Don Juan, ou le Festin de pierre - 2

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Oh ! acoute un peu auparavant, Charlotte. J'ai queuque autre chose à
te dire, moi.
- Charlotte -
Et bian ! dis, qu'est-ce que c'est ?
- Pierrot -
Vois-tu, Charlotte ? il faut, comme dit l'autre, que je débonde mon
coeur. Je t'aime, tu le sais bian, et je sommes pour être mariés
ensemble ; mais marguienne, je ne suis point satisfait de toi.
- Charlotte -
Quement ? qu'est-ce que c'est donc qu'iglia ?
- Pierrot -
Iglia que tu me chagraines l'esprit franchement.
- Charlotte -
Et quement donc ?
- Pierrot -
Tétiguienne, tu ne m'aimes point.
- Charlotte -
Ah ! ah ! n'est-ce que ça ?
- Pierrot -
Oui, ce n'est que ça, et c'est bian assez.
- Charlotte -
Mon Guieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la même
chose.
- Pierrot -
Je te dis toujou la même chose, parce que c'est toujou la même chose ;
et si ce n'était pas toujou la même chose, je ne te dirais pas toujou
la même chose.
- Charlotte -
Mais, qu'est-ce qu'il te faut ? que veux-tu ?
- Pierrot -
Jerniguienne ! je veux que tu m'aimes.
- Charlotte -
Est-ce que je ne t'aime pas ?
- Pierrot -
Non, tu ne m'aimes pas ; et si, je fais tout ce que je pis pour ça. Je
t'achète, sans reproche, des rubans à tous les marciers qui passont ;
je me romps le cou à t'aller dénicher des marles ; je fais jouer pour
toi les vielleux quand ce vient ta fête ; et tout ça comme si je me
frappois la tête contre un mur. Vois-tu, ça n'est ni biau ni honnête
de n'aimer pas les gens qui nous aimont.
- Charlotte -
Mais, mon Guieu, je t'aime aussi.
- Pierrot -
Oui, tu m'aimes d'une belle déguaine !
- Charlotte -
Quement veux-tu donc qu'on fasse ?
- Pierrot -
Je veux que l'en fasse comme l'en fait, quand l'en aime comme il faut.
- Charlotte -
Ne t'aimé-je pas aussi comme il faut ?
- Pierrot -
Non. Quand ça est, ça se voit, et l'en fait mille petites singeries
aux personnes quand on les aime du bon du coeur. Regarde la grosse
Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain ; alle est toujou
autour de li à l'agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li
fait queuque niche, ou li baille queuque taloche en passant ; et
l'autre jour qu'il était assis sur un escabiau, al fut le tirer de
dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni, v'là où
l'en voit les gens qui aimont ; mais toi, tu ne me dis jamais mot,
t'es toujou là comme eune vraie souche de bois ; et je passerais vingt
fois devant toi, que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le
moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventreguienne ! ça n'est
pas bian, après tout : et t'es trop froide pour les gens.
- Charlotte -
Que veux-tu que j'y fasse ? C'est mon himeur, et je ne me pis
refondre.
- Pierrot -
Igna himeur qui quienne. Quand en a de l'amiquié pour les parsonnes,
l'on en baille toujou queuque petite signifiance.
- Charlotte -
Enfin, je t'aime tout autant que je pis ; et si tu n'es pas content de
ça, tu n'as qu'à en aimer queuque autre.
- Pierrot -
Eh bian ! vlà pas mon compte ? Tétigué, si tu m'aimais, me dirais-tu
ça ?
- Charlotte -
Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l'esprit ?
- Pierrot -
Morgué ! queu mal te fais-je ? Je ne te demande qu'un peu d'amiquié.
- Charlotte -
Et bien ! laisse faire aussi, et ne me presse point tant. Peut-être
que ça viendra tout d'un coup sans y songer.
- Pierrot -
Touche donc là, Charlotte.
- Charlotte -
(donnant sa main.)
Eh bien ! quien.
- Pierrot -
Promets-moi donc que tu tâcheras de m'aimer davantage.
- Charlotte -
J'y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça vienne de
lui-même. Piarrot, est-ce là ce monsieu ?
- Pierrot -
Oui, le vlà.
- Charlotte -
Ah ! mon Guieu, qu'il est genti, et que ç'aurait été dommage qu'il eût
été nayé !
- Pierrot -
Je revians tout à l'heure ; je m'en vas boire chopine, pour me
rebouter tant soit peu de la fatigue que j'ais eue.

