L'Ingénu - 4

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où étaient un grand nombre de belles dames, il dit:

Formosi pecoris custos;

l’une d’elles acheva le vers de Virgile en ajoutant:

formosior ipse. B.

Enfin il vit le jésuite; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui protesta
qu’il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l’ayant
jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux
Bas-Bretons. Mais, dit-il, votre neveu n’aurait-il pas le malheur
d’être huguenot?—Non, assurément, mon révérend père.—Serait-il point
janséniste?—Je puis assurer à votre révérence qu’à peine est-il
chrétien: il y a environ onze mois que nous l’avons baptisé.—Voilà qui
est bien, voilà qui est bien, nous aurons soin de lui. Votre bénéfice
est-il considérable?—Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte
beaucoup.—Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien
garde, mon cher monsieur le prieur, ils sont plus dangereux que les
huguenots et les athées.—Mon révérend père, nous n’en avons point; on
ne sait ce que c’est que le jansénisme à Notre-Dame de la
Montagne.—Tant mieux; allez, il n’y a rien que je ne fasse pour vous.
Il congédia affectueusement le prieur, et n’y pensa plus.
Le temps s’écoulait, le prieur et la bonne soeur se désespéraient.
Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de
fils avec la belle Saint-Yves, qu’on avait fait sortir exprès du
couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu’elle détestait
le mari qu’on lui présentait. L’affront d’avoir été mise dans un
couvent augmentait sa passion; l’ordre d’épouser le fils du bailli y
mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l’horreur,
bouleversaient son âme. L’amour, comme on sait, est bien plus ingénieux
et plus hardi dans une jeune fille, que l’amitié ne l’est dans un vieux
prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle
s’était bien formée dans son couvent par les romans qu’elle avait lus à
la dérobée. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu’un garde
du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la
province. Elle résolut d’aller elle-même prendre des informations à
Versailles; de se jeter aux pieds des ministres, si son mari était en
prison, comme on le disait, et d’obtenir justice pour lui. Je ne sais
quoi l’avertissait secrètement qu’à la cour on ne refuse rien à une
jolie fille; mais elle ne savait pas ce qu’il en coûtait.
Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne
rebute plus son sot prétendu; elle accueille le détestable beau-père,
caresse son frère, répand l’allégresse dans la maison; puis, le jour
destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin
avec ses petits présents de noce, et tout ce qu’elle a pu rassembler.
Ses mesures étaient si bien prises, qu’elle était déjà à plus de dix
lieues lorsqu’on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la
consternation furent grandes. L’interrogant bailli fit ce jour-là plus
de questions qu’il n’en avait fait dans toute la semaine; le mari resta
plus sot qu’il ne l’avait jamais été. L’abbé de Saint-Yves en colère
prit le parti de courir après sa soeur. Le bailli et son fils voulurent
l’accompagner. Ainsi la destinée conduisait à Paris presque tout ce
canton de la Basse-Bretagne.
La belle Saint-Yves se doutait bien qu’on la suivrait. Elle était à
cheval; elle s’informait adroitement des courriers s’ils n’avaient
point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune benêt, qui
couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisième jour qu’ils
n’étaient pas loin, elle prit une route différente, et eut assez
d’habileté et de bonheur pour arriver à Versailles, tandis qu’on la
cherchait inutilement dans Paris.
Mais comment se conduire à Versailles? jeune, belle, sans conseil, sans
appui, inconnue, exposée à tout, comment oser chercher un garde du roi?
Elle imagina de s’adresser à un jésuite du bas étage; il y en avait
pour toutes les conditions de la vie: comme Dieu, disaient-ils, a donné
différentes nourritures aux diverses espèces d’animaux, il avait donné
au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bénéfices
appelaient _le chef de l’Église gallicane_; ensuite venaient les
confesseurs des princesses; les ministres n’en avaient point; ils
n’étaient pas si sots. Il y avait les jésuites du grand commun, et
surtout les jésuites des femmes de chambre par lesquelles on savait les
secrets des maîtresses; et ce n’était pas un petit emploi. La belle
Saint-Yves s’adressa à un de ces derniers, qui s’appelait le P.
Tout-à-tous. Elle se confessa à lui, lui exposa ses aventures, son
état, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dévote
qui la mît à l’abri des tentations.
Le P. Tout-à-tous l’introduisit chez la femme d’un officier du gobelet,
l’une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu’elle y fut, elle
s’empressa de gagner la confiance et l’amitié de cette femme; elle
s’informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su
de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé à un premier
commis, elle court chez ce commis: la vue d’une belle femme l’adoucit,
car il faut convenir que Dieu n’a créé les femmes que pour apprivoiser
les hommes.
Le plumitif attendri lui avoua tout. Votre amant est à la Bastille
depuis près d’un an, et sans vous il y serait peut-être toute sa vie.
La tendre Saint-Yves s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, le
plumitif lui dit: Je suis sans crédit pour faire du bien; tout mon
pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez M.
de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de
monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux âmes: M. de Saint-Pouange en
est une; madame Dufresnoy[1], l’autre; mais elle n’est pas à présent à
Versailles; il ne vous reste que de fléchir le protecteur que je vous
indique. La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et
d’extrêmes douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes,
poursuivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et en
versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut
vite chez M. de Saint-Pouange.
[1] Dans les éditions antérieures aux éditions de Kehl, ou lit: _Madame
Du Belloy_. B.


