L'Ingénu - 2

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l’emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent
doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sûres de n’être
point vues, elles voulurent voir de quoi il s’agissait.


CHAPITRE IV.

L’Ingénu baptisé.

Le prieur et l’abbé étant accourus demandèrent à l’Ingénu ce qu’il
fesait là. Eh parbleu! messieurs, j’attends le baptême: il y a une
heure que je suis dans l’eau jusqu’au cou, et il n’est pas honnête de
me laisser morfondre.
Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n’est pas ainsi qu’on
baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous.
Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à
sa compagne: Mademoiselle, croyez-vous qu’il reprenne sitôt ses habits?
Le Huron cependant repartit au prieur: Vous ne m’en ferez pas accroire
cette fois-ci comme l’autre; j’ai bien étudié depuis ce temps-là, et je
suis très certain qu’on ne se baptise pas autrement. L’eunuque de la
reine Candace[1] fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me
montrer dans le livre que vous m’avez donné qu’on s’y soit jamais pris
d’une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai
dans la rivière. On eut beau lui remontrer que les usages avaient
changé, l’Ingénu était têtu, car il était breton et huron. Il revenait
toujours à l’eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa
tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l’avaient observé entre les
saules, fussent en droit de lui dire qu’il ne lui appartenait pas de
citer un pareil homme, elles n’en firent pourtant rien, tant était
grande leur discrétion. L’évêque vint lui-même lui parler, ce qui est
beaucoup; mais il ne gagna rien: le Huron disputa contre l’évêque.
[1] Dans les premières éditions on avait mis: _la reine de Candace_. En
corrigeant cette faute, Voltaire mit dans l’_errata_ un _N. B._ en ces
termes: «Comment le P. Quesnel aurait-il ignoré que Candace était le
nom des belles reines d’Ethiopie, comme Pharaon on Pharou était le
ltitre des rois d’Égypte?» B.

Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m’a donné mon oncle, un seul
homme qui n’ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce
que vous voudrez.
La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu
avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à
mademoiselle de Saint-Yves qu’à aucune autre personne de la compagnie,
qu’il n’avait pas même salué monsieur l’évêque avec ce respect mêlé de
cordialité qu’il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le
parti de s’adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria
d’interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la
même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais
être chrétien s’il persistait à vouloir être baptisé dans l’eau
courante.
Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu’elle sentait
d’être chargée d’une si importante commission. Elle s’approcha
modestement de l’Ingénu, et lui serrant la main d’une manière
tout-à-fait noble: Est-ce que vous ne ferez rien pour moi? lui
dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les
relevait avec une grâce attendrissante. Ah! tout ce que vous voudrez,
mademoiselle, tout ce que vous me commanderez; baptême d’eau, baptême
de feu[2], baptême de sang, il n’y a rien que je vous refuse.
Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce
que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du
bailli, ni les raisonnements même de monsieur l’évêque, n’avaient pu
faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n’en sentait pas encore
toute l’étendue.
[2] Voyez tome XXVII, page 289. B.

Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la
magnificence, tout l’agrément possibles. L’oncle et la tante cédèrent à
monsieur l’abbé de Saint-Yves et à sa soeur l’honneur de tenir l’Ingénu
sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir
marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait; elle
accepta cet honneur sans en connaître les fatales conséquences.
Comme il n’y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d’un grand
dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de
Basse-Bretagne dirent qu’il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur
le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de
l’homme. Monsieur l’évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier
son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et
qu’il était bien triste qu’on n’en pût faire autant en Basse-Bretagne,
à laquelle Dieu avait dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon
mot sur le baptême de l’Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le
bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s’il serait fidèle à
ses promesses. Comment voulez-vous que je manque à mes promesses,
répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de
mademoiselle de Saint-Yves?
Le Huron s’échauffa; il but beaucoup à la santé de sa marraine. Si
j’avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l’eau froide
qu’on m’a versée sur le chignon m’aurait brûlé. Le bailli trouva cela
trop poétique, ne sachant pas combien l’allégorie est familière au
Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente.
On avait donné le nom d’Hercule au baptisé. L’évêque de Saint-Malo
demandait toujours quel était ce patron dont il n’avait jamais entendu
parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c’était un saint
qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait
les douze autres, mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler;
c’était celui d’avoir changé cinquante filles en femmes en une seule
nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie.
Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de
l’Ingénu qu’il était digne du saint dont il portait le nom.