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Scène II. - Don Juan, Sganarelle, Charlotte, dans le fond du théâtre.

- Don Juan -
Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue
a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais, à
te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur,
et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le
chagrin que me donnait le mauvais succès de notre entreprise. Il ne
faut pas que ce coeur m'échappe, et j'y ai déjà jeté des dispositions
à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.
- Sganarelle -
Monsieur, j'avoue que vous m'étonnez. A peine sommes-nous échappés
d'un péril de mort, qu'au lieu de rendre grâce au ciel de la pitié
qu'il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à
attirer sa colère par vos fantaisies accoûtumées, et vos amours
cr...
(Don Juan prend un ton menaçant.)
Paix, coquin que vous êtes, vous ne savez ce que vous dites, et
monsieur sait ce qu'il fait. Allons.
- Don Juan -
(apercevant Charlotte.)
Ah ! ah ! d'où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu
de plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien
l'autre ?
- Sganarelle -
Assurément.
(à part.)
Autre pièce nouvelle.
- Don Juan -
(à Charlotte.)
D'où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ! dans ces
lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des
personnes faites comme vous êtes.
- Charlotte -
Vous voyez, Monsieu.
- Don Juan -
Etes-vous de ce village ?
- Charlotte -
Oui, Monsieu.
- Don Juan -
Et vous y demeurez ?...
- Charlotte -
Oui, Monsieu.
- Don Juan -
Vous vous appelez ?
- Charlotte -
Charlotte, pour vous servir.
- Don Juan -
Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants !
- Charlotte -
Monsieu, vous me rendez toute honteuse.
- Don Juan -
Ah, n'ayez point de honte d'entendre dire vos vérités. Sganarelle,
qu'en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous un
peu, s'il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu
la tête, de grâce. Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux
entièrement. Ah ! qu'ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents,
je vous prie. Ah ! qu'elles sont amoureuses, et ces lèvres
appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n'ai jamais vu une si
charmante personne.
- Charlotte -
Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c'est pour vous
railler de moi.
- Don Juan -
Moi, me railler de vous ? Dieu m'en garde ! je vous aime trop pour
cela, et c'est du fond du coeur que je vous parle.
- Charlotte -
Je vous suis bien obligée, si ça est.
- Don Juan -
Point du tout, vous ne m'êtes point obligée de tout ce que je dis ; et
ce n'est qu'à votre beauté que vous en êtes redevable.
- Charlotte -
Monsieu, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n'ai pas d'esprit
pour vous répondre.
- Don Juan -
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
- Charlotte -
Fi ! Monsieu, elles sont noires comme je ne sais quoi.
- Don Juan -
Ah ! que dites-vous ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez
que je les baise, je vous prie.
- Charlotte -
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites ; et si j'avais su
ça tantôt, je n'aurais pas manqué de les laver avec du son.
- Don Juan -
Eh ! dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n'êtes pas mariée, sans
doute ?
- Charlotte -
Non, Monsieu ; mais je dois bientôt l'être avec Piarrot, le fils de la
voisine Simonette.
- Don Juan -
Quoi ! une personne comme vous serait la femme d'un simple paysan ?
Non, non, c'est profaner tant de beauté, et vous n'êtes pas née pour
demeurer dans un village. Vous méritez, sans doute, une meilleure
fortune ; et le ciel qui le connaît bien, m'a conduit ici tout exprès
pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes ; car enfin,
belle Charlotte, je vous aime de tout mon coeur, et il ne tiendra qu'à
vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans
l'état où vous méritez d'être. Cet amour est bien prompt, sans doute ;
mais quoi ! c'est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et
l'on vous aime autant en un quart d'heure qu'on ferait une autre en
six mois.
- Charlotte -
Aussi vrai, Monsieu, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce
que vous dites me fait aise, et j'aurais toutes les envies du monde de
vous croire ; mais on m'a toujou dit qu'il ne faut jamais croire les
monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleux, qui ne
songez qu'à abuser les filles.
- Don Juan -
Je ne suis pas de ces gens-là.
- Sganarelle -
Il n'a garde.
- Charlotte -
Voyez-vous, Monsieu ? il n'y a pas plaisir à se laisser abuser. Je
suis une pauvre paysanne ; mais j'ai l'honneur en recommandation, et
j'aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée.
- Don Juan -
Moi, j'aurais l'âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ?
je serais assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non, j'ai trop de
conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en
tout honneur ; et, pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que
je n'ai point d'autre dessein que de vous épouser. En voulez-vous un
plus grand témoignage ? M'y voilà prêt quand vous voudrez : et je
prends à témoin l'homme que voilà, de la parole que je vous donne.
- Sganarelle -
Non, non, ne craignez point. Il se mariera avec vous tant que vous
voudrez.
- Don Juan -
Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore.
Vous me faites grand tort de juger de moi par les autres ; et s'il y a
des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser les
filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la
sincérité de ma foi : et puis votre beauté vous assure de tout. Quand
on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes
de craintes : vous n'avez point l'air, croyez-moi, d'une personne
qu'on abuse ; et pour moi, je vous l'avoue, je me percerais le coeur
de mille coups, si j'avais eu la moindre pensée de vous trahir.
- Charlotte -
Mon Dieu ! je ne sais si vous dites vrai ou non ; mais vous faites que
l'on vous croit.
- Don Juan -
Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je
vous réitère encore la promesse que je vous ai faite. Ne
l'acceptez-vous pas ? et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?
- Charlotte -
Oui, pourvu que ma tante le veuille.
- Don Juan -
Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.
- Charlotte -
Mais au moins, Monsieu, ne m'allez pas tromper, je vous prie ; il y
aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j'y vais à la
bonne foi.
- Don Juan -
Comment ! il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ?
voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le ciel...
- Charlotte -
Mon Dieu, ne jurez point ! je vous crois.
- Don Juan -
Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.
- Charlotte -
Oh ! monsieu, attendez que je soyons mariés, je vous
prie. Après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.
- Don Juan -
Eh bien, belle Charlotte, je veux tout ce que vous voulez,
abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que, par mille
baisers, je lui exprime le ravissement où je suis...

