Autour de la lune - 04

Total number of words is 4307
Total number of unique words is 1383
37.1 of words are in the 2000 most common words
48.5 of words are in the 5000 most common words
53.6 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.

—Ne fût-ce que pour honorer le peuple américain, ajouta Michel Ardan,
le seul peuple qui fût capable de mener à bien une telle entreprise, le
seul qui pût produire un président Barbicane! Ah! j'y pense, maintenant
que nous n'avons plus d'inquiétude, qu'allons-nous devenir? Nous allons
nous ennuyer royalement!»
Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation.
«Mais j'ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. Vous n'avez
qu'à parler. J'ai à votre disposition, échecs, dames, cartes, dominos!
Il ne me manque qu'un billard!
—Quoi! demanda Barbicane, tu as emporté de pareils bibelots?
—Sans doute, répondit Michel, et non-seulement pour nous distraire,
mais aussi dans l'intention louable d'en doter les estaminets sélénites.
—Mon ami, dit Barbicane, si la Lune est habitée, ses habitants ont
apparu quelques milliers d'années avant ceux de la Terre, car on ne
peut douter que cet astre ne soit plus vieux que le nôtre. Si donc les
Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau
est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous
avons inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des
siècles. Ils n'auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à
apprendre d'eux.
—Quoi! répondit Michel, tu penses qu'ils ont eu des artistes comme
Phidias, Michel-Ange ou Raphaël?
—Oui.
—Des poëtes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo?
—J'en suis sûr.
—Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes, Kant?
—Je n'en doute pas.
—Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton?
—Je le jurerais.
—Des comiques comme Arnal et des photographes comme... comme Nadar?
—J'en suis sûr.
—Alors, ami Barbicane, s'ils sont aussi forts que nous, et même plus
forts, ces Sélénites, pourquoi n'ont-ils pas tenté de communiquer avec
la Terre? Pourquoi n'ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu'aux
régions terrestres?
—Qui te dit qu'ils ne l'ont fait? répondit sérieusement Barbicane.
—En effet, ajouta Nicholl, cela leur était plus facile qu'à nous, et
pour deux raisons: la première parce que l'attraction est six fois
moindre à la surface de la Lune qu'à la surface de la Terre, ce qui
permet à un projectile de s'enlever plus aisément; la seconde, parce
qu'il suffisait d'envoyer ce projectile à huit mille lieues seulement
au lieu de quatre-vingt mille, ce qui ne demande qu'une force de
projection dix fois moins forte.
—Alors, reprit Michel, je répète: Pourquoi ne l'ont-ils pas fait?
—Et moi répliqua Barbicane, je répète: Qui te dit qu'ils ne l'ont pas
fait?
—Quand?
—Il y a des milliers d'années, avant l'apparition de l'homme sur la
Terre.
—Et le boulet? Où est le boulet? Je demande à voir le boulet!
—Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes
de notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que le
projectile lunaire, s'il a été lancé, est maintenant immergé au fond
de l'Atlantique ou du Pacifique. A moins qu'il ne se soit enfoui dans
quelque crevasse, à l'époque où l'écorce terrestre n'était pas encore
suffisamment formée.
—Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as réponse à tout et je
m'incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse qui me
sourirait mieux que les autres; c'est que les Sélénites, étant plus
vieux que nous, sont plus sages et n'ont point inventé la poudre!»
En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore.
Elle réclamait son déjeuner.
«Ah! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et
Satellite!»
Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à la chienne qui la dévora
de grand appétit.
«Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurions dû faire de ce
projectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune un couple
de tous les animaux domestiques!
—Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué.
—Bon! dit Michel, en se serrant un peu!
—Le fait est, répondit Nicholl, que bœuf, vache, taureau, cheval,
tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur le continent lunaire.
Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable.
—Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nous pu emmener un âne,
rien qu'un petit âne, cette courageuse et patiente bête qu'aimait à
monter le vieux Silène! Je les aime, ces pauvres ânes! Ce sont bien les
animaux les moins favorisés de la création. Non-seulement on les frappe
pendant leur vie, mais on les frappe aussi après leur mort!
—Comment l'entends-tu? demanda Barbicane.
—Dame! fit Michel, puisqu'on en fait des peaux de tambour!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de rire à cette réflexion
saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. Celui-ci
s'était courbé vers la niche de Satellite et se relevait en disant:
«Bon! Satellite n'est plus malade.