CHAPITRE V.

L’Ingénu amoureux.

Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner mademoiselle de
Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore
participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu.
Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait
convenir tout-à-fait avec elle-même de ses tendres sentiments; mais,
s’il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle
enveloppait tout cela d’un voile de pudeur infiniment aimable. Elle
était tendre, vive, et sage.
Dès que monsieur l’évêque fut parti, l’Ingénu et mademoiselle de
Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu’ils se
cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu’ils se diraient.
L’Ingénu lui dit d’abord qu’il l’aimait de tout son coeur, et que la
belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n’approchait pas
d’elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu’il
fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à
mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à
son cher frère l’abbé de Saint-Yves, et qu’elle se flattait d’un
consentement commun.
L’Ingénu lui répond qu’il n’avait besoin du consentement de personne,
qu’il lui paraissait extrêmement ridicule d’aller demander à d’autres
ce qu’on devait faire; que, quand deux parties sont d’accord, on n’a
pas besoin d’un tiers pour les accommoder. Je ne consulte personne,
dit-il, quand j’ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir: je
sais bien qu’en amour il n’est pas mal d’avoir le consentement de la
personne à qui on en veut: mais, comme ce n’est ni de mon oncle ni de
ma tante que je suis amoureux, ce n’est pas à eux que je dois
m’adresser dans cette affaire, et, si vous m’en croyez, vous vous
passerez aussi de monsieur l’abbé de Saint-Yves.
On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son
esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha
même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini
cette conversation, si, le jour baissant, monsieur l’abbé n’avait
ramené sa soeur à son abbaye. L’Ingénu laissa coucher son oncle et sa
tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long
dîner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue hurone
pour sa bien-aimée; car il faut savoir qu’il n’y a aucun pays de la
terre où l’amour n’ait rendu les amants poètes.
Le lendemain son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence
de mademoiselle de Kerkabon, qui était tout attendrie: Le ciel soit
loué de ce que vous avez l’honneur, mon cher neveu, d’être chrétien et
Bas-Breton! mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l’âge; mon
frère n’a laissé qu’un petit coin de terre qui est très peu de chose;
j’ai un bon prieuré; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre,
comme je l’espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort
à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse.
L’Ingénu répondit: Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que
vous pourrez. Je ne sais pas ce que c’est que d’être sous-diacre ni que
de résigner; mais tout me sera bon pourvu que j’aie mademoiselle de
Saint-Yves à ma disposition. Eh! mon Dieu, mon neveu, que me dites-vous
là? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie?—Oui, mon
oncle.—- Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l’épousiez.—Cela
est très possible, mon oncle; car non seulement elle m’a serré la main
en me quittant, mais elle m’a promis qu’elle me demanderait en mariage;
et assurément je l’épouserai.—Cela est impossible, vous dis-je, elle
est votre marraine; c’est un péché épouvantable à une marraine de
serrer la main de son filleul: il n’est pas permis d’épouser sa
marraine; les lois divines et humaines s’y opposent.—Morbleu! mon
oncle, vous vous moquez de moi: pourquoi serait-il défendu d’épouser sa
marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n’ai point vu dans le livre
que vous m’avez donné qu’il fût mal d’épouser les filles qui ont aidé
les gens à être baptisés. Je m’aperçois tous les jours qu’on fait ici
une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y
fait rien de tout ce qu’il dit: je vous avoue que cela m’étonne et me
fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon
baptême, je vous avertis que je l’enlève, et que je me débaptise.
Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. Mon cher frère, dit-elle, il
ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui
donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce
qu’il aime. L’Ingénu embrassa sa tante. Quel est donc, dit-il, cet
homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les
filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout-à-l’heure.
On lui expliqua ce que c’était que le pape; et l’Ingénu fut encore plus
étonné qu’auparavant. Il n’y a pas un mot de tout cela dans votre
livre, mon cher oncle; j’ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici
sur la côte de l’océan; et je quitterais mademoiselle de Saint-Yves
pour aller demander la permission de l’aimer à un homme qui demeure
vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d’ici, et dont je n’entends
point la langue! cela est d’un ridicule incompréhensible. Je vais
sur-le-champ chez monsieur l’abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu’à
une lieue de vous, et je vous réponds que j’épouserai ma maîtresse dans
la journée.
Comme il parlait encore, entra le bailli qui, selon sa coutume, lui
demanda où il allait. Je vais me marier, dit l’Ingénu en courant; et au
bout d’un quart d’heure il était déjà chez sa belle et chère
basse-brette qui dormait encore. Ah! mon frère, disait mademoiselle de
Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu.
Le bailli fut très mécontent de ce voyage; car il prétendait que son
fils épousât la Saint-Yves; et ce fils était encore plus sot et plus
insupportable que son père.


