Don Juan, ou le Festin de pierre - 4

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- Don Juan -
Comment se porte madame Dimanche, votre épouse ?
- Monsieur Dimanche -
Fort bien, Monsieur, Dieu merci.
- Don Juan -
C'est une brave femme.
- Monsieur Dimanche -
Elle est votre servante, Monsieur. Je venais...
- Don Juan -
Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle.
- Monsieur Dimanche -
Le mieux du monde.
- Don Juan -
La jolie petite fille que c'est ! je l'aime de tout mon coeur.
- Monsieur Dimanche -
C'est trop d'honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous...
- Don Juan -
Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
- Monsieur Dimanche -
Toujours de même, Monsieur. Je...
- Don Juan -
Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, et
mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
- Monsieur Dimanche -
Plus que jamais, Monsieur ; et nous ne saurions en chevir (12).
- Don Juan -
Ne vous étonnez pas si je m'informe des nouvelles de toute la famille ;
car j'y prends beaucoup d'intérêt.
- Monsieur Dimanche -
Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je...
- Don Juan -
(lui tendant la main.)
Touchez donc là, monsieur Dimanche. Etes-vous bien de mes amis ?
- Monsieur Dimanche -
Monsieur, je suis votre serviteur.
- Don Juan -
Parbleu ! je suis à vous de tout mon coeur.
- Monsieur Dimanche -
Vous m'honorez trop. Je...
- Don Juan -
Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.
- Monsieur Dimanche -
Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
- Don Juan -
Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
- Monsieur Dimanche -
Je n'ai point mérité cette grâce assurément. Mais, Monsieur...
- Don Juan -
Oh çà, monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?
- Monsieur Dimanche -
Non, Monsieur, il faut que je m'en retourne tout à l'heure. Je...
- Don Juan -
(se levant.)
Allons, vite un flambeau pour conduire monsieur Dimanche, et que
quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l'escorter.
- Mr Dimanche -
(se levant aussi.)
Monsieur, il n'est pas nécessaire, et je m'en irai bien tout
seul. Mais...
(Sganarelle ôte les sièges promptement.)
- Don Juan -
Comment ? je veux qu'on vous escorte, et je m'intéresse trop à votre
personne. Je suis votre serviteur, et de plus votre débiteur.
- Monsieur Dimanche -
Ah ! Monsieur...
- Don Juan -
C'est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.
- Monsieur Dimanche -
Si...
- Don Juan -
Voulez-vous que je vous reconduise ?
- Monsieur Dimanche -
Ah, Monsieur, vous vous moquez ! Monsieur...
- Don Juan -
Embrassez-moi donc, s'il vous plaît, je vous prie encore
une fois d'être persuadé que je suis tout à vous, et qu'il
n'y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.
(Il sort.)

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Scène IV. - Monsieur Dimanche, Sganarelle.

- Sganarelle -
Il faut avouer que vous avez en monsieur un homme qui vous aime bien.
- Monsieur Dimanche -
Il est vrai ; il me fait tant de civilités et tant de compliments,
que je ne saurais jamais lui demander de l'argent.
- Sganarelle -
Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous ; et je voudrais
qu'il vous arrivât quelque chose, que quelqu'un s'avisât de vous
donner des coups de bâton, vous verriez de quelle manière...
- Monsieur Dimanche -
Je le crois ; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot
de mon argent.
- Sganarelle -
Oh ! ne vous mettez pas en peine. il vous payera le mieux du monde.
- Monsieur Dimanche -
Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre
particulier.
- Sganarelle -
Fi ! ne parlez pas de cela...
- Monsieur Dimanche -
Comment ? Je...
- Sganarelle -
Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
- Monsieur Dimanche -
Oui, Mais...
- Sganarelle -
Allons, monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
- Monsieur Dimanche -
Mais mon argent...
- Sganarelle -
(prenant Monsieur Dimanche par le bras.)
Vous moquez-vous ?
- Monsieur Dimanche -
Je veux...
- Sganarelle -
(le tirant.)
Hé !
- Monsieur Dimanche -
J'entends...
- Sganarelle -
(le poussant vers la porte.)
Bagatelles.
- Monsieur Dimanche -
Mais...
- Sganarelle -
(le poussant encore.)
Fi !
- Monsieur Dimanche -
Je...
- Sganarelle -
(Sganarelle le poussant tout à fait hors du théâtre.)
Fi ! vous dis-je.