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Scène III. - Don Juan, Sganarelle, Pierrot, Charlotte.

- Pierrot -
(poussant Don Juan qui baise la main de Charlotte.)
Tout doucement, Monsieu ; tenez-vous, s'il vous plaît. Vous vous
échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie.
- Don Juan -
(repoussant rudement Pierrot.)
Qui m'amène cet impertinent ?
- Pierrot -
(se mettant entre Don Juan et Charlotte.)
Je vous dis qu'ous vous tegniez, et qu'ous ne caressiais point nos
accordées.
- Don Juan -
(repoussant encore Pierrot.)
Ah ! que de bruit !
- Pierrot -
Jerniguienne ! ce n'est pas comme ça qu'il faut pousser les gens.
- Charlotte -
(prenant Pierrot par le bras.)
Et laisse-le faire aussi, Piarrot.
- Pierrot -
Quement ! que je le laisse faire ! Je ne veux pas, moi.
- Don Juan -
Ah !
- Pierrot -
Tétiguienne ! par ce qu'ous êtes monsieu, vous viendrez caresser nos
femmes à notre barbe ? Allez-v's-en caresser les vôtres.
- Don Juan -
Heu ?
- Pierrot -
Heu.
(Don Juan lui donne un soufflet.)
Tétigué ! ne me frappez pas.
(autre soufflet.)
Oh ! jerniguié !
(autre soufflet.)
Ventregué !
(autre soufflet.)
Palsangué ! morguienne ! ça n'est pas bian de battre les gens, et
ce n'est là la récompense de v's avoir sauvé d'être nayé.
- Charlotte -
Piarrot ! ne te fâche point.
- Pierrot -
Je me veux fâcher ; et t'es une vilaine, toi, d'endurer qu'on te
cajole.
- Charlotte -
Oh ! Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses. Ce monsieu veut
m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
- Pierrot -
Quement ? Jerni ! tu m'es promise.
- Charlotte -
Ça n'y fait rien, Piarrot. Si tu m'aimes, ne dois-tu pas être bien
aise que je devienne madame ?
- Pierrot -
Jernigué ! non. J'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
- Charlotte -
Va va, Piarrot, ne te mets point en peine. Si je sis madame, je te
ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage
cheux nous.
- Pierrot -
Ventreguienne ! je gni en porterai jamais, quand tu m'en payerais deux
fois autant. Est-ce donc comme ça que t'écoutes ce qu'il te dit ?
Morguienne ! si j'avais su ça tantôt, je me serais bian gardé de le
tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d'aviron sur la
tête.
- Don Juan -
(s'approchant de Pierrot pour le frapper.)
Qu'est-ce que vous dites ?
- Pierrot -
(se mettant derrière Charlotte.)
Jerniguienne ! je ne crains parsonne.
- Don Juan -
(passant du côté où est Pierrot.)
Attendez-moi un peu.
- Pierrot -
(repassant de l'autre côté.)
Je me moque de tout, moi.
- Don Juan -
(courant après Pierrot.)
Voyons cela.
- Pierrot -
(se sauvant encore derrière Charlotte.)
J'en avons bian veu d'autres.
- Don Juan -
Ouais !
- Sganarelle -
Eh ! Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C'est conscience de le
battre.
(à Pierrot, en se mettant entre lui et Don Juan.)
Ecoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.
- Pierrot -
(passant devant Sganarelle, et regardant fièrement Don Juan.)
Je veux lui dire, moi !
- Don Juan -
(levant la main pour donner un soufflet à Pierrot.)
Ah ! je vous apprendrai...
(Pierrot baisse la tête, et Sganarelle reçoit le soufflet.)
- Sganarelle -
(regardant Pierrot.)
Peste soit du maroufle !
- Don Juan -
(à Sganarelle.)
Te voilà payé de ta charité.
- Pierrot -
Jarni ! je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.

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Scène IV. - Don Juan, Charlotte, Sganarelle.

