L'Ingénu - 5

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nous a unis; je l’aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni
sans lui.
Moi! que je sollicite le même homme qui….—Oui, je veux tout vous
devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu’à vous: écrivez à cet homme
puissant, comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez
commencé, achevez vos prodiges. Elle sentait qu’elle devait faire tout
ce que son amant exigeait: elle voulut écrire, sa main ne pouvait
obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois;
elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé
le vieux martyr de la grâce efficace.
L’heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son
frère; elle y alla; son amant prit un appartement dans la même maison.
A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l’ordre de
l’élargissement du bon-homme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour
le lendemain. Ainsi, à chaque action honnête et généreuse qu’elle
fesait, son déshonneur en était le prix. Elle regardait avec exécration
cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna
l’ordre de l’élargissement à son amant, et refusa le rendez-vous d’un
bienfaiteur qu’elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de
honte. L’Ingénu ne pouvait se séparer d’elle que pour aller délivrer un
ami: il y vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges
événements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d’une jeune
fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie.


CHAPITRE XIX.

L’Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents, sont rassemblés.

La généreuse et respectable infidèle était avec son frère l’abbé de
Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous
étaient également étonnés; mais leur situation et leurs sentiments
étaient bien différents. L’abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux
pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur
pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable
fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au
premier bruit de l’élargissement de leur ennemi; ils couraient
ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte.
Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient
que le jeune homme revînt avec l’ami qu’il devait délivrer. L’abbé de
Saint-Yves n’osait lever les yeux devant sa soeur: la bonne Kerkabon
disait: Je reverrai donc mon cher neveu! Vous le reverrez, dit la
charmante Saint-Yves, mais ce n’est plus le même homme; son maintien,
son ton, ses idées, son esprit, tout est changé. Il est devenu aussi
respectable qu’il était naïf et étranger à tout. Il sera l’honneur et
la consolation de votre famille: que ne puis-je être aussi le bonheur
de la mienne! Vous n’êtes point non plus la même, dit le prieur; que
vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement?
Au milieu de cette conversation l’Ingénu arrive, tenant par la main son
janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle
commença par les tendres embrassements de l’oncle et de la tante.
L’abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l’Ingénu, qui
n’était plus l’ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui
exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait
éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l’un;
l’embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de
l’autre. On était étonné qu’elle mêlât de la douleur à tant de joie.
Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il
avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c’était un grand
titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le
réconciliait avec l’amour; l’âpreté de ses anciennes opinions sortait
de son coeur: il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun
raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante,
écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants,
et comme des hommes qui s’intéressaient tous à tant de désastres.
Hélas! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes
vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de
Saint-Yves a brisés: leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de
mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une
secourable. Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa
reconnaissance: tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on
admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L’admiration était mêlée
de ce respect qu’on sent malgré soi pour une personne qu’on croit avoir
du crédit à la cour. Mais l’abbé de Saint-Yves disait quelquefois:
Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit?
On allait se mettre à table de très bonne heure: voilà que la bonne
amie de Versailles arrive, sans rien savoir de tout ce qui s’était
passé; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui
appartient l’équipage. Elle entre avec l’air imposant d’une personne de
cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et
tirant la belle Saint-Yves à l’écart: Pourquoi vous faire tant
attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous aviez oubliés. Elle
ne put dire ces paroles si bas que l’Ingénu ne les entendît: il vit les
diamants; le frère fut interdit; l’oncle et la tante n’éprouvèrent
qu’une surprise de bonnes gens qui n’avaient jamais vu une telle
magnificence. Le jeune homme, qui s’était formé par un an de
réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante
s’en aperçut; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un
frisson la saisit, elle se soutenait à peine. Ah! madame, dit-elle à la
fatale amie, vous m’avez perdue! vous me donnez la mort! Ces paroles
percèrent le coeur de l’Ingénu; mais il avait déjà appris à se
posséder; il ne les releva point, de peur d’inquiéter sa maîtresse
devant son frère, mais il pâlit comme elle.