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Scène V. - Don Juan, Sganarelle, La Violette.

- La Violette -
(à Don Juan.)
Monsieur, voilà monsieur votre père.
- Don Juan -
Ah ! me voici bien ! il me fallait cette visite pour me faire enrager.

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Scène VI. - Don Louis, Don Juan, Sganarelle.

- Don Louis -
Je vois bien que je vous embarasse, et que vous vous passeriez fort
aisément de ma venue. A dire vrai, nous nous incommodons étrangement
l'un et l'autre, et si vous êtes las de me voir, je suis bien las
aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous
faisons, quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu'il
nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous
venons à l'importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes
inconsidérées. J'ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles ;
je l'ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce
fils, que j'obtiens en fatiguant le ciel de voeux, est le chagrin et
le supplice de cette vie même dont je croyais qu'il devait être la
joie et la consolation. De quel oeil, à votre avis, pensez-vous que je
puisse voir cet amas d'actions indignes, dont on a peine, aux yeux du
monde, d'adoucir le mauvais visage ; cette suite continuelle de
méchantes affaires, qui nous réduisent à toutes heures à lasser les
bontés du souverain, et qui ont épuisé auprés de lui le mérite de mes
services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre !
Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ?
Etes-vous en droit, dites-moi, d'en tirer quelque vanité ? et
qu'avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous
qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une
gloire d'être sortis d'un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ?
Non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. Aussi,
nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que nous
nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions
qu'ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le
même honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point
dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs
véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain des aïeux dont
vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu'ils
ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire,
l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à votre déshonneur, et leur gloire
est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos
actions. Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre
dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je
regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait, et
que je ferais plus d'état du fils d'un crocheteur qui serait
honnête homme, que du fils d'un monarque qui vivrait comme vous.
- Don Juan -
Monsieur, si vous êtiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
- Don Louis -
Non, insolent, je ne veux point m'asseoir, ni parler davantage, et je
vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais
sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout
par tes actions ; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une
borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du ciel, et
laver, par ta punition, la honte de t'avoir fait naître.

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Scène VII. - Don Juan, Sganarelle.

- Don Juan -
(adressant encore la parole à son père, quoiqu'il soit sorti.)
Hé !, mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous
puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j'enrage de voir
des pères qui vivent autant que leurs fils.
(Il se met dans son fauteuil.)
- Sganarelle -
Ah ! Monsieur, vous avez tort.
- Don Juan -
(se levant.)
J'ai tort !
- Sganarelle -
(tremblant.)
Monsieur...
- Don Juan -
J'ai tort !
- Sganarelle -
Oui, Monsieur, vous avez tort d'avoir souffert ce qu'il vous a dit, et
vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de
plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et
lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance,
de mener une vie d'honnête homme, et cent autres sottises de pareille
nature ! cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez
comme il faut vivre ? J'admire votre patience ; et si j'avais été en
votre place, je l'aurais envoyé promener.
(bas, à part.)
O complaisance maudite, à quoi me réduis-tu !
- Don Juan -
Me fera-t-on souper bientôt ?

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Scène VIII. - Don Juan, Sganarelle, Ragotin.

- Ragotin -
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
- Don Juan -
Que pourrait-ce être ?
- Sganarelle -
Il faut voir.

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Scène IX. - Done Elvire, voilée ; Don Juan, Sganarelle.