CHAPITRE VI.

L’Ingénu court chez sa maîtresse, et devient furieux.

A peine l’Ingénu était arrivé, qu’ayant demandé à une vieille servante
où était la chambre de sa maîtresse, il avait poussé fortement la porte
mal fermée, et s’était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves,
se réveillant en sursaut, s’était écriée: Quoi! c’est vous! ah! c’est
vous! arrêtez-vous, que faites-vous? Il avait répondu: Je vous épouse;
et en effet il l’épousait, si elle ne s’était pas débattue avec toute
l’honnêteté d’une personne qui a de l’éducation.
L’Ingénu n’entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-là
extrêmement impertinentes. Ce n’était pas ainsi qu’en usait
mademoiselle Abacaba, ma première maîtresse; vous n’avez point de
probité; vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire
mariage; c’est manquer aux premières lois de l’honneur; je vous
apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de
la vertu.
L’Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron
Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait
l’exercer dans toute son étendue, lorsqu’aux cris perçants de la
demoiselle plus discrètement vertueuse, accourut le sage abbé de
Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un
prêtre de paroisse. Cette vue modéra le courage de l’assaillant. Eh,
mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l’abbé, que faites-vous là? Mon
devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont
sacrées.
Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l’Ingénu
dans un autre appartement. L’abbé lui remontra l’énormité du procédé.
L’Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu’il
connaissait parfaitement. L’abbé voulut prouver que la loi positive
devait avoir tout l’avantage, et que, sans les conventions faites entre
les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu’un brigandage
naturel. Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des
témoins, des contrats, des dispenses. L’Ingénu lui répondit par la
réflexion que les sauvages ont toujours faite: Vous êtes donc de bien
malhonnêtes gens, puisqu’il faut entre vous tant de précautions.
L’abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. Il y a, dit-il, je
l’avoue, beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous; et il y en
aurait autant chez les Hurons, s’ils étaient rassemblés dans une grande
ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce
sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien,
plus on doit s’y soumettre; on donne l’exemple aux vicieux, qui
respectent un frein que la vertu s’est donné elle-même.
Cette réponse frappa l’Ingénu. On a déjà remarqué qu’il avait l’esprit
juste. On l’adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des
espérances: ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères
se prennent; on lui présenta même mademoiselle de Saint-Yves, quand
elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande
bienséance, mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de
l’Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maîtresse, et
trembler la compagnie.
On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut
encore employer le crédit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son
pouvoir sur lui, et plus elle l’aimait. Elle le fit partir, et en fut
très affligée: enfin, quand il fut parti, l’abbé, qui non seulement
était le frère très aîné de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui était
aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux
empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui,
destinant toujours son fils à la soeur de l’abbé, lui conseilla de
mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible:
une indifférente qu’on mettrait en couvent jetterait les hauts cris;
mais une amante, et une amante aussi sage que tendre! c’était de quoi
la mettre au désespoir.
L’Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté
ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances qui firent quelque effet
sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il
voulut retourner chez sa belle maîtresse, pour raisonner avec elle sur
la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui
apprit avec une joie insultante qu’elle était dans un couvent. Eh bien!
dit-il, j’irai raisonner dans ce couvent. Cela ne se peut, dit le
bailli: il lui expliqua fort au long ce que c’était qu’un couvent ou un
convent, que ce mot venait du latin _conventus_, qui signifie
assemblée; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas
être admis dans l’assemblée. Sitôt qu’il fut instruit que cette
assemblée était une espèce de prison où l’on tenait les filles
renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les
Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule, lorsque
Euryte, roi d’Oechalie, non moins cruel que l’abbé de Saint-Yves, lui
refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l’abbé.
Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maîtresse, ou se
brûler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus
que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et
disait en pleurant qu’il avait le diable au corps depuis qu’il était
baptisé.