Saint-Yves, éperdue de l’altération qu’elle apercevait sur le visage de
son amant, entraîne cette femme hors de la chambre dans un petit
passage, jette les diamants à terre devant elle. Ah! ce ne sont pas eux
qui m’ont séduite, vous le savez; mais celui qui les a donnés ne me
reverra jamais. L’amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait: Qu’il les
reprenne ou qu’il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de
moi-même. L’ambassadrice enfin s’en retourna, ne pouvant comprendre les
remords dont elle était témoin.
La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution
qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais pour n’alarmer
personne elle ne parla point de ce qu’elle souffrait; et, ne prétextant
que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais
ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et
flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans
son âme.
Le souper, qu’elle n’animait pas, fut triste dans le commencement, mais
de cette tristesse intéressante qui fournit de ces conversations
attachantes et utiles si supérieures à la frivole joie qu’on recherche,
et qui n’est d’ordinaire qu’un bruit importun.
Gordon fit en peu de mots l’histoire et du jansénisme et du molinisme,
et des persécutions dont un parti accablait l’autre, et de
l’opiniâtreté de tous les deux. L’Ingénu en fit la critique, et
plaignit les hommes qui, non contents de tant de discordes que leurs
intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts
chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait,
l’autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion, et s’éclairaient
d’une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de
la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et
un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le prince jusqu’au
dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se
trouve-t-il tant d’hommes qui, pour si peu d’argent, se font les
persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec
quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction
d’une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires
l’exécutent!
J’ai vu dans ma jeunesse, dit le bon-homme Gordon, un parent du
maréchal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la
cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom
supposé. C’était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui
l’accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils
libertin qui, à l’âge de quatorze ans, s’était enfui de la maison
paternelle; devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les
degrés de la débauche et de la misère: enfin, ayant pris un nom de
terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu (car ce
prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes); il avait obtenu un
bâton d’exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut
chargé d’arrêter le vieillard et son épouse, et s’en acquitta avec
toute la dureté d’un homme qui voulait plaire à son maître. Comme il
les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite
des malheurs qu’elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et
la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements
et la perte de leur fils. Il les reconnut, il ne les conduisit pas
moins en prison, en les assurant que son éminence devait être servie de
préférence à tout. Son éminence récompensa son zèle.
J’ai vu un espion du P. de La Chaise trahir son propre frère, dans
l’espérance d’un petit bénéfice qu’il n’eut point; et je l’ai vu
mourir, non de remords, mais de douleur d’avoir été trompé par le
jésuite.
L’emploi de confesseur, que j’ai long-temps exercé, m’a fait connaître
l’intérieur des familles; je n’en ai guère vu qui ne fussent plongées
dans l’amertume, tandis qu’au dehors, couvertes du masque du bonheur,
elles paraissaient nager dans la joie; et j’ai toujours remarqué que
les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée.
Pour moi, dit l’Ingénu, je pense qu’une âme noble, reconnaissante, et
sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d’une félicité
sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves; car je me flatte,
ajouta-t-il, en s’adressant à son frère avec le sourire de l’amitié,
que vous ne me refuserez pas, comme l’année passée, et que je m’y
prendrai d’une manière plus décente. L’abbé se confondit en excuses du
passé et en protestations d’un attachement éternel.
L’oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La
bonne tante, en s’extasiant et en pleurant de joie, s’écriait: Je vous
l’avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci
vaut mieux que l’autre; plût à Dieu que j’en eusse été honorée! mais je
vous servirai de mère. Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges
de la tendre Saint-Yves.
Son amant avait le coeur trop plein de ce qu’elle avait fait pour lui,
il l’aimait trop pour que l’aventure des diamants eût fait sur son
coeur une impression dominante. Mais ces mots qu’il avait trop
entendus, _vous me donnez la mort_, l’effrayaient encore en secret, et
corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maîtresse
augmentaient encore son amour. Enfin on n’était plus occupé que d’elle;
on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient; on
s’arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on fesait des projets
de fortune et d’agrandissement; on se livrait à toutes ces espérances
que la moindre lueur de félicité fait naître si aisément. Mais
l’Ingénu, dans le fond de son coeur, éprouvait un sentiment secret qui
repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées
Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois; on lui dépeignit ces deux
hommes tels qu’ils étaient, ou qu’on les croyait être. Chacun parla des
ministres et du ministère avec cette liberté de table, regardée en
France comme la plus précieuse liberté qu’on puisse goûter sur la
terre.
