L'Ingénu - 3

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garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas
au fait des usages de la cour, lui apprit qu’on ne parlait pas ainsi au
roi, et qu’il fallait être présenté par monseigneur de Louvois.—Eh
bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me
conduira chez sa majesté. Il est encore plus difficile, répliqua le
garde, de parler à monseigneur de Louvois qu’à sa majesté; mais je vais
vous conduire chez M. Alexandre, le premier commis de la guerre; c’est
comme si vous parliez au ministre. Ils vont donc chez ce M. Alexandre,
premier commis, et ils ne purent être introduits; il était en affaire
avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer
personne. Eh bien! dit le garde, il n’y a rien de perdu; allons chez le
premier commis de M. Alexandre; c’est comme si vous parliez à M.
Alexandre lui-même.
[a] C’est une voiture de Paris à Versailles, laquelle ressemble à un
petit tombereau couvert.

Le Huron tout étonné le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans
une petite antichambre. Qu’est-ce donc que tout ceci? dit l’Ingénu;
est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? il est bien
plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais, que de
rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire. Il se désennuya en
racontant ses amours à son compatriote. Mais l’heure en sonnant rappela
le garde du corps à son poste. Ils se promirent de se revoir, le
lendemain, et l’Ingénu resta encore une autre demi-heure dans
l’antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint-Yves, et à la
difficulté de parler aux rois et aux premiers commis.
Enfin le patron parut. Monsieur, lui dit l’Ingénu, si j’avais attendu
pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m’avez fait
attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne
tout à leur aise. Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au
Breton: Que demandez-vous?—Récompense, dit l’autre; voici mes titres:
il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que
probablement on lui accorderait la permission d’acheter une
lieutenance.—Moi! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les
Anglais? que je paie le droit de me faire tuer pour vous, pendant que
vous donnez ici vos audiences tranquillement? je crois que vous voulez
rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi
fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent, et qu’il me la
donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille
familles que je prétends lui rendre: en un mot je veux être utile;
qu’on m’emploie et qu’on m’avance.
Comment vous nommez-vous, monsieur, qui parlez si haut? Oh! oh! reprit
l’Ingénu, vous n’avez donc pas lu mes certificats? c’est donc ainsi
qu’on en use? Je m’appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisé, je
loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi. Le commis
conclut, comme les gens de Saumur, qu’il n’avait pas la tête bien
saine, et n’y fit pas grande attention.
Ce même jour, le révérend P. La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait
reçu la lettre de son espion, qui accusait le breton Kerkabon de
favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des
jésuites. M. de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de
l’interrogant bailli, qui dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui
voulait brûler les couvents et enlever les filles.
L’Ingénu, après s’être promené dans les jardins de Versailles, où il
s’ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s’était couché
dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d’obtenir
mademoiselle de Saint-Yves en mariage; d’avoir au moins une compagnie
de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots.
Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans
sa chambre. Elle se saisit d’abord de son fusil à deux coups et de son
grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena
dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II,
auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles[1].
[1] La Bastille, qui fut prise par le peuple de Paris, le 14 juillet
1789, puis démolie. B.

Quel était en chemin l’étonnement de l’Ingénu! je vous le laisse à
penser. Il crut d’abord que c’était un rêve. Il resta dans
l’engourdissement, puis tout-à-coup transporté d’une fureur qui
redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs, qui
étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette
après eux, et entraîne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe
de l’effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. Voilà donc,
disait-il, ce que l’on gagne à chasser les Anglais de la
Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans
cet état?
On arrive enfin au gîte qui lui était destiné. On le porte en silence
dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu’on porte
dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux
solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux
ans. Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je
vous amène; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte
épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés
de l’univers entier.


CHAPITRE X.

L’Ingénu enfermé à la Bastille avec un janséniste.