- Don Juan -
(à Charlotte.)
Enfin, je m'en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne
changerais pas mon bonheur contre toutes les choses du monde. Que de
plaisirs quand vous serez ma femme, et que...

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Scène V. - Don Juan, Mathurine, Charlotte, Sganarelle.

- Sganarelle -
(apercevant Mathurine.)
Ah ! ah !
- Mathurine -
(à Don Juan.)
Monsieu, que faites-vous donc là avec Charlotte ? Est-ce que vous lui
parlez d'amour aussi ?
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Non. Au contraire, c'est elle qui me témoignait une envie d'être ma
femme, et je lui répondais que j'étais engagé avec vous.
- Charlotte -
(à Don Juan.)
Qu'est-ce que c'est donc que vous veut Mathurine ?
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je
l'épousasse ; mais je lui dis que c'est vous que je veux.
- Mathurine -
Quoi ! Charlotte...
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s'est mis cela dans la
tête.
- Charlotte -
Quement donc ! Mathurine...
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
C'est en vain que vous lui parlerez : vous ne lui ôterez point cette
fantaisie.
- Mathurine -
Est-ce que...
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Il n'y a pas moyen de lui faire entendre raison.
- Charlotte -
Je voudrais...
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Elle est obstinée comme tous les diables.
- Mathurine -
Vraiment...
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Ne lui dites rien, c'est une folle.
- Charlotte -
Je pense...
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Laissez-la là, c'est une extravagante.
- Mathurine -
Non, non, il faut que je lui parle.
- Charlotte -
Je veux voir un peu ses raisons.
- Mathurine -
Quoi !...
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Je gage qu'elle va vous dire que je lui ai promis de l'épouser.
- Charlotte -
Je...
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Gageons qu'elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la
prendre pour femme.
- Mathurine -
Holà ! Charlotte, ça n'est pas bian de courir su le marché des autres.
- Charlotte -
Ça n'est pas honnête, Mathurine, d'être jalouse que monsieu me parle.
- Mathurine -
C'est moi que monsieu a vue la première.
- Charlotte -
S'il vous a vue la première, il m'a vue la seconde, et m'a promis de
m'épouser.
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Et bien ! que vous ai-je dit ?
- Mathurine -
Je vous baise les mains ; c'est moi, et non pas vous qu'il
a promis d'épouser.
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
N'ai-je pas deviné ?
- Charlotte -
A d'autres, je vous prie ; c'est moi, vous dis-je.
- Mathurine -
Vous vous moquez des gens ; c'est moi, encore un coup.
- Charlotte -
Le v'là qui est pour le dire, si je n'ai pas raison.
- Mathurine -
Le v'là qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
- Charlotte -
Est-ce, Monsieu, que vous lui avez promis de l'épouser ?
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Vous vous raillez de moi.
- Mathurine -
Est-il vrai, Monsieu, que vous lui avez donné parole d'être son mari ?
- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Pouvez-vous avoir cette pensée ?
- Charlotte -
Vous voyez qu'al le soutient.
- Don Juan -
(bas, à Charlotte.)
Laissez-la faire.
- Mathurine -
Vous êtes témoin comme al l'assure.

