Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 04

Total number of words is 4596
Total number of unique words is 1506
37.6 of words are in the 2000 most common words
51.0 of words are in the 5000 most common words
56.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
apprécier la grandeur, était cependant d'un beau bleu céleste; la
bouche, mal dessinée, renfermait des dents assez belles, mais auxquelles
la pâleur des lèvres ôtait toute valeur; les sourcils étaient plutôt
indiqués par les tons de chair, qu'ils n'étaient marqués par l'arc
velouté dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soient
abondants ou non. Sa tête était à peu près dénudée de cheveux, excepté
au cervelet, où quelques boucles d'un blond pâle indiquaient que, si
cette créature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à la
douce race germanique par la couleur de sa chevelure.
En somme, à part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux,
le docteur parut assez satisfait de l'état dans lequel il trouvait la
pauvre petite abandonnée.
Un des caractères de l'idiotisme, c'est la torpeur.
La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle a
renfermé la vie.
Ces trois dons sont la sensation, la volonté, le mouvement. L'homme
éprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaînent et ne peuvent
se désunir. Du moment que l'homme n'éprouve pas, il ne peut pas vouloir,
et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas.
L'idiot n'éprouve pas; de là la cause première de son immobilité.
Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamais
son lit, et restait des heures entières à rouler sur elle-même comme un
animal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont de
mouvement que dans le va-et-vient de la tête, d'une épaule à l'autre.
C'était là son plus grand rapprochement de la vie.
Elle détestait le grand air, le mouvement, la lumière, enfin, elle avait
la tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos.
Comme dans toutes les provinces, où le terrain ne coûte pas cher, le
jardin était grand relativement à la maison. Il était planté d'arbres
forestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'épanouissait un
magnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante,
sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait en
petites cascades, et, traversant une cour pavée, dans l'encaissement
d'un ruisseau, allait, après avoir arrosé le jardin dans toute sa
longueur, se jeter dans la Creuse.
À cette source, si humble et si exiguë qu'elle fût, le jardin, véritable
oasis, devait toute sa fraîcheur et toute sa verdure. Trois ou quatre
magnifiques saules pleureurs, placés d'étage en étage, mêlaient leur
feuillage doré aux différentes nuances de vert que présentait au regard
la palette variée du jardin.
D'un coup d'œil, Jacques Mérey mesura tout le parti qu'il pouvait
tirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce où le soleil, si
ardent qu'il fût, était toujours tamisé par l'ombre des arbres. Un
crayon à la main, il se fit à l'instant même l'architecte et le
jardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinée à une fine
pelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout à
son aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dépasser trente
centimètres, fut tracé avec des piquets de bois, que devait remplacer
une grille de fer; c'était le bain futur de l'enfant sans nom et sans
âme qui gisait dans le laboratoire.
Des branches de tilleul furent entrelacées par Jacques Mérey lui-même,
pour former un berceau impénétrable aux rayons du soleil dans ces jours
de canicule et d'exaspération de la nature pendant lesquels tout devient
dangereux, même le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furent
désignés pour y planter des fleurs, car Jacques Mérey, dans la cure
qu'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes les
ressources de la nature.
Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers étaient, au point du
jour, introduits dans le jardin, et une double paye leur était offerte
s'ils avaient, en une semaine, opéré tous les travaux que le docteur
venait en dix minutes de jeter sur le papier.


VII
Une âme à sa genèse

Huit jours après, la besogne était terminée; le gazon, semé dès le
premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncé de gravier
pris à la rivière, entouré d'une grille qui empêchait l'enfant d'y
rouler, disposé de manière à ce qu'elle y pût prendre, sous la
surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gênerait le
caprice de ses mouvements, s'étendait sur un diamètre d'une dizaine de
pas; enfin des fleurs avaient été transportées dans leurs pots, pour
qu'elles n'eussent point à souffrir du déplacement, et formaient de
leurs différentes nuances trois tapis bariolés.
Le petit Éden était prêt à recevoir sa petite Ève.
L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensé à lui en donner un.
Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne répondait pas? Elle
avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom
de quelque saint ou de quelque sainte porté au calendrier, mais ces élus
du Seigneur avaient si mal veillé sur leur filleule, que ce n'était
véritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui,
d'ailleurs, était probablement perdu volontairement au fond de la
mémoire de ses nourriciers.
Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un
surnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elle
tourmenta donc tant son maître pour savoir le nom de l'enfant, que
celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir à
répondre à une appellation, lui répondit qu'elle se nommait Éva. Et ce
n'était pas sans raison et sans y avoir réfléchi que Jacques Mérey
donnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayé de faire sur
elle la même œuvre que Dieu avait faite sur la première femme? Cette
création toute matérielle qui lui était tombée entre les mains,
n'allait-il pas, lui, si son projet réussissait, en faire une créature
que Dieu pourrait reconnaître parmi les femmes, comme il reconnaît une
fleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eût-il pu lui donner
que celui d'Éva?
Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe
la bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la
permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui désignait, et
qui d'ailleurs n'était pas dans le calendrier.
Jacques Mérey, qui commençait à éprouver un sentiment étrange pour la
petite fille, ne fut point fâché que tout le monde l'appelât d'un nom
tandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'à lui seul
elle répondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là.
L'enfant, appelée Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur
seul appelée Éva.
Le jour où Éva fit son entrée dans le jardin était une chaude journée
d'été; il fit étendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion,
bien lavé, bien frotté à son tour, fut admis à partager l'ombre avec
l'enfant.
Le docteur avait beaucoup compté sur le chien pour l'aider dans son
œuvre de création. Le chien porterait un jour Éva sur son dos; le
chien traînerait un jour la voiture d'Éva; en attendant, le chien, avec
une adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgré elle
ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait de
la part du chien.
Pendant toute cette première journée, le docteur se tint en tiers avec
les deux pauvres êtres qu'il ne quittait pas des yeux.
L'enfant était nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait,
par aucun obstacle, gêner ses premiers mouvements; plusieurs fois, il
essaya de la faire tenir debout; mais ses jambes plièrent, même en
donnant un banc pour appui à ses mains.
Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanément du moins, ne s'occuper
que de l'organisme, pour le mettre en état d'accepter ultérieurement les
bénéfices d'un traitement moral.
Les premiers jours et même les premiers mois se passèrent en soins
médicaux destinés à combattre le lymphatisme de ce corps.
Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; ces
bains commencèrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant:
il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de
douleur précède le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels la
petite Éva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientôt sans angoisse,
et qu'elle finit même par prendre avec plaisir, succédèrent, quand les
jours de chaleur furent passés, les bains salins et alcalins, auxquels
vint en aide une bonne et succulente nourriture.
Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangé que des soupes au lait
ou des panades; la soupe au bœuf y était rare, et à peine l'enfant
avait-elle eu l'occasion d'en goûter deux ou trois fois dans sa vie.
D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune
préférence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de ses
mâchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, était purement
instinctif.
Le docteur commença par substituer d'excellents consommés aux panades et
aux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assuré que l'estomac
pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux
gelées de viandes blanches d'abord, puis de viande noire et
particulièrement de gibier, cette dernière viande contenant le double de
partie nutritive des autres.
L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans
que l'on pût constater le moindre progrès dans l'intelligence ou dans
l'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblait
plus obstinée que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre.
Souvent il était près de désespérer.
Un fait qu'il provoqua, et qui réussit selon ses désirs, lui rendit
toutes ses espérances.
Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dans
une niche bâtie au fond du jardin, où l'on pouvait entendre ses cris.
Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fût le
docteur lui-même qui le conduisît à la niche et qui lui ordonnât d'y
entrer.
L'intelligent animal comprenait à quelle séparation on le condamnait;
contre tout autre que le docteur, à coup sûr, il se fût défendu; mais
par le docteur il se laissa enchaîner et enfermer, se contentant de se
plaindre douloureusement d'une pareille injustice.
Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la
nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une
gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particulièrement recommandée
à la vieille Marthe. Puis il revint près d'Éva.
C'était la première fois depuis près d'un an que la petite fille était
privée de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et
l'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentrer
avec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuance
d'étonnement.
Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle était.
Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L'enfant,
inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certains
mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derrière elle;
puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s'échapper de ses
lèvres.
Mais ce n'étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey; souvent
déjà, il l'avait entendue se plaindre; c'était un sourire, car il ne
l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu,
incontestablement, les traits de son visage s'étaient accentués;
l'œil s'était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague;
le nez s'était formé, les lèvres s'étaient dessinées et avaient pris une
teinte rosée; enfin sa tête s'était couverte de cheveux du plus beau
blond.
Le docteur veilla près d'elle; les plaintes de la journée se
continuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des
mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait étant éveillée, et elle
agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. Rêvait-elle? y
avait-il une pensée dans ce cerveau? ou n'était-ce que de simples
tressaillements nerveux qui la secouaient?