- Done Elvire -
Ne soyez point surpris, don Juan, de me voir à cette heure et dans cet
équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce
que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens
point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous
me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est point cette
done Elvire qui faisait des voeux contre vous, et dont l'âme irritée ne
jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le ciel a banni de
mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces
transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux
emportements d'un amour terrestre et grossier ; et il n'a laissé dans
mon coeur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens,
une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point
pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.
- Don Juan -
(bas, à Sganarelle.)
Tu pleures, je pense ?
- Sganarelle -
Pardonnez-moi.
- Done Elvire -
C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour
vous faire part d'un avis du ciel, et tâcher de vous retirer du
précipice où vous courez. Oui, don Juan, je sais tous les dérèglements
de votre vie ; et ce même ciel, qui m'a touché le coeur et fait jeter
les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir
trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa
miséricorde, que sa colère redoutable est près de tomber sur vous,
qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-être
vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand
de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun
attachement du monde. Je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes
folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de
vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une
austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les
transports d'une passion condamnable. Mais, dans cette retraite,
j'aurais une douleur extrême qu'une personne que j'ai chérie
tendrement devînt un exemple funeste de la justice du ciel ; et ce me
sera une joye incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus
votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, don Juan,
accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation ; ne me
refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si
vous n'êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes
prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des
supplices éternels.
- Sganarelle -
(à part.)
Pauvre femme !
- Done Elvire -
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m'a été
si cher que vous ; j'ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes
choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande,
c'est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous,
je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore
une fois, don Juan, je vous le demande avec larmes ; et si ce n'est
assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en
conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
- Sganarelle -
(à part, regardant Don Juan.)
Coeur de tigre !
- Done Elvire -
Je m'en vais après ce discours ; et voilà tout ce que j'avais à vous
dire.
- Don Juan -
Madame, il est tard, demeurez ici. On vous y logera le mieux qu'on
pourra.
- Done Elvire -
Non, don Juan, ne me retenez pas davantage.
- Don Juan -
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
- Done Elvire -
Non, vous dis-je ; ne perdons point de temps en discours superflus.
Laissez-moi viste aller, ne faites aucune instance pour me conduire,
et songez seulement à profiter de mon avis.

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Scène X. - Don Juan, Sganarelle.

- Don Juan -
Sais-tu bien que j'ai encore senti quelque peu d'émotion pour elle,
que j'ai trouvé de l'agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son
habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi
quelques petits restes d'un feu éteint ?
- Sganarelle -
C'est à dire que ses paroles n'ont fait aucun effet sur vous.
- Don Juan -
Vite à souper.
- Sganarelle -
Fort bien.

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Scène XI. - Don Juan, Sganarelle, La Violette, Ragotin.

- Don Juan -
(se mettant à table.)
Sganarelle, il faut songer à s'amender pourtant.
- Sganarelle -
Oui-da.
- Don Juan -
Oui, ma foi, il faut s'amender. Encore vingt ou trente ans de cette
vie-ci, et puis nous songerons à nous.
- Sganarelle -
Ah !
- Don Juan -
Qu'en dis-tu ?
- Sganarelle -
Rien, voilà le souper.
(Il prend un morceau d'un des plats qu'on apporte,
et le met dans sa bouche.)
- Don Juan -
Il me semble que tu as la joue enflée : qu'est-ce que c'est ? Parle
donc. Qu'as-tu là ?
- Sganarelle -
Rien.
- Don Juan -
Montre un peu. Parbleu ! c'est une fluxion qui lui est tombée sur la
joue. Vite une lancette pour percer cela ! Le pauvre garçon n'en peut
plus, et cet abcès le pourrait étouffer. Attends, voyez comme il
était mûr ! Ah ! coquin que vous êtes !
- Sganarelle -
Ma foi, Monsieur, je voulais voir si votre cuisinier n'avait point mis
trop de sel ni trop de poivre.
- Don Juan -
Allons, mets-toi là, et mange. J'ai affaire de toi quand j'aurai
soupé. Tu as faim à ce que je vois.
- Sganarelle -
(se mettant à table.)
Je le crois bien, Monsieur, je n'ai point mangé depuis ce
matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde.
(A Ragotin, qui, à mesure que Sganarelle met quelque chose
sur son assiette, la lui ôte dès que Sganarelle tourne la
tête.)
Mon assiette, mon assiette ! Tout doux, s'il vous plaît. Vertubleu !
petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes ! Et
vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos !
(Pendant que la Violette donne à boire à Sganarelle,
Ragotin ôte encore son assiette.)
- Don Juan -
Qui peut fraper de cette sorte ?
- Sganarelle -
Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?
- Don Juan -
Je veux souper en repos, au moins ; et qu'on ne laisse entrer personne.
- Sganarelle -
Laissez-moi faire, je m'y en vais moi-même.
- Don Juan -
(voyant venir Sganarelle effrayé.)
Qu'est-ce donc ? qu'y a-t-il ?
- Sganarelle -
(baissant la tête comme a la statue.)
Le... qui est là.
- Don Juan -
Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler.
- Sganarelle -
Ah, pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?