- Don Juan -
(bas, à Mathurine.)
Laissez-la dire.
- Charlotte -
Non, non, il faut savoir la vérité.
- Mathurine -
Il est question de juger ça.
- Charlotte -
Oui, Mathurine, je veux que monsieu vous montre votre bec jaune (8).
- Mathurine -
Oui, Charlotte, je veux que monsieu vous rende un peu camuse (9).
- Charlotte -
Monsieur, videz la querelle, s'il vous plaît.
- Mathurine -
Mettez-nous d'accord, Monsieu.
- Charlotte -
(à Mathurine.)
Vous allez voir.
- Mathurine -
(à Charlotte.)
Vous allez voir vous même.
- Charlotte -
(à Don Juan.)
Dites.
- Mathurine -
(à Don Juan.)
Parlez.
- Don Juan -
Que voulez-vous que je dise ? vous soutenez également
toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour
femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui
en est, sans qu'il soit nécessaire que je m'explique davantage ?
Pourquoi m'obliger là-dessus à des redites ? Celle à
qui j'ai promis effectivement n'a-t-elle pas, en elle-même
de quoi se moquer des discours de l'autre, et doit-elle se
mettre en peine, pourvu que j'accomplisse ma promesse ?
Tous les discours n'avancent point les choses. Il faut faire,
et non pas dire ; et les effets décident mieux que les paroles.
Aussi n'est-ce rien que par là que je vous veux mettre
d'accord ; et l'on verra, quand je me marierai, laquelle des
deux a mon coeur.
(bas, à Mathurine.)
Laissez-lui croire ce qu'elle voudra.
(bas, à Charlotte.)
Laissez-la se flatter dans son imagination.
(bas, à Mathurine.)
Je vous adore.
(bas, à Charlotte.)
Je suis tout à vous.
(bas, à Mathurine.)
Tous les visages sont laids auprès du vôtre.
(bas, à Charlotte.)
On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue.
(haut.)
J'ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart
d'heure.

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Scène VI. - Charlotte, Mathurine, Sganarelle.

- Charlotte -
(à Mathurine.)
Je suis celle qu'il aime, au moins.
- Mathurine -
(à Charlotte.)
C'est moi qu'il épousera.
- Sganarelle -
(arrêtant Charlotte et Mathurine.)
Ah ! pauvres filles que vous êtes, j'ai pitié de votre innocence, et
je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi
l'une et l'autre : ne vous amusez point à tous les contes qu'on vous
fait, et demeurez dans votre village.

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Scène VII. - Don Juan, Charlotte, Mathurine, Sganarelle.