Le lendemain, en s'éveillant, Éva trouva près d'elle le chat, pour
lequel elle n'avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie; c'était
Jacques Mérey qui avait placé là l'animal afin de voir comment
l'accueillerait Éva.
Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main,
commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent
et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixèrent sur le
_Président_, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin,
reconnaissant l'identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assez
visible pour que l'irascible matou se crût insulté et sautât à bas du
lit de l'enfant.
Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaînes
et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du
laboratoire, puis la porte mal fermée s'ouvrit sous une violente
secousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.
Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.
Il vint se jeter sur le lit d'Éva.
Éva jeta un cri de joie, et, pour la première fois, sourit.
C'était le dénouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eût préparé
d'une autre façon, et qu'il eût compté sans la vigueur et sans
l'impatience de Scipion.
Il s'empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu'il
traînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats de
l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant
dans une mutuelle caresse.
Ainsi, la veille, l'enfant avait bien véritablement regretté le chien.
Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien véritablement rêvé.
Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n'avait point oublié
Scipion.
Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mémoire encore, du
moins le germe de la mémoire.
Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes: _Cogito, ergo
sum_ (je pense, donc je suis).
L'enfant _pensait_, donc elle _était_.
Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours
et son murmure; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux des
hêtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tête verte
percé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle
matinée, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.
Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise
attendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnant
à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-même, et aidée du docteur,
qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint
debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le
docteur fut une exclamation de triomphe.
Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de la
pensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme
chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années,
se développaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre
divin, qu'on appelle le corps et l'âme.


VIII
_Prima che spunti l'aura_

C'était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.
Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son
rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque
bruit qui se fît autour d'elle, elle ne se retournait point.
Le docteur s'arrêta à une idée qui lui était déjà venue plusieurs fois,
mais que, dans la crainte d'avoir deviné vrai, il n'avait pas voulu
approfondir: c'est que la pauvre enfant était sourde.
Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible
encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traînait sur ses pieds et
sur ses mains, le docteur, qui avait abandonné pour elle creusets et
cornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint
le tirer derrière Éva et à son oreille.
Scipion bondit, aboya, se précipita dans les massifs, les fouilla pour
savoir sur quel gibier le docteur avait tiré.
Mais l'enfant ne tressaillit même pas.
Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie,
elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprès d'elle, des
gestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout en
s'occupant de l'effet, elle était restée complètement étrangère à la
cause.
Alors, le docteur résolut d'employer l'électricité comme adjuvant au
traitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elle
retombait dans ses phases de torpeur--et ces phases, à peu près
périodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou même
quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois--, Jacques Mérey la
frictionnait avec une brosse électrique, lui faisait prendre des bains
d'eau électrisée, et dirigeait sur le conduit auditif un courant
électrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant un
quart d'heure, une demi-heure et même une heure.
Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expérience
du pistolet.
L'enfant tressaillit et se retourna au bruit.
Il était évident pour le docteur que, jusque là, Éva avait été muette
parce qu'elle avait été sourde; quand elle entendrait le bruit de la
parole, qui ne parvenait pas encore jusqu'à elle et qui frappait son
oreille sans y pénétrer, elle parlerait.
Mais le docteur était encore loin d'avoir atteint ce résultat.
Aussi continua-t-il avec énergie le même traitement électrique. L'enfant
paraissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillait
un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur
résolut-il de faire une autre tentative.
Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisée, et à qui le docteur
avait si heureusement fait l'opération que nous avons décrite, outre les
trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu,
avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les rues
d'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets
perdus, les récompenses promises.
Le bruit de sa trompette était populaire à Argenton, et, dès que l'on
entendait sa fanfare accoutumée, la seule qu'il sût, chacun, mis en
mouvement par ce désir de nouvelles si impérieux dans les petites
villes, où elles sont si rares que l'on en fait quand il n'en vient
point, accourait au carrefour où elle se faisait entendre.
Un jour qu'il venait de remplir son office et qu'il passait devant la
porte de Jacques Mérey, celui-ci l'appela.
Basile se hâta de se rendre à l'invitation du docteur, aussi vite que le
lui permettait sa jambe de bois.
Le docteur, inutile de le dire, était resté un dieu pour le brave
Basile, qui, voyant de quelle pluie de bénédictions la Providence
l'avait gratifié depuis son accident, en était arrivé à ne pas regretter
sa jambe, qui ne lui eût jamais, présente, rapporté ce que, absente,
elle lui rapportait.