CHAPITRE VIL

L’Ingénu repousse les Anglais.

L’Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena
vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand
coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et
souvent tenté de tirer sur lui-même: mais il aimait encore la vie, à
cause de mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa
tante, toute la Basse-Bretagne, et son baptême; tantôt il les
bénissait, puisqu’ils lui avaient fait connaître celle qu’il aimait. Il
prenait sa résolution d’aller brûler le couvent, et il s’arrêtait tout
court, de peur de brûler sa maîtresse. Les flots de la Manche ne sont
pas plus agités par les vents d’est et d’ouest que son coeur l’était
par tant de mouvements contraires.
Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu’il entendit le son du
tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au
rivage, et l’autre s’enfuyait.
Mille cris s’élèvent de tous côtés; la curiosité et le courage le
précipitent à l’instant vers l’endroit d’où partaient ces clameurs, il
y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé
avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt; il court à lui, les bras
ouverts: Ah! c’est l’Ingénu, il combattra pour nous. Et les milices,
qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi: C’est
l’Ingénu! c’est l’Ingénu!
Messieurs, dit-il, de quoi s’agit-il? pourquoi êtes-vous si effarés?
a-t-on mis vos maîtresses dans des couvents? Alors cent voix confuses
s’écrient: Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? Eh bien!
répliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m’ont point enlevé ma
maîtresse.
Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l’abbaye
de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever
mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait
abordé en Bretagne n’était venu que pour reconnaître la côte; qu’ils
fesaient des actes d’hostilité, sans avoir déclaré la guerre au roi de
France, et que la province était exposée. Ah! si cela est, ils violent
la loi naturelle; laissez-moi faire; j’ai demeuré long-temps parmi eux,
je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu’ils puissent
avoir un si méchant dessein.
Pendant cette conversation, l’escadre anglaise approchait; voilà le
Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte
au vaisseau amiral, et demande s’il est vrai qu’ils viennent ravager le
pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L’amiral et tout son
bord firent de grands éclats de rire, lui firent boire du punch, et le
renvoyèrent.
L’Ingénu piqué ne songea plus qu’à se bien battre contre ses anciens
amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les
gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint à
eux: on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les
tire l’un après l’autre. Les Anglais débarquent; il court à eux, il en
tue trois de sa main, il blesse même l’amiral, qui s’était moqué de
lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se
rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire, vive
le roi, vive l’Ingénu! Chacun l’embrassait, chacun s’empressait
d’étancher le sang de quelques blessures légères qu’il avait reçues.
Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves était là, elle me mettrait
une compresse.
Le bailli, qui s’était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui
faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il
entendit Hercule l’Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne
volonté, dont il était entouré: Mes amis, ce n’est rien d’avoir délivré
l’abbaye de la Montagne, il faut délivrer une fille. Toute cette
bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà
en foule, on courait au couvent. Si le bailli n’avait pas sur-le-champ
averti le commandant, si on n’avait pas couru après la troupe joyeuse,
c’en était fait. On ramena l’Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le
baignèrent de larmes de tendresse.
Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit
l’oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le
capitaine, et probablement aussi gueux. Et mademoiselle de Kerkabon
pleurait toujours en l’embrassant, et en disant: Il se fera tuer comme
mon frère; il vaudrait bien mieux qu’il fût sous-diacre.
L’Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de
guinées, que probablement l’amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas
qu’avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et
surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l’exhorta
à faire le voyage de Versailles, pour y recevoir le prix de ses
services. Le commandant, les principaux officiers, le comblèrent de
certificats. L’oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il
devait être, sans difficulté, présenté au roi: cela seul lui donnerait
un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent
à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes.
L’Ingénu disait en lui-même: Quand je verrai le roi, je lui demanderai
mademoiselle de Saint-Yves en mariage, et certainement il ne me
refusera pas. Il partit donc aux acclamations de tout le canton,
étouffé d’embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son
oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves.