- Don Juan -
(dans le fond du théâtre, à part.)
Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.
- Sganarelle -
(à ces filles.)
Mon maître est un fourbe ; il n'a dessein que de vous abuser, et en a
bien abusé d'autres : c'est l'épouseur du genre humain, et...
(apercevant Don Juan.)
cela est faux ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu'il en a
menti. Mon maître n'est point l'épouseur du genre humain, il n'est point
fourbe, il n'a pas dessein de vous tromper, et n'en a point abusé d'autres.
Ah ! tenez, le voilà, demandez-le plutôt à lui-même.
- Don Juan -
(regardant Sganarelle, et le soupçonnant d'avoir parlé.)
Oui !
- Sganarelle -
Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au devant
des choses ; et je leur disais que, si quelqu'un leur venait dire du
mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent
pas de lui dire qu'il en aurait menti.
- Don Juan -
Sganarelle !
- Sganarelle -
(à Charlotte et à Mathurine.)
Oui, monsieur est homme d'honneur ; je le garantis tel.
- Don Juan -
Hon !
- Sganarelle -
Ce sont des impertinents.

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Scène VIII. - Don Juan, La Ramée, Charlotte, Mathurine, Sganarelle.

- La Ramée -
(bas, à Don Juan.)
Monsieur, je viens vous avertir qu'il ne fait pas bon ici pour vous.
- Don Juan -
Comment ?
- La Ramée -
Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un
moment ; je ne sais pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi ;
mais j'ai appris cette nouvelle d'un paysan qu'ils ont interrogé, et
auquel ils vous ont dépeint. L'affaire presse, et le plus tôt que vous
pourrez sortir d'ici sera le meilleur.

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Scène IX. - Don Juan, Charlotte, Mathurine, Sganarelle.

- Don Juan -
(à Charlotte et à Mathurine.)
Une affaire pressante m'oblige de partir d'ici ; mais je
vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai
donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant
qu'il soit demain au soir.

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Scène X. - Don Juan, Sganarelle.

- Don Juan -
Comme la partie n'est pas égale, il faut user de stratagème, et éluder
adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que Sganarelle se
revête de mes habits ; et moi...
- Sganarelle -
Monsieur, vous vous moquez. M'exposer à être tué sous vos habits, et...
- Don Juan -
Allons vite, c'est trop d'honneur que je vous fais ; et bien heureux
est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître.
- Sganarelle -
Je vous remercie d'un tel honneur.
(seul.)
O ciel ! puisqu'il s'agit de mort, fais-moi la grâce de n'être point
pris pour un autre !

ACTE TROISIEME.
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Le théâtre représente une forêt.

Scène première (10). - Don Juan, en habit de campagne; Sganarelle, en médecin.

- Sganarelle -
Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous voilà l'un et
l'autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n'était point du
tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous
vouliez faire.
- Don Juan -
Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet
attirail ridicule.
- Sganarelle -
Oui ? c'est l'habit d'un vieux médecin, qui a été laissé en gage au
lieu où je l'ai pris, et il m'en a coûté de l'argent pour
l'avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en
considération, que je suis salué des gens que je rencontre, et que
l'on me vient consulter ainsi qu'un habile homme ?
- Don Juan -
Comment donc ?
- Sganarelle -
Cinq ou six paysans et paysannes, en me voyant passer, me sont venus
demander mon avis sur différentes maladies.
- Don Juan -
Tu leur as répondu que tu n'y entendais rien ?
- Sganarelle -
Moi ? point du tout. J'ai voulu soutenir l'honneur de mon habit : j'ai
raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.
- Don Juan -
Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?
- Sganarelle -
Ma foi, Monsieur, j'en ai pris par où j'en ai pu attraper ; j'ai fait
mes ordonnances à l'aventure, et ce serait une chose plaisante si les
malades guérissaient, et qu'on m'en vînt remercier.
- Don Juan -
Et pourquoi non ? Par quelle raison n'aurais-tu pas les mêmes
privilèges qu'ont tous les autres médecins ? Ils n'ont pas plus de
part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure
grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès ;
et tu peux profiter, comme eux, du bonheur du malade, et voir
attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard
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