Jacques Mérey expliqua à Basile ce qu'il désirait de lui: c'était sa
fanfare la plus aiguë.
Basile avoua naïvement au docteur qu'il n'en savait qu'une, mais qu'il
pouvait, si l'oreille destinée à l'entendre n'était pas trop délicate,
au risque de quelques notes hasardées, la monter un ton plus haut.
Le docteur répondit que l'instrumentiste ne devait pas craindre de
risquer quelques sons discordants. Il les lui eût demandés s'il ne les
lui eût pas offerts de lui-même.
Tous deux montèrent au laboratoire, car on était arrivé aux premiers
froids d'hiver. La douce chaleur du poêle, chaleur maintenue de 18 à 20
degrés, permettait à l'enfant de rester vêtue d'une simple chemise. Elle
était couchée sur Scipion et tenait le _Président_ entre ses bras.
Le _Président_ était beaucoup moins lié avec l'enfant que Scipion. Et,
il faut le dire, malgré le nom que lui avait donné Marthe, et malgré sa
fourrure bien autrement douce que celle du chien, le _Président_ n'était
pas d'un caractère facile, et, de même qu'il y a toujours beaucoup du
chat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. Et
Marthe elle-même, malgré sa tendresse de mère pour le quinteux matou,
n'était pas à l'abri d'un coup de griffe dans ses jours de misanthropie.
Il est vrai que, si le _Président_ eût été amplement doué de ce filon de
mémoire qui avait, à la grande joie du docteur, traversé le cerveau
d'Éva, il eût bien, malgré sa fourrure immaculée et son embonpoint
chanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quand
l'indifférence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que sa
trop prévoyante nourrice ne lui avait pas rendu l'équivalent de ce
qu'elle lui avait ôté.
Mais jamais avec Éva le _Président_ n'avait manifesté un de ces moments
d'impatience, et jamais la moindre égratignure rayant d'un trait la
peau, hélas! trop blanche de l'enfant, n'avait témoigné que les griffes
aiguës de l'involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau de
velours.
Le docteur recommanda à Basile d'entrer sans bruit, non pas à cause de
l'enfant qui ne l'entendrait pas, à coup sûr, mais à cause du chien et
du chat qu'il pourrait effrayer. Aussi, malgré le bruit que faisait en
frappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libéralité du
docteur, ils arrivèrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, à
la distance d'un mètre à peu près du groupe pittoresque que formaient
l'enfant et les deux animaux.
Scipion et le _Président_, qui avaient l'oreille fine, avaient bien
entendu venir deux personnes, mais l'une de ces deux personnes était le
maître, et par conséquent on le savait trop bienveillant pour supposer,
même eût-on les susceptibilités excessives du chien et les mauvaises
imaginations du chat, qu'il vînt avec de méchantes intentions. Quant à
celui qui l'accompagnait, ce n'était pas tout à fait un inconnu pour les
deux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couché sur
son toit, le _Président_, l'avaient plus d'une fois vu passer devant la
maison et même s'arrêter pour parler au docteur. Quant à cet instrument
d'une forme inconnue qu'il tenait à la main, c'eût été par trop
d'intelligence aux deux quadrupèdes de le suspecter, tous deux
ignoraient les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renfermait
dans son sein. Aussi, lorsqu'il l'approcha de sa bouche, mouvement que
ne vit point Éva, mais que suivirent en clignant béatement des yeux le
_Président_ et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver.
Tout à coup la formidable fanfare éclata si terrible, que d'un seul bond
le _Président_ fut sur le toit voisin en passant à travers un carreau
qui se trouvait sur sa route; que Scipion fit entendre le plus lugubre
gémissement qui fût sorti du larynx d'un chien hurlant à la lune, et
qu'Éva se prit à pleurer. L'épreuve était heureuse mais non concluante,
Éva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite du _Président_ ou du
brusque mouvement de Scipion qu'à propos de la fanfare qui venait
d'éclater si inopinément sur sa tête.
Aussi fit-il signe à Basile de s'interrompre, et comme Éva continua à
pleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaître la
véritable cause de ses larmes.
Mais, ses larmes ayant cessé, le docteur prit Scipion par le collier,
afin qu'aucun mouvement de l'animal ne vînt effrayer la malade, et
ordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux de
l'effet qu'il avait produit, ne se fit pas prier; il rapprocha
l'instrument de sa bouche, et en tira un son si terrible et si menaçant,
que les larmes d'Éva recommencèrent et qu'elle fit un mouvement pour
fuir comme avaient fui le _Président_ et Scipion.