CHAPITRE XIV.

Progrès de l’esprit de l’Ingénu.

L’Ingénu fesait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans
la science de l’homme. La cause du développement rapide de son esprit
était due à son éducation sauvage presque autant qu’à la trempe de son
âme; car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris
de préjugés. Son entendement n’ayant point été courbé par l’erreur
était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles
sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les
font voir toute notre vie comme elles ne sont point. Vos persécuteurs
sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d’être
opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte me paraît
le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie?
Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les
hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils
sont trop partagés sur les vérités obscures.—Dites sur les faussetés
obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas
d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait
découverte sans doute; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce
point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la
terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un
outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et
suprême de dire: il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a
cachée. Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature,
fesait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné.
Serait-il bien vrai, s’écriat-il, que je me fusse rendu malheureux pour
des chimères? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce
efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et
du genre humain; mais j’ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint
Prosper ne me tireront de l’abîme où je suis.
L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin: Voulez-vous que je vous
parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persécuter pour ces
vaines disputes de l’école me semblent peu sages; ceux qui persécutent
me paraissent des monstres.
Les deux captifs étaient fort d’accord sur l’injustice de leur
captivité. Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l’Ingénu;
je suis né libre comme l’air; j’avais deux vies, la liberté et l’objet
de mon amour: on me les ôte. Nous voici tous deux dans les fers, sans
savoir la raison et sans pouvoir la demander. J’ai vécu Huron vingt
ans; on dit que ce sont des barbares, parcequ’ils se vengent de leurs
ennemis; mais ils n’ont jamais opprimé leurs amis. A peine ai-je mis le
pied en France, que j’ai versé mon sang pour elle; j’ai peut-être sauvé
une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des
vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n’y a donc point de
lois dans ce pays? on condamne les hommes sans les entendre! Il n’en
est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n’était pas contre les Anglais que
je devais me battre. Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter
la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre
cours à sa juste colère.
Son compagnon ne le contredit point. L’absence augmente toujours
l’amour qui n’est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas.
Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de
métaphysique. Plus ses sentiments s’épuraient, et plus il aimait. Il
lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la
situation de son âme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delà
de ce qu’il lisait. Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-là n’ont
que de l’esprit et de l’art. Enfin le bon prêtre janséniste devenait
insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l’amour
auparavant que comme un péché dont on s’accuse en confession. Il apprit
à le connaître comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut
élever l’âme autant que l’amollir, et produire même quelquefois des
vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un
janséniste.


CHAPITRE XV.

La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates.