M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes
choses: supporter l’adversité, et consoler les malheureux. Il s’avança
d’un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en
l’embrassant: Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez
sûr que je m’oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments
dans l’abîme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui
nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons. Ces paroles firent
sur l’âme de l’Ingénu l’effet des gouttes d’Angleterre, qui rappellent
un mourant à la vie, et lui font entr’ouvrir des yeux étonnés.
Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui
apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son
entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à
l’autre, le désir d’ouvrir son coeur et de déposer le fardeau qui
l’accablait; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela
lui paraissait un effet sans cause; et le bon-homme Gordon était aussi
étonné que lui-même.
Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins
sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en
France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a
mis ici pour votre salut. Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le
diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne
m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve; ils n’en ont
pas d’idée. On les appelle _sauvages_; ce sont des gens de bien
grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je
suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être
enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais
réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère
pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin,
et qui sont mangés des poissons: je ne vois pas les gracieux desseins
de Dieu sur tous ces gens-là.
On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la
Providence, sur les lettres de cachet, et sur l’art de ne pas succomber
aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. Il y a
deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que
moi-même et des livres; je n’ai pas eu un moment de mauvaise humeur.
Ah! M. Gordon, s’écria l’Ingénu, vous n’aimez donc pas votre marraine?
Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez
au désespoir. A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit
alors un peu moins oppressé. Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes
soulagent-elles? Il me semble qu’elles devraient faire un effet
contraire.—Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard;
toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage
soulage l’âme: nous sommes les machines de la Providence.
L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand
fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il
semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à
son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre
verrous. Par la grâce efficace, répondit Gordon: je passe pour
janséniste; j’ai connu Arnauld et Nicole; les jésuites nous ont
persécutés. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre;
et c’est pour cela que le P. de La Chaise a obtenu du roi, son
pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le
bien le plus précieux des hommes, la liberté. Voilà qui est bien
étrange, dit l’Ingénu; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le
sont qu’à cause du pape.
A l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends
rien; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait
trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur
des consolations dont je me croyais incapable.
Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus
instructive. Les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre.
Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup
apprendre. Au bout d’un mois il étudia la géométrie; il la dévorait.
Gordon lui fit lire la physique de Rohault, qui était encore à la mode,
et il eut le bon esprit de n’y trouver que des incertitudes.
Ensuite il lut le premier volume de la _Recherche de la vérité_. Cette
nouvelle lumière l’éclaira. Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens
nous trompent à ce point! quoi! les objets ne forment point nos idées,
et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes! Quand il eut lu le
second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu’il est plus
aisé de détruire que de bâtir.
Son confrère, étonné qu’un jeune ignorant fît cette réflexion, qui
n’appartient qu’aux âmes exercées, conçut une grande idée de son
esprit, et s’attacha à lui davantage.
Votre Malebranche, lui dit un jour l’Ingénu, me paraît avoir écrit la
moitié de son livre avec sa raison, et l’autre avec son imagination et
ses préjugés.
Quelques jours après, Gordon lui demanda: Que pensez-vous donc de
l’âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de notre volonté, de
la grâce, du libre arbitre? Rien, lui repartit l’Ingénu: si je pensais
quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Etre
éternel, comme les astres et les éléments; qu’il fait tout en nous, que
nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme;
qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières;
cela seul me paraît intelligible; tout le reste est pour moi un abîme
de ténèbres.
Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.—Mais, mon père,
votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi; car il est
certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient; et
qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal?
Cette naïveté embarrassait fort le bon-homme; il sentait qu’il fesait
de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de
paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans
le goût de la prémotion physique), que l’Ingénu en avait pitié. Cette
question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal; et alors il
fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore,
l’oeuf d’Orosmade percé par Arimane[1], l’inimitié entre Typhon et
Osiris, et enfin le péché originel; et ils couraient l’un et l’autre
dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce
roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre
misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur
l’univers diminuait la sensation de leurs peines; ils n’osaient se
plaindre quand tout souffrait.
[1] Voyez tome XV, pages 314-315. B.

Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait
dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de
morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes; et le vieux
janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et
Jansénius, pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel.
Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore
de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient
ensemble ou séparément. L’esprit du jeune homme se fortifiait de plus
en plus. Il serait surtout allé très loin en mathématiques sans les
distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves.
Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop
méchant et trop misérable. En effet l’histoire n’est que le tableau des
crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles
disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que
des ambitieux pervers. Il semble que l’histoire ne plaise que comme la
tragédie, qui languit si elle n’est animée par les passions, les
forfaits, et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard,
comme Melpomène.
Quoique l’histoire de France soit remplie d’horreurs, ainsi que toutes
les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses
commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps
de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à
ces belles découvertes qui ont illustré d’autres nations, qu’il était
obligé de lutter contre l’ennui pour lire tous ces détails de calamités
obscures resserrées dans un coin du monde.
Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était
question des souverains de Fezensac[1], de Fesansaguet, et d’Astarac.
Cette étude en effet ne serait bonne que pour leurs héritiers, s’ils en
avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent
quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de
Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière.
Il s’échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents
ans par l’enthousiasme de la liberté et de la gloire.
[1] Le comté de Fezensac avait sept lieues de longueur sur cinq de
largeur; il avait été, en 1140, réuni au comté d’Armagnac. Le vicomte
de Fesansaguet, ou petit Fezensac, fut aussi, en 1404, réuni au comté
d’Armagnac. Le comté d’Astarac avait environ treize lieues de longueur
et onze de largeur. B.

Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait
cru heureux dans le séjour du désespoir, s’il n’avait point aimé.
Son bon naturel s’attendrissait encore sur le prieur de Notre-Dame de
la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. Que penseront-ils,
répétait-il souvent, quand ils n’auront point de mes nouvelles? Ils me
croiront un ingrat. Cette idée le tourmentait; il plaignait ceux qui
l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même.


CHAPITRE XI

Comment l’Ingénu développe son génie.

La lecture agrandit l’âme, et un ami éclairé la console. Notre captif
jouissait de ces deux avantages qu’il n’avait pas soupçonnés
auparavant. Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car
j’ai été changé de brute en homme. Il se forma une bibliothèque choisie
d’une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami
l’encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu’il écrivit
sur l’histoire ancienne:
«Je m’imagine que les nations ont été long-temps comme moi, qu’elles ne
se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant
des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et
jamais de l’avenir. J’ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada,
je n’y ai pas trouvé un seul monument; personne n’y sait rien de ce
qu’a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l’état naturel de l’homme?
L’espèce de ce continent-ci me paraît supérieure à celle de l’autre.
Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par
les connaissances. Est-ce parcequ’elle a de la barbe au menton, et que
Dieu a refusé la barbe aux Américains? Je ne le crois pas; car je vois
que les Chinois n’ont presque point de barbe, et qu’ils cultivent les
arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s’ils ont plus de
quatre mille ans d’annales, il faut bien que la nation ait été
rassemblée et florissante depuis plus de cinquante siècles.
«Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine,
c’est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l’admire en
ce qu’il n’y a rien de merveilleux.
«Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines
fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l’histoire de France, qui ne
sont pas fort anciens, font venir les Français d’un Francus, fils
d’Hector: les Romains se disaient issus d’un Phrygien, quoiqu’il n’y
eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la
langue de Phrygie: les dieux avaient habité dix mille ans en Egypte, et
les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois
avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins
amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges,
des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la
destinée des plus grands empires et des plus petits états: ici des
bêtes qui parlent, là des bêtes qu’on adore, des dieux transformés en
hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah! s’il nous faut des
fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité! J’aime
les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais
celles des imposteurs.»
Il tomba un jour sur une histoire de l’empereur Justinien. On y lisait
que des apédeutes[1] de Constantinople avaient donné, en très mauvais
grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle[2], parceque ce
héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation:
«La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits
avec les flammes des bûchers.» Les apédeutes assurèrent que cette
proposition était hérétique, sentant l’hérésie, et que l’axiome
contraire était catholique, universel, et grec: « On n’éclaire les
esprits qu’avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de
sa propre lumière.» Ces linostoles[3] condamnèrent ainsi plusieurs
discours du capitaine, et donnèrent un édit.
[1] Ignorants, gens sans éducation. (Note de M. Decroix.)

