beaux esprits. Ils cherchèrent
plus que jamais à jeter des doutes sur une vertu curative qui se bornait
aux cures démocratiques, et, n'osant affronter l'épreuve des gens comme
il faut, aimait à envelopper ses services dans la ténébreuse
reconnaissance des classes ignorantes.
Jacques Mérey les laissa dire et n'en poursuivit pas moins son œuvre
silencieuse et solitaire. Comme il menait une vie très retirée, comme sa
maison était impénétrable, comme on voyait chaque nuit veiller à sa
fenêtre une petite lampe, étoile du travail, les hommes intelligents et
sans parti pris avaient tout lieu de croire, comme nous l'avons déjà
dit, que le savant docteur était venu chercher dans le Berry une
solitude aussi inviolable que celle que les anciens anachorètes allaient
chercher dans la Thébaïde.
Quant aux pauvres et aux paysans, que n'égarait ni la superstition ni la
malveillance, ils disaient de lui:
--M. Mérey est comme le Bon Dieu, il ne se montre que par le bien qu'il
fait.
Or, le 17 juillet 1785, par une chaleur de vingt-cinq degrés, Jacques
Mérey était à son laboratoire surveillant dans une cornue les premiers
tressaillements d'une opération difficile qui avait déjà plus d'une fois
avorté sous sa main.
Il était chimiste et même alchimiste; né dans une de ces époques de
doute scientifique, politique et social, où le malaise qui pèse sur une
nation pousse les individus à la recherche de l'inconnu, du merveilleux,
de l'impossible même, il avait vu Franklin découvrir l'électricité et
commander au tonnerre; il avait vu Montgolfier enlever ses premiers
ballons et conquérir, en espérance, il est vrai, plutôt qu'en réalité,
le domaine de l'air. Il avait vu Mesmer professer le magnétisme animal,
mais il n'avait point tardé à laisser le maître derrière lui, car on
sait que Mesmer, tout ébloui des premières manifestations de cette force
inhérente qu'il rêva, qu'il reconnut, mais qu'il ne perfectionna point,
s'était arrêté devant les convulsions, les spasmes et les merveilles du
baquet enchanté; qu'il n'avait point poussé ses recherches jusqu'au
somnambulisme, à peu près semblable en cela à Christophe Colomb, qui,
tout heureux d'avoir découvert quelques îles du nouveau monde, laissa
ensuite à un autre l'honneur d'aborder au continent américain et de lui
donner son nom.
M. de Puységur, on le sait, avait été l'Améric Vespuce de Mesmer, et
Jacques Mérey était le disciple direct de M. de Puységur.
Il avait donc appliqué à la science de guérir la vague découverte du
maître allemand. Emporté tout jeune par l'inquiétude du merveilleux,
Jacques Mérey s'était jeté dans la forêt Noire des sciences occultes. Ce
que cet esprit curieux avait exploré de voies nouvelles et ténébreuses,
les antres obscurs dans lesquels il était descendu pour consulter les
modernes Trophonius, les puits souterrains par la bouche desquels il
s'était plongé au centre des initiations, les heures qu'il avait
passées, muet et debout, devant l'implacable sphinx des connaissances
humaines; les combats de Titan qu'il avait engagés avec la nature pour
la faire parler malgré elle et lui arracher l'éternel et sublime secret
qu'elle cache dans son sein, tout cela eût pu faire le sujet d'une
épopée scientifique dans le genre du poème de Jason à la recherche de la
Toison d'or.
Ce qu'il avait le moins rencontré dans ce voyage fabuleux, c'était la
toison, c'était l'or.
Mais Jacques Mérey, en vérité, ne s'en souciait guère, et il était
habitué à compter comme ses écus toutes les étoiles du ciel. Puis
quelques voix indiscrètes disaient qu'il était riche et même très riche.