La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez
M. de Saint-Pouange, accompagnée de l’amie chez qui elle logeait,
toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu’elle vit à
la porte ce fut l’abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle
fut intimidée; mais la dévote amie la rassura. C’est précisément
parcequ’on a parlé contre vous qu’il faut que vous parliez. Soyez sûre
que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison, si on ne se hâte
de les confondre. Votre présence d’ailleurs, ou je me trompe fort, fera
plus d’effet que les paroles de votre frère.
Pour peu qu’on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La
Saint-Yves se présente à l’audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux
tendres mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards.
Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l’idole du pouvoir
pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans
un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grâce.
Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. Revenez
ce soir, lui dit-il; vos affaires méritent qu’on y pense et qu’on en
parle à loisir; il y a ici trop de monde; on expédie les audiences trop
rapidement: il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous
regarde. Ensuite, ayant fait l’éloge de sa beauté et de ses sentiments,
il lui recommanda de venir à sept heures du soir.
Elle n’y manqua pas; la dévote amie l’accompagna encore, mais elle se
tint dans le salon, et lut le _Pédagogue chrétien_[1], pendant que le
Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l’arrière-cabinet.
Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d’abord, que votre frère
est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vérité j’en
expédierais plutôt une pour le renvoyer en Basse-Bretagne.—Hélas!
monsieur, on est donc bien libéral de lettres de cachet dans vos
bureaux, puisqu’on en vient solliciter du fond du royaume, comme des
pensions. Je suis bien loin d’en demander une contre mon frère. J’ai
beaucoup à me plaindre de lui, mais je respecte la liberté des hommes;
je demande celle d’un homme que je veux épouser, d’un homme à qui le
roi doit la conservation d’une province, qui peut le servir utilement,
et qui est le fils d’un officier tué à son service. De quoi est-il
accusé? comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l’entendre?
[1] Ouvrage que Voltaire appelle _Excellent livre pour les sots_ (voyez
tome XXIX, page 119). L’auteur est le P. Outreman. B.

Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et celle
du perfide bailli.—Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on
veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d’un homme ridicule et
méchant! et c’est sur de pareils avis qu’on décide ici de la destinée
des citoyens! Elle se jeta à genoux, elle demanda avec des sanglots la
liberté du brave homme qui l’adorait. Ses charmes en cet état parurent
dans leur plus grand avantage. Elle était si belle, que le
Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu’elle réussirait si
elle commençait par lui donner les prémices de ce qu’elle réservait à
son amant. La Saint-Yves, épouvantée et confuse, feignit long-temps de
ne le pas entendre; il fallut s’expliquer plus clairement. Un mot lâché
d’abord avec retenue en produisait un plus fort suivi d’un autre plus
expressif. On offrit non seulement la révocation de la lettre de
cachet, mais des récompenses, de l’argent, des honneurs, des
établissements; et plus on promettait, plus le désir de n’être pas
refusé augmentait.
La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée sur un
sofa, croyant à peine ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait. Le
Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n’était pas sans
agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prévenu; mais
Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c’était un crime horrible
de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les prières et
les promesses: enfin la tête lui tourna au point, qu’il lui déclara que
c’était le seul moyen de tirer de sa prison l’homme auquel elle prenait
un intérêt si violent et si tendre. Cet étrange entretien se
prolongeait. La dévote de l’antichambre, en lisant son _Pédagogue
chrétien_, disait: Mon Dieu! que peuvent-ils faire là depuis deux
heures? jamais monseigneur de Saint-Pouange n’a donné une si longue
audience; peut-être qu’il a tout refusé à cette pauvre fille,
puisqu’elle le prie encore.
Enfin sa compagne sortit de l’arrière-cabinet, tout éperdue, sans
pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands
et des demi-grands, qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes
et l’honneur des femmes.
Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l’amie,
elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de
croix. Ma chère amie, il faut consulter dès demain le P. Tout-à-tous,
notre directeur; il a beaucoup de crédit auprès de M. de Saint-Pouange;
il confesse plusieurs servantes de sa maison; c’est un homme pieux et
accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité: abandonnez-vous à
lui, c’est ainsi que j’en use; je m’en suis toujours bien trouvée. Nous
autres pauvres femmes nous avons besoin d’être conduites par un
homme.—Eh bien donc! ma chère amie, j’irai trouver demain le P.
Tout-à-tous.