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Scène XII. - Don Juan, La Statue du Commandeur, Sganarelle,
La Violette, Ragotin.

- Don Juan -
(à ses gens.)
Une chaise et un couvert. Vite donc.
(Don Juan et la statue se mettent à table.)
(A Sganarelle.)
Allons, mets-toi à table.
- Sganarelle -
Monsieur, je n'ai plus de faim.
- Don Juan -
Mets-toi là, te dis-je. A boire. A la santé du commandeur !
je te la porte, Sganarelle. Qu'on lui donne du vin.
- Sganarelle -
Monsieur, je n'ai pas soif.
- Don Juan -
Bois, et chante ta chanson, pour régaler le commandeur.
- Sganarelle -
Je suis enrhumé, Monsieur.
- Don Juan -
Il n'importe, Allons.
(à ses gens.)
Vous autres, venez, accompagnez sa voix.
- La Statue -
Don Juan, c'est assez, je vous invite à venir demain souper avec moi.
En aurez-vous le courage ?
- Don Juan -
Oui, j'irai, accompagné du seul Sganarelle.
- Sganarelle -
Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.
- Don Juan -
(à Sganarelle.)
Prends ce flambeau.
- La Statue -
On n'a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel.

ACTE CINQUIEME.
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Le théâtre représente une campagne.

Scène première. - Don Louis, Don Juan, Sganarelle.

- Don Louis -
Quoi ! mon fils, serait-il possible que la bonté du ciel eût exaucé
mes voeux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? ne m'abusez-vous
point d'un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la
nouveauté surprenante d'une telle conversion ?
- Don Juan -
Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ; je ne suis plus le
même d'hier au soir, et le ciel tout d'un coup, a fait en moi un
changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon âme et
dessillé mes yeux ; et je regarde avec horreur le long aveuglement où
j'ai été, et les désordres criminels de la vie que j'ai menée. J'en
repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m'étonne comme le
ciel les a pu souffrir si longtemps, et n'a pas vingt fois sur ma tête
laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces
que sa bonté m'a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je
prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un
soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions
passées, et m'efforcer d'en obtenir du ciel une pleine rémission.
C'est à quoi je vais travailler ; et je vous prie, Monsieur, de
vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m'aider vous même à faire
choix d'une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui
je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m'en vais entrer.
- Don Louis -
Ah ! mon fils, que la tendresse d'un père est aisément rappelée, et
que les offenses d'un fils s'évanouissent vite au moindre mot de
repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous
m'avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me
faire entendre. Je ne me sens pas, je l'avoue ; je jette des larmes
de joie ; tous mes voeux sont satisfaits, et je n'ai plus rien
désormais à demander au ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez,
je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j'en vais, tout
de ce pas, porter l'heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle
les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâces au
ciel des saintes résolutions qu'il a daigné vous inspirer.

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Scène II. - Don Juan, Sganarelle.