Les rêveries des rose-croix, des illuminés, des alchimistes, des
astrologues, des nécromanciens, des mages, des physiognomistes, il
avait tout parcouru, tout sondé, tout analysé, et de tout cela il était
ressorti pour son esprit et pour sa conscience une religion à laquelle
il eût été bien difficile de donner un nom. Il n'était ni juif, ni
chrétien, ni turc, ni schismatique, ni huguenot; il n'était ni déiste,
ni animiste, il était panthéiste, plutôt; il croyait à un fluide
universel répandu dans tout l'univers et reliant par une atmosphère
vivante et pleine d'intelligence les mondes entre eux. Il croyait, ou
plutôt il espérait, que ce fluide créateur et conservateur des êtres
pouvait se diriger selon la puissante volonté de l'homme et recevoir son
application de la main de la science.
C'est sur cette base qu'il avait élevé un système médical dont l'audace
aurait fait hurler toutes les académies et tous les corps savants; mais
une fois que notre docteur s'était dit, je crois croire ceci, ou je dois
faire cela, il tenait peu au jugement des hommes, à leur blâme ou à leur
approbation; il aimait la science pour la science elle-même et pour le
bien qu'il pouvait en tirer et appliquer au profit de l'humanité.
Quand, ravi au troisième ciel de la pensée, il voyait ou croyait voir
les atomes, les simples et les composés, les infiniment petits et les
infiniment grands, les cirons et les mondes, tout cela se mouvant en
vertu du droit qu'il appelait magnétique, oh! alors, tout son corps
débordait d'amour, d'admiration et de reconnaissance pour la grandeur de
la nature, et les applaudissements du monde entier ne lui eussent pas
semblé valoir mieux en ce moment-là que le bruit à peine perceptible que
fait l'aile d'un moucheron qui vole.
Il avait étudié la chiromancie dans Moïse et dans Aristote; la
physiognomonie avec Porta et Lavater; il avait, déroulant les lobes du
cerveau, pressenti Gall et Spurzheim, et devancé ainsi la plupart des
découvertes modernes en physiologie. Ses aspirations--et cela, nous
l'avons dit, tenait à l'époque de malaise dans laquelle il vivait et qui
précède tous les grands cataclysmes sociaux et politiques--, ses
aspirations, il faut le dire, allaient même plus loin encore que les
limites artificielles de la science.
Il est un rêve pour lequel Prométhée a été cloué à son rocher avec des
clous d'airain et enchaîné avec des chaînes de diamant; ce qui n'a pas
empêché les cabalistes du Moyen Âge, depuis Albert le Grand, dont
l'Église a fait un saint, jusqu'à Cornélius Agrippa, dont l'Église a
fait un démon, de poursuivre la même chimère audacieuse; ce rêve était
de faire, de créer, de donner la vie à un homme.
Faire un homme, comme disent les alchimistes, en dehors du vase naturel,
_extra vas naturale_, tel est l'éternel mirage, tel est le but qu'ont
poursuivi de siècle en siècle les inspirés ou les fous.
Alors, et si on arrivait à ce résultat, l'arbre de la science
confondrait à tout jamais ses rameaux avec l'arbre de la vie; alors, le
savant ne serait plus seulement un grand homme, il serait un dieu;
alors, l'antique serpent aurait le droit de relever la tête et de dire
aux successeurs d'Adam: «Eh bien! vous avais-je trompé?»
Jacques Mérey, qui, pareil à Pic de la Mirandole, pouvait parler sur
toutes les choses connues et sur quelques autres encore, passa en revue
tous les procédés dont les savants du Moyen Âge s'étaient servis pour
créer un être à leur image; mais il trouva tous ces procédés ridicules,
depuis celui qui couvait la génération de l'enfant dans une courge,
jusqu'à cet autre qui avait construit un androïde d'airain.
Tous ces hommes s'étaient trompés, ils n'avaient pas remonté aux sources
de la vie.
Malgré tant d'essais infructueux, le docteur ne désespérait point,
voleur sublime, de rencontrer le moyen de dérober le feu sacré.
Cette préoccupation avait étouffé chez lui tous les autres sentiments;
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