[2] La faculté de théologie dé Paris avait donné, en mauvais latin, une
censure du _Bélisaire_ de Marmontel. B.

[3] Couverts de longs habits de lin (tels que des surplis). L’auteur
fait ici allusion à la censure du _Bélisaire_ de Marmontel par la
Sorbonne. (Note de M. Decroix.)

Quoi! s’écria l’Ingénu, des édits rendus par ces gens-là! Ce ne sont
point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contr’édits[4] dont tout
le monde se moquait à Constantinople, et l’empereur tout le premier;
c’était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à
ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et
plusieurs autres pastophores[5] avaient lassé de contr’édits la
patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave. Il fit
fort bien, dit l’Ingénu; on doit soutenir les pastophores et les
contenir.
[4] L’édition encadrée de 1775 porte: _contr’édits_; on lit de même
dans les éditions de Kehl. Toutes les éditions antérieures à 1775
portent: _contredits_, Mais on ne doit pas oublier que beaucoup
d’ouvrages de Voltaire ont été imprimés en pays étrangers, et
quelquefois loin des yeux de l’auteur. B.

[5] Vêtus de longues robes ou manteaux. (Note de M. Decroix.)

Il mit par écrit beaucoup d’autres réflexions qui épouvantèrent le
vieux Gordon. Quoi! dit-il en lui-même, j’ai consumé cinquante ans à
m’instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel
de cet enfant presque sauvage! je tremble d’avoir laborieusement
fortifié des préjugés; il n’écoute que la simple nature.
Le bon-homme avait quelques uns de ces petits livres de critique, de
ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire
dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine,
et les Faydit aux Fénelon. L’Ingénu en parcourut quelques uns. Je les
compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs oeufs
dans le derrière des plus beaux chevaux: cela ne les empêche pas de
courir. A peine les deux philosophes daignèrent-ils jeter les yeux sur
ces excréments de la littérature.
Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l’astronomie; l’Ingénu fit
venir des sphères: ce grand spectacle le ravissait. Qu’il est dur,
disait-il, de ne commencer à connaître le ciel que lorsqu’on me ravit
le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces
immenses; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes; et
dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me
privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue
pourrait atteindre, et de celui où Dieu m’a fait naître! La lumière
faite pour tout l’univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas
dans l’horizon septentrional où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse.
Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant.


CHAPITRE XII.

Ce que l’Ingénu pense des pièces de théâtre.

Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans
un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches
quand ils sont transplantés dans un terrain favorable; et il était bien
extraordinaire qu’une prison fût ce terrain.
Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se
trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques
pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d’amour portèrent
à-la-fois dans l’âme de l’Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui
parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des deux Pigeons lui
perça le coeur; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier.
Molière l’enchanta. Il lui fesait connaître les moeurs de Paris et du
genre humain.—A laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence?—Au
_Tartufe_, sans difficulté. Je pense comme vous, dit Gordon; c’est un
tartufe qui m’a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des
tartufes qui ont fait votre malheur.
Comment trouvez-vous ces tragédies grecques?—Bonnes pour des Grecs, dit
l’Ingénu. Mais quand il lut l’_Iphigénie_ moderne, _Phèdre_,
_Andromaque_, _Athalie_, il fut en extase, il soupira, il versa des
larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre.
Lisez _Rodogune_, lui dit Gordon; on dit que c’est le chef-d’oeuvre du
théâtre; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu
de chose en comparaison. Le jeune homme, dès la première page, lui dit:
Cela n’est pas du même auteur.—A quoi le voyez-vous?—Je n’en sais rien
encore; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon coeur.—Oh!
ce n’est rien que les vers, répliqua Gordon. L’Ingénu répondit:
Pourquoi donc en faire?
Après avoir lu très attentivement la pièce, sans autre dessein que
celui d’avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et
étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce
qu’il avait senti, voici ce qu’il répondit: Je n’ai guère entendu le
commencement; j’ai été révolté du milieu; la dernière scène m’a
beaucoup ému, quoiqu’elle me paraisse peu vraisemblable: je ne me suis
intéressé pour personne, et je n’ai pas retenu vingt vers, moi qui les
retiens tous quand ils me plaisent.
Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons.—Si cela
est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne
méritent pas leurs places. Après tout, c’est ici une affaire de goût;
le mien ne doit pas encore être formé: je peux me tromper; mais vous
savez que je suis assez accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce
que je sens. Je soupçonne qu’il y a souvent de l’illusion, de la mode,
du caprice dans les jugements des hommes. J’ai parlé d’après la nature;
il se peut que chez moi la nature soit très imparfaite; mais il se peut
aussi qu’elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes.
Alors il récita des vers d’_Iphigénie_, dont il était plein; et
quoiqu’il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d’onction,
qu’il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite _Cinna_; il ne
pleura point, mais il admira.


CHAPITRE XIII.

La belle Saint-Yves va à Versailles.

Pendant que notre infortuné s’éclairait plus qu’il ne se consolait;
pendant que son génie, étouffé depuis si long-temps, se déployait avec
tant de rapidité et de force; pendant que la nature, qui se
perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que
devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse
Saint-Yves? Le premier mois on fut inquiet, et au troisième on fut
plongé dans la douleur; les fausses conjectures, les bruits mal fondés,
alarmèrent: au bout de six mois on le crut mort. Enfin monsieur et
mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu’un garde
du roi avait écrite en Bretagne, qu’un jeune homme semblable à l’Ingénu
était arrivé un soir à Versailles, mais qu’il avait été enlevé pendant
la nuit, et que depuis ce temps personne n’en avait entendu parler.
Hélas! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque
sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est
Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon
cher frère, je n’ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle
occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre neveu: c’est le fils
de notre frère; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne
pourrons point parvenir enfin à le faire sous-diacre, quand la fougue
de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les
sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l’ancien et sur le
nouveau _Testament_? Nous sommes responsables de son âme; c’est nous
qui l’avons fait baptiser; sa chère maîtresse Saint-Yves passe les
journées à pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S’il est caché
dans quelqu’une de ces vilaines maisons de joie dont on m’a fait tant
de récits, nous l’en tirerons. Le prieur fut touché des discours de sa
soeur. Il alla trouver l’évêque de Saint-Malo, qui avait baptisé le
Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat approuva
le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le P.
de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la première dignité du
royaume, pour l’archevêque de Paris, Harlay, et pour l’évêque de Meaux,
Bossuet.
Enfin le frère et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivés à
Paris, ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe, sans
fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, et il leur fallait tous
les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne
découvraient rien.
Le prieur se présenta chez le révérend P. de La Chaise; il était avec
mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs. Il
alla à la porte de l’archevêque; le prélat[1] était enfermé avec la
belle madame de Lesdiguières pour les affaires de l’Eglise. Il courut à
la maison de campagne de l’évêque de Meaux; celui-ci examinait, avec
mademoiselle de Mauléon, l’amour mystique de madame Guyon. Cependant il
parvint à se faire entendre de ces deux prélats; tous deux lui
déclarèrent qu’ils ne pouvaient se mêler de son neveu, attendu qu’il
n’était pas sous-diacre.
[1] François de Harlay de Chauvalon, archevêque de Paris, de 1670 à
1695, refusa la sépulture à Molière, fit enfermer madame Guyon, donna
la bénédiction nuptiale à Louis XIV et à madame de Maintenon. Il était
connu par ses aventures galantes. Un jour’qu’il entrait dans un salon
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