CHAPITRE XVI.

Elle consulte un jésuite.

Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur,
elle lui confia qu’un homme puissant et voluptueux lui proposait de
faire sortir de prison celui qu’elle devait épouser légitimement, et
qu’il demandait un grand prix de son service; qu’elle avait une
répugnance horrible pour une telle infidélité, et que, s’il ne
s’agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de
succomber.
Voilà un abominable pécheur! lui dit le P. Tout-à-tous. Vous devriez
bien me dire le nom de ce vilain homme; c’est à coup sûr quelque
janséniste; je le dénoncerai à sa révérence le P. de La Chaise, qui le
fera mettre dans le gîte où est à présent la chère personne que vous
devez épouser.
La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions,
lui nomma enfin Saint-Pouange.
Monseigneur de Saint-Pouange! s’écria le jésuite; ah! ma fille, c’est
tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons
jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien;
il ne peut avoir eu une telle pensée; il faut que vous ayez mal
entendu.—Ah! mon père, je n’ai entendu que trop bien; je suis perdue,
quoi que je fasse; je n’ai que le choix du malheur et de la honte; il
faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende
indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver.
Le P. Tout-à-tous tâcha de la calmer par ces douces paroles:
Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot _mon amant_; il y a
quelque chose de mondain qui pourrait offenser Dieu: dites _mon mari_;
car bien qu’il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et
rien n’est plus honnête.
Secondement, bien qu’il soit votre époux en idée, en espérance, il ne
l’est pas en effet: ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché
énorme qu’il faut toujours éviter autant qu’il est possible.
Troisièmement, les actions ne sont pas d’une malice de coulpe quand
l’intention est pure, et rien n’est plus pur que de délivrer votre
mari.
Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité qui
peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin
rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus[1], en l’an 340
de notre salut, un pauvre homme ne pouvant payer à César ce qui
appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré
la maxime, _Où il n’y a rien le roi perd ses droits_. Il s’agissait
d’une livre d’or; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la
beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre
d’or, et même plus, à la dame, à condition qu’il commettrait avec elle
le péché immonde. La dame ne crut point faire mal en sauvant son mari.
Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que
le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n’en fut pas
moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver
sa vie.
[1] Voyez, dans le _Dictionnaire de Bayle_, l’article ACYNDINUS. B.

Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il
faut que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien,
vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari.
Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera
pas; c’est tout ce que je puis vous dire: je prierai Dieu pour vous, et
j’espère que tout se passera à sa plus grande gloire.
La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des
propositions du sous-ministre, s’en retourna éperdue chez son amie.
Elle était tentée de se délivrer, par la mort, de l’horreur de laisser
dans une captivité affreuse l’amant qu’elle adorait, et de la honte de
le délivrer au prix de ce qu’elle avait de plus cher, et qui ne devait
appartenir qu’à cet amant infortuné.


CHAPITRE XVII.

Elle succombe par vertu.

Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente
que le jésuite, lui parla plus clairement encore. Hélas! dit-elle, les
affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si
galante, si renommée. Les places les plus médiocres et les plus
considérables n’ont souvent été données qu’au prix qu’on exige de vous.
Ecoutez, vous m’avez inspiré de l’amitié et de la confiance; je vous
avouerai que si j’avais été aussi difficile que vous l’êtes, mon mari
ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin
d’en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme
ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des
provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune
à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à mesdames
leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par
l’amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle.
Vous êtes dans une situation bien plus intéressante; il s’agit de
rendre votre amant au jour et de l’épouser; c’est un devoir sacré qu’il
vous faut remplir. On n’a point blâmé les belles et grandes dames dont
je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permis
une faiblesse que par un excès de vertu.—Ah! quelle vertu! s’écria la
belle Saint-Yves; quel labyrinthe d’iniquités! quel pays! et que
j’apprends à connaître les hommes! Un P. de La Chaise et un bailli
ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on
ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite
a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis
entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la
misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à
ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie.
On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous
aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend P. de La
Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d’un couvent pour le reste
de vos jours.
Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de
cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive
un exprès de M. de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants
d’oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l’amie s’en
chargea.
Dès que le messager fut parti, la confidente lit la lettre dans
laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir.
Saint-Yves jure qu’elle n’ira point. La dévote veut lui essayer les
deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir; elle combattit
la journée entière. Enfin, n’ayant en vue que son amant, vaincue,
entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper
fatal. Rien n’avait pu la déterminer à se parer des pendants
d’oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle
avant qu’on se mît à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée,
qu’elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure très
favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement.
Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet
d’une gratification considérable, celui d’une compagnie, et n’épargna
pas les promesses. Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous
ne vouliez pas être tant aimé!
Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des
larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se
rendre. Elle n’eut d’autre ressource que de se promettre de ne penser
qu’à l’Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la
nécessité où elle était réduite.