Si j’étais roi de France, dit l’Ingénu, voici le ministre de la guerre
que je choisirais: je voudrais un homme de la plus haute naissance, par
la raison qu’il donne des ordres à la noblesse. J’exigerais qu’il eût
été lui-même officier, qu’il eût passé par tous les grades, qu’il fût
au moins lieutenant-général des armées, et digne d’être maréchal de
France; car n’est-il pas nécessaire qu’il ait servi lui-même, pour
mieux connaître les détails du service? et les officiers n’obéiront-ils
pas avec cent fois plus d’allégresse à un homme de guerre, qui aura
comme eux signalé son courage, qu’à un homme de cabinet qui ne peut que
deviner tout au plus les opérations d’une campagne, quelque esprit
qu’il puisse avoir? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût
généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu
embarrassé. J’aimerais qu’il eût un travail facile, et que même il se
distinguât par cette gaîté d’esprit, partage d’un homme supérieur aux
affaires, qui plaît tant à la nation, et qui rend tous les devoirs
moins pénibles. Il desirait que ce ministre eût ce caractère,
parcequ’il avait toujours remarqué que cette belle humeur est
incompatible avec la cruauté.
Mons de Louvois n’aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de
l’Ingénu; il avait une autre sorte de mérite.
Mais pendant qu’on était à table, la maladie de cette fille malheureuse
prenait un caractère funeste; son sang s’était allumé, une fièvre
dévorante s’était déclarée, elle souffrait, et ne se plaignait point,
attentive à ne pas troubler la joie des convives.
Son frère, sachant qu’elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit;
il fut surpris de l’état où elle était. Tout le monde accourut; l’amant
se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé
et le plus attendri de tous; mais il avait appris à joindre la
discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués,
et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui.
On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C’était un de ceux qui
visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu’ils
viennent de voir avec celle qu’ils voient, qui mettent une pratique
aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d’un discernement
sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il
redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la
mode. De la mode jusque dans la médecine! Cette manie était trop
commune dans Paris.
La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre
sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées
qui l’agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que
celui de la fièvre la plus brûlante.


CHAPITRE XX.

La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive.

On appela un autre médecin: celui-ci, au lieu d’aider la nature, et de
la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes
rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son confrère. La
maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu’on croit le siège
de l’entendement, fut attaqué aussi violemment que le coeur, qui est,
dit-on, le siège des passions.
Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au sentiment et
à la pensée? comment une seule idée douloureuse dérange-t-elle le cours
du sang? et comment le sang à son tour porte-t-il ses irrégularités
dans l’entendement humain? quel est ce fluide inconnu et dont
l’existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumière,
vole, en moins d’un clin d’oeil, dans tous les canaux de la vie,
produit les sensations, la mémoire, la tristesse ou la joie, la raison
ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu’on voudrait oublier, et fait
d’un animal pensant ou un objet d’admiration, ou un sujet de pitié et
de larmes?
C’était là ce que disait le bon Gordon; et cette réflexion si
naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son
attendrissement; car il n’était pas de ces malheureux philosophes qui
s’efforcent d’être insensibles. Il était touché du sort de cette jeune
fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L’abbé
de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des
ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l’état de son amant?
nulle langue n’a des expressions qui répondent à ce comble de douleurs;
les langues sont trop imparfaites.
La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses
faibles bras; son frère était à genoux au pied du lit; son amant
pressait sa main qu’il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots; il
la nommait sa bienfaitrice, son espérance, sa vie, la moitié de
lui-même, sa maîtresse, son épouse. A ce mot d’épouse elle soupira, le
regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri
d’horreur; puis, dans un de ces intervalles où l’accablement, et
l’oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent à l’âme
sa liberté et sa force, elle s’écria: Moi, votre épouse! ah! cher
amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n’étaient plus faits pour moi; je
meurs, et je le mérite. O dieu de mon coeur! ô vous que j’ai sacrifié à
des démons infernaux, c’en est fait, je suis punie, vivez heureux. Ces
paroles tendres et terribles ne pouvaient être comprises; mais elles
portaient dans tous les coeurs l’effroi et l’attendrissement; elle eut
le courage de s’expliquer. Chaque mot fit frémir d’étonnement, de
douleur, et de pitié, tous les assistants. Tous se réunissaient à
détester l’homme puissant qui n’avait réparé une horrible injustice que
par un crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être
sa complice.
Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l’êtes pas; le
crime ne peut être que dans le coeur, le vôtre est à la vertu et à moi.
Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener à la
vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, et s’étonnait d’être
aimée encore. Le vieux Gordon l’aurait condamnée dans le temps qu’il
n’était que janséniste; mais, étant devenu sage, il l’estimait, et il
pleurait.
Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de
cette fille si chère remplissait tous les coeurs, que tout était
consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui?
et pourquoi? c’était de la part du confesseur du roi pour le prieur de
la Montagne; ce n’était pas le P. de La Chaise qui écrivait, c’était le
frère Vadbled, son valet de chambre, homme très important dans ce
temps-là, lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend
père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui
qui fesait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à
l’abbé de la Montagne «que sa révérence était informée des aventures de
son neveu, que sa prison n’était qu’une méprise, que ces petites
disgrâces arrivaient fréquemment, qu’il ne fallait pas y faire
attention, qu’enfin il convenait que lui prieur vînt lui présenter son
neveu le lendemain, qu’il devait amener avec lui le bon-homme Gordon,
que lui frère Vadbled les introduirait chez sa révérence et chez mons
de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre.»
Il ajoutait que l’histoire de l’Ingénu et son combat contre les Anglais
avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer
quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un
signe de tête. La lettre finissait par l’espérance dont on le flattait,
que toutes les dames de la cour s’empresseraient de faire venir son
neveu à leur toilette, que plusieurs d’entre elles lui diraient:
Bonjour, monsieur l’Ingénu; et qu’assurément il serait question de lui
au souper du roi. La lettre était signée: «Votre affectionné Vadbled,
frère jésuite.»
Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et
commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur; mais se
tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu’il
pensait de ce style. Gordon lui répondit: C’est donc ainsi qu’on traite
les hommes comme des singes! on les bat et on les fait danser.
L’Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands
mouvements de l’âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez
du courrier: Voilà ma réponse. Son oncle épouvanté crut voir le
tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire
et excuser, comme il put, ce qu’il prenait pour l’emportement d’un
jeune homme, et qui était la saillie d’une grande âme.
Mais des soins plus douloureux s’emparaient de tous les coeurs. La
belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher; elle
était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée
qui n’a plus la force de combattre. O mon cher amant! dit-elle d’une
voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j’expire avec la
consolation de vous savoir libre.
Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un
éternel adieu.
Elle ne se parait pas d’une vaine fermeté; elle ne concevait pas cette
misérable gloire de faire dire à quelques voisins: Elle est morte avec
courage. Qui peut perdre à vingt ans son amant, sa vie, et ce qu’on
appelle l’_honneur_, sans regrets et sans déchirements? Elle sentait
toute l’horreur de son état, et le fesait sentir par ces mots et par
ces regards mourants qui parlent avec tant d’empire. Enfin elle
pleurait comme les autres dans les moments où elle eut la force de
pleurer.
Que d’autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui entrent
dans la destruction avec insensibilité: c’est le sort de tous les
animaux. Nous ne mourons comme eux avec indifférence, que quand l’âge
ou la maladie nous rend semblables à eux par la stupidité de nos
organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s’il les
étouffe, c’est qu’il porte la vanité jusque dans les bras de la mort.
Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des
larmes et des cris. L’Ingénu perdit l’usage de ses sens. Les âmes
fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres, quand
elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre
qu’étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta toutes les
armes; le malheureux jeune homme s’en aperçut; il dit à ses parents et
à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s’émouvoir: Pensez-vous donc
qu’il y ait quelqu’un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de
m’empêcher de finir ma vie? Gordon se garda bien de lui étaler ces
lieux communs fastidieux par lesquels on essaie de prouver qu’il n’est
pas permis d’user de sa liberté pour cesser d’être quand on est
horriblement mal, qu’il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne
peut plus y demeurer, que l’homme est sur la terre comme un soldat à
son poste: comme s’il importait à l’Etre des êtres que l’assemblage de
quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre; raisons
impuissantes qu’un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d’écouter, et
auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard.