- Sganarelle -
Ah ! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir converti !
il y a longtemps que j'attendais cela ; et voilà, grâces au
ciel, tous mes souhaits accomplis.
- Don Juan -
La peste le benêt !
- Sganarelle -
Comment, le benêt ?
- Don Juan -
Quoi ! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu
crois que ma bouche était d'accord avec mon coeur ?
- Sganarelle -
Quoi ! ce n'est pas... Vous ne... Votre...
(à part.)
Oh ! quel homme ! quel homme ! quel homme !
- Don Juan -
Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les
mêmes.
- Sganarelle -
Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue
mouvante et parlante ?
- Don Juan -
Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas, mais quoi
que ce puisse être, cela n'est pas capable, ni de convaincre mon
esprit, ni d'ébranler mon âme ; et si j'ai dit que je voulais corriger
ma conduite, et me jeter dans un train de vie exemplaire, c'est un
dessein que j'ai formé par pure politique, un stratagème utile, une
grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père
dont j'ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent
fâcheuses aventures qui pourraient m'arriver. Je veux bien,
Sganarelle, t'en faire confidence, et je suis bien aise d'avoir un
témoin du fond de mon âme, et des véritables motifs qui m'obligent à
faire les choses.
- Sganarelle -
Quoi ! vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous
ériger en homme de bien ?
- Don Juan -
Et pourquoi non ? il y en a tant d'autres comme moi qui se mêlent de
ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde.
- Sganarelle -
(à part.)
Ah ! quel homme ! quel homme !
- Don Juan -
Il n'y a plus de honte maintenant à cela : l'hypocrisie est un vice à
la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le
personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages
qu'on puisse jouer. Aujourd'hui, la profession d'hypocrite a de
merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours
respectée ; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre
elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et
chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l'hypocrisie est
un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde,
et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de
grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en
choque un, se les attire tous sur les bras ; et ceux que l'on sait
même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être
véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des
autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et
appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que
j'en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les
désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de
la religion, et sous cet habit respecté, ont la permission d'être les
plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et
les connaître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela
d'être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un
soupir mortifié et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout
ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je veux me
sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes
douces habitudes ; mais j'aurai soin de me cacher, et me divertirai à
petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me
remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu
par elle envers et contre tous. Enfin, c'est là le vrai moyen de faire
impunément tout ce que je voudrai. Je m'érigerai en censeur des
actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et n'aurai bonne
opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je
ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine
irréconciliable. Je serai le vengeur des intérêts du ciel ; et, sous
ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai
d'impiété, et saurai déchaîner contre eux des zelés indiscrets, qui,
sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les
accableront d'injures, et les damneront hautement, de leur autorité
privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des faiblesses des hommes, et
qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle.
- Sganarelle -
O ciel ! qu'entends-je ici ! il ne vous manquait plus que
d'être hypocrite, pour vous achever de tout point ; et voilà
le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci
m'emporte, et je ne puis m'empêcher de parler. Faites-moi
tout ce qu'il vous plaira : battez-moi, assommez-moi
de coups, tuez-moi, si vous voulez ; il faut que je décharge
mon coeur, et qu'en valet fidèle je vous dise ce que je dois.
Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l'eau, qu'enfin
elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne
connais pas, l'homme est, en ce monde, ainsi que l'oiseau
sur la branche ; la branche est attachée à l'arbre ; qui s'attache
à l'arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes
valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se
trouvent à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les
courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ;
la fantaisie est une faculté de l'âme ; l'âme est ce qui nous
donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait
penser au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre
n'est point la mer ; la mer est sujette aux orages ; les orages
tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d'un
bon pilote ; un bon pilote a de la prudence ; la prudence
n'est pas dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent
obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les
richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ;
les pauvres ont de la nécessité ; nécessité n'a point de loi ;
qui n'a pas de loi vit en bête brute, et par conséquent
vous serez damné à tous les diables.
- Don Juan -
O le beau raisonnement !
- Sganarelle -
Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.

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Scène III. - Don Carlos, Don Juan, Sganarelle.

- Don Carlos -
Don Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler
ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous
savez que ce soin me regarde, et que je me suis, en votre présence,
chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite
fort que les choses aillent dans la douceur ; et il n'y a rien que je
ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et
pour vous voir publiquement confirmer à ma soeur le nom de votre
femme.
- Don Juan -
(d'un ton hypocrite.)
Hélas ! je voudrais bien de tout mon coeur vous donner la satisfaction
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