CHAPITRE XVIII.

Elle délivre son amant et un janséniste.

Au point du jour elle vole à Paris, munie de l’ordre du ministre. Il
est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce
voyage. Qu’on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son
opprobre, enivrée de tendresse, déchirée des remords d’avoir trahi son
amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu’elle adore! Ses amertumes,
ses combats, son succès, partageaient toutes ses réflexions. Ce n’était
plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci
les idées. L’amour et le malheur l’avaient formée. Le sentiment avait
fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans
l’esprit de son amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus
aisément que les hommes n’apprennent à penser. Son aventure était plus
instructive que quatre ans de couvent.
Son habit était d’une simplicité extrême. Elle voyait avec horreur les
ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste
bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa compagne
sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre de l’Ingénu, et se
haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte de
… cet affreux château, palais de la vengeance,
Qui renferme souvent le crime et l’innocence[1].

[1] _Henriade_,, chant IV, vers 456-57. B.

Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquèrent; on
l’aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front
consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix
expire; elle montre son ordre en articulant à peine quelques paroles.
Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut très aise de sa délivrance.
Son coeur n’était pas endurci comme celui de quelques honorables
geôliers ses confrères qui, ne pensant qu’à la rétribution attachée à
la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et
vivant du malheur d’autrui, se fesaient en secret une joie affreuse des
larmes des infortunés.
Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se
voient, et tous deux s’évanouissent. La belle Saint-Yves resta
long-temps sans mouvement et sans vie: l’autre rappela bientôt son
courage. C’est apparemment là madame votre femme, lui dit le
gouverneur; vous ne m’aviez point dit que vous fussiez marié. On me
mande que c’est à ses soins généreux que vous devez votre délivrance.
Ah! je ne suis pas digne d’être sa femme, dit la belle Saint-Yves d’une
voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse.
Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours tremblante, le
brevet de la gratification, et la promesse par écrit d’une compagnie.
L’Ingénu, aussi étonné qu’attendri, s’éveillait d’un songe pour
retomber dans un autre. Pourquoi ai-je été renfermé ici? comment
avez-vous pu m’en tirer? où sont les monstres qui m’y ont plongé? Vous
êtes une divinité qui descendez du ciel à mon secours.
La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait,
et détournait, le moment d’après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui
apprit enfin tout ce qu’elle savait, et tout ce qu’elle avait éprouvé,
excepté ce qu’elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu’un
autre que l’Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages
de la cour, aurait deviné facilement.
Est-il possible qu’un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me
ravir ma liberté? Ah! je vois bien qu’il en est des hommes comme des
plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu’un
moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune
autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce
détestable fripon m’a persécuté? M’a-t-il fait passer pour un
janséniste? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le
méritais pas, je n’étais alors qu’un sauvage. Quoi! vous avez pu sans
conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y
avez paru, et on a brisé mes fers! Il est donc dans la beauté et dans
la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui
amollit les coeurs de bronze!
A ce mot de _vertu_, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves.
Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu’elle
se reprochait.
Son amant continua ainsi: Ange, qui avez rompu mes liens, si vous avez
eu (ce que je ne comprends pas encore) assez de crédit pour me faire
rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m’a le
premier appris à penser, comme vous m’avez appris à aimer. La calamité
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