CHAPITRE VIII.

L’Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots.

L’Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parcequ’il n’y avait
point alors d’autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s’étonna de
trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs familles qui
déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait
plus de quinze mille âmes, et qu’à présent il n’y en avait pas six
mille. Il ne manqua pas d’en parler à souper dans son hôtellerie.
Plusieurs protestants étaient à table; les uns se plaignaient
amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en
pleurant,
«…… Nos dulcia linquimus arva,
Nos patriam fugimus[1].»

[1]Virgile, _Éclog_. I, vers 3. B.

L’Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui
signifient: Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre
patrie.
Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs?—C’est qu’on veut que
nous reconnaissions le pape.—Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas?
Vous n’avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? car on
m’a dit que c’était lui qui en donnait la permission.—Ah! monsieur, ce
pape dit qu’il est le maître du domaine des rois.— Mais, messieurs, de
quelle profession êtes-vous? —Monsieur, nous sommes pour la plupart des
drapiers et des fabricants.—Si votre pape dit qu’il est le maître de
vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne le pas
reconnaître; mais pour les rois, c’est leur affaire; de quoi vous
mêlez-vous[2]?—Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très
savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de
l’édit de Nantes avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si
pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de
cinquante mille autres converties par les dragons, que l’Ingénu à son
tour versa des larmes. D’où vient donc, disait-il, qu’un si grand roi,
dont la gloire s’étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant
de coeurs qui l’auraient aimé, et de tant de bras qui l’auraient servi?
[2] C’est la réponse de Fontenelle à un marchand de Rouen, janséniste.
K.

C’est qu’on l’a trompé comme les autres grands rois, répondit l’homme
noir. On lui a fait croire que, dès qu’il aurait dit un mot, tous les
hommes penseraient comme lui; et qu’il nous ferait changer de religion,
comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de
ses opéra. Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très
utiles, mais il s’en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est
actuellement maître de l’Angleterre, a composé plusieurs régiments de
ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque.
Un tel désastre est d’autant plus étonnant, que le pape régnant[1], à
qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi
déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle
violente. Elle a été poussée si loin, que la France a espéré enfin de
voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet
étranger, et surtout de ne lui plus donner d’argent; ce qui est le
premier mobile des affaires de ce monde. Il paraît donc évident qu’on a
trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l’étendue de son
pouvoir, et qu’on a donné atteinte à la magnanimité de son coeur.
[1] Innocent XI. Voyez tome XXII, page 280. B.

L’Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français
qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. Ce sont les
jésuites, lui répondit-on; c’est surtout le P. de La Chaise, confesseur
de sa majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et
qu’ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal
aux nôtres? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et
des dragons.
Oh bien! messieurs, répliqua l’Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir,
je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je
parlerai à ce mons de Louvois: on m’a dit que c’est lui qui fait la
guerre de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la
vérité; il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on
la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser mademoiselle de Saint-Yves,
et je vous prie à la noce. Ces bonnes gens le prirent alors pour un
grand seigneur qui voyageait _incognito_ par le coche. Quelques uns le
prirent pour le fou du roi.
Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d’espion au révérend
P. de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le P. de La Chaise
en instruisait mons de Louvois. L’espion écrivit. L’Ingénu et la lettre
arrivèrent presque en même temps à Versailles.


CHAPITRE IX.

Arrivée de l’Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour.

L’Ingénu débarque en pot-de-chambre[a] dans la cour des cuisines. Il
demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les
porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l’amiral anglais. Il
les traita de même, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la
scène allait être sanglante, s’il n’eût passé un garde du corps,
gentilhomme breton, qui écarta la canaille. Monsieur, lui dit le
voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de
monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j’ai tué des Anglais,
je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre. Le
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