Le morne et terrible silence de l’Ingénu, ses yeux sombres, ses lèvres
tremblantes, les frémissements de son corps, portaient dans l’âme de
tous ceux qui le regardaient ce mélange de compassion et d’effroi qui
enchaîne toutes les puissances de l’âme, qui exclut tout discours, et
qui ne se manifeste que par des mots entrecoupés. L’hôtesse et sa
famille étaient accourues; on tremblait de son désespoir, on le gardait
à vue, on observait tous ses mouvements. Déjà le corps glacé de la
belle Saint-Yves avait été porté dans une salle basse, loin des yeux de
son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu’il ne fût plus en
état de rien voir.
Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à
la porte de la maison, que deux prêtres à côté d’un bénitier récitent
des prières d’un air distrait, que des passants jettent quelques
gouttes d’eau bénite sur la bière par oisiveté, que d’autres
poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et
qu’un amant est prêt de s’arracher la vie, le Saint-Pouange arrive avec
l’amie de Versailles.
Son goût passager, n’ayant été satisfait qu’une fois, était devenu de
l’amour. Le refus de ses bienfaits l’avait piqué. Le P. de La Chaise
n’aurait jamais pensé à venir dans cette maison; mais Saint-Pouange
ayant tous les jours devant les yeux l’image de la belle Saint-Yves,
brûlant d’assouvir une passion qui par une seule jouissance avait
enfoncé dans son coeur l’aiguillon des désirs, ne balança pas à venir
lui-même chercher celle qu’il n’aurait pas peut-être voulu revoir trois
fois, si elle était venue d’elle-même.
Il descend de carrosse; le premier objet qui se présente à lui est une
bière; il détourne les yeux avec ce simple dégoût d’un homme nourri
dans les plaisirs, qui pense qu’on doit lui épargner tout spectacle qui
pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut
monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va
enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom,
elle pâlit et pousse[1] un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la
surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là, les
yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour
apprendre à l’homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui
parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange
n’était point né méchant; le torrent des affaires et des amusements
avait emporté son âme, qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait
point à la vieillesse, qui endurcit d’ordinaire le coeur des ministres;
il écoutait Gordon, les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs
qu’il était étonné de répandre: il connut le repentir.
[1] Toutes les éditions, depuis 1767 jusques et compris les éditions de
Kehl et quelques unes de celles qui les ont suivies, portent: _poussa_.
C’est un erratum manuscrit de feu Decrois qui a proposé de mettre
_pousse_. B.

Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous
m’avez parlé; il m’attendrit presque autant que cette innocente victime
dont j’ai causé la mort. Gordon le suit jusqu’à la chambre où le
prieur, la Kerkabon, l’abbé de Saint-Yves, et quelques voisins,
rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance.
J’ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j’emploierai ma vie
à le réparer. La première idée qui vint à l’Ingénu fut de le tuer, et
de se tuer lui-même après. Rien n’était plus à sa place; mais il était
sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des
refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l’horreur qu’il avait
mérités, et qu’on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois
vint enfin à bout de faire un excellent officier de l’Ingénu, qui a
paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l’approbation
de tous les honnêtes gens, et qui a été à-la-fois un guerrier et un
philosophe intrépide.
Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cependant sa
consolation était d’en parler. Il chérit la mémoire de la tendre
Saint-Yves jusqu’au dernier moment de sa vie. L’abbé de Saint-Yves et
le prieur eurent chacun un bon bénéfice; la bonne Kerkabon aima mieux
voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat.
La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore
un beau présent. Le P. Tout-à-tous eut des boîtes de chocolat, de café,
de sucre candi, de citrons confits, avec les _Méditations du révérend
P. Croiset_ et _la Fleur des saints_[2] reliées en maroquin. Le bon
Gordon vécut avec l’Ingénu jusqu’à sa mort dans la plus intime amitié;
il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le
concours concomitant. Il prit pour sa devise: _Malheur est bon à
quelque chose_. Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire:
_Malheur n’est bon à rien!_
[1] La _Fleur des saints_ est du jésuite Ribadeneira; voyez tome XXIX,
page 33; et dans le tome XIV, une note du _Russe à Paris_, et une du
_Marseillais et le Lion_. B.
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