Dès lors, il n'y avait pas de doute à conserver, c'était bien la
trompette qui avait fait pleurer l'enfant, et la fuite du chat et les
lamentations du chien n'étaient pour rien dans ses larmes.
Le docteur, enchanté de l'épreuve et convaincu de la bonté de son
système curatif, donna un écu de six livres au musicien, qui fit toutes
sortes de difficultés pour recevoir de l'argent de celui dont il avait
reçu la vie; mais le docteur insista tellement, que Basile finit par
mettre son écu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur de
revenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, mais
dont le docteur ne profita pas.
Scipion, bon caractère, esprit calme et bienveillant, revint, aussitôt
que Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l'enfant; mais le
_Président_, caractère plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu'à
l'heure de la pâtée.
Malgré la lenteur du traitement, car il y avait déjà plus de deux ans
qu'Éva avait quitté la maison du braconnier, la joie du docteur était
grande, car il ne doutait pas que la malade ne fût en voie de guérison.
Il laissa écouler trois autres mois, pendant lesquels l'enfant fut
soumis à un traitement électrique décroissant, car Jacques Mérey
craignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opérait;
puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes de
précautions, lui était arrivé de Paris par le roulage.
Il y avait bien un orgue dans l'église d'Argenton, mais il y avait
aussi un curé, et Jacques Mérey était tenu partout par le clergé pour un
si mauvais chrétien, qu'à moins d'exorcisme opéré sur lui, on ne lui eût
point permis de faire ses expériences dans l'église.
Comme rien ne lui coûtait quand il s'agissait d'Éva, il avait donc, dans
les espérances curatives qu'il fondait sur la musique, fait sans la
regretter le moins du monde la dépense d'un de ces orgues de salon qui
coûtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu'on était
obligé de faire venir d'Allemagne, la fabrique d'Alexandre étant encore
inconnue.
Aux larmes versées par Éva lorsque Basile avait exécuté son morceau, le
docteur avait non seulement acquis la certitude qu'elle avait entendu,
mais avait conçu l'espérance qu'elle aurait le sens musical, et que les
larmes lui étaient venues aux yeux autant de la discordance du musicien
et de l'instrument que de la formidable harmonie qui s'était échappée de
leur réunion.
Ce fut toute une grande affaire que l'installation de cet orgue, sur
lequel Jacques Mérey comptait énormément. La question n'était pas de le
placer et de l'établir avec l'aplomb convenable à ces sortes
d'instruments, mais il importait qu'aucune vibration n'en sortît avant
l'heure où Jacques Mérey désirait que ses sons mélodieux produisent leur
effet, non seulement sur l'oreille, mais aussi sur le cœur de
l'enfant.
On était aux premiers jours du printemps, dans cette période
merveilleuse où un nouveau fluide se répand par toute la nature, et,
comme une chaîne d'amour, fait éclore les êtres qui ne sont pas nés
encore et rattache d'un lien plus ardent ceux qui ont déjà subi son
influence.
C'était la troisième fois que les bourgeons des arbres éclataient sous
les jeunes et premières feuilles d'avril depuis qu'Éva, encore enfermée
dans son bourgeon d'hiver, attendait dans la maison du docteur un rayon
de ce soleil vivifiant; elle avait dix ans.
Jacques Mérey attendit que se levât une de ces journées qui remplissent
toutes les conditions vivifiantes de cette aurore printanière à
laquelle les choses inanimées semblent elles-mêmes devenir sensibles; il
ouvrit la fenêtre pour qu'un rayon de soleil pénétrât dans le
laboratoire; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit pour
faire à ce rayon un voile de verdure; il coucha l'enfant sous le flot
tempéré de cet œil de feu, et, tandis que son sourire et ses membres
détendus indiquaient ce bien-être qu'éprouve toute créature sous le
regard du Créateur, il marcha à son orgue ouvert d'avance et laissa
tomber ses mains sur la première mesure du _Prima che spunti l'aura_, de
Cimarosa.
Jacques Mérey n'était pas ce qu'on peut appeler un habile
instrumentiste, c'était seulement un de ces hommes d'harmonie qui ont en
eux toutes les qualités intellectuelles, musicales, poétiques, qui
naissent de l'accord d'un grand cœur et d'un esprit élevé. Il eût été
You have read 1 text from French literature.
Next - Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - 05