—Ah! fit Nicholl.
—Non, reprit Michel, il est mort. Voilà, ajouta-t-il d'un ton piteux,
voilà qui sera embarrassant. Je crains bien, ma pauvre Diane, que tu ne
fasses pas souche dans les régions lunaires!»
En effet, l'infortuné Satellite n'avait pu survivre à sa blessure. Il
était mort et bien mort. Michel Ardan, très-décontenancé, regardait ses
amis.
«Il se présente une question, dit Barbicane. Nous ne pouvons garder
avec nous le cadavre de ce chien pendant quarante-huit heures encore.
—Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixés par
des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrirons l'un des deux
et nous jetterons ce corps dans l'espace.»
Le président réfléchit pendant quelques instants, et dit:
«Oui, il faudra procéder ainsi, mais en prenant les plus minutieuses
précautions.
—Pourquoi? demanda Michel.
—Pour deux raisons que tu vas comprendre, répondit Barbicane. La
première est relative à l'air renfermé dans le projectile, et dont il
ne faut perdre que le moins possible.
—Mais puisque nous le refaisons, cet air!
—En partie seulement. Nous ne refaisons que l'oxygène, mon brave
Michel,—et à ce propos, veillons bien à ce que l'appareil ne fournisse
pas cet oxygène en quantité immodérée, car cet excès amènerait en
nous des troubles physiologiques très-graves. Mais si nous refaisons
l'oxygène, nous ne refaisons pas l'azote, ce véhicule que les
poumons n'absorbent pas et qui doit demeurer intact. Or, cet azote
s'échapperait rapidement par les hublots ouverts.
—Oh! le temps de jeter ce pauvre Satellite, dit Michel.
—D'accord, mais agissons rapidement.
—Et la seconde raison? demanda Michel.
—La seconde raison, c'est qu'il ne faut pas laisser le froid
extérieur, qui est excessif, pénétrer dans le projectile, sous peine
d'être gelés vivants.
—Cependant, le Soleil...
—Le soleil échauffe notre projectile qui absorbe ses rayons, mais il
n'échauffe pas le vide où nous flottons en ce moment. Où il n'y a pas
d'air, il n'y a pas plus de chaleur que de lumière diffuse, et de même
qu'il fait noir, il fait froid là où les rayons du Soleil n'arrivent
pas directement. Cette température n'est donc autre que la température
produite par le rayonnement stellaire, c'est-à-dire celle que subirait
le globe terrestre si le Soleil s'éteignait un jour.
—Ce qui n'est pas à craindre, répondit Nicholl.
—Qui sait? dit Michel Ardan. D'ailleurs, en admettant que le Soleil ne
s'éteigne pas, ne peut-il arriver que la Terre s'éloigne de lui?
—Bon! fit Barbicane, voilà Michel avec ses idées!
—Eh! reprit Michel, ne sait-on pas que la Terre a traversé la queue
d'une comète en 1861? Or, supposons une comète dont l'attraction soit
supérieure à l'attraction solaire, l'orbite terrestre se courbera vers
l'astre errant, et la Terre, devenue son satellite, sera entraînée à
une distance telle que les rayons du Soleil n'auront plus aucune action
à sa surface.
—Cela peut se produire, en effet, répondit Barbicane, mais les
conséquences d'un pareil déplacement pourraient bien ne pas être aussi
redoutables que tu le supposes.
—Et pourquoi?
—Parce que le froid et le chaud s'équilibreraient encore sur notre
globe. On a calculé que si la Terre eût été entraînée par la comète de
1861, elle n'aurait pas ressenti, à sa plus grande distance du Soleil,
une chaleur seize fois supérieure à celle que nous envoie la Lune,
chaleur qui, concentrée au foyer des plus fortes lentilles, ne produit
aucun effet appréciable.
—Eh bien? fit Michel.
—Attends un peu, répondit Barbicane. On a calculé aussi, qu'à son
périhélie, à sa distance la plus rapprochée du Soleil, la Terre aurait
supporté une chaleur égale à vingt-huit mille fois celle de l'été.
Mais cette chaleur, capable de vitrifier les matières terrestres et
de vaporiser les eaux, eût formé un épais anneau de nuage qui aurait
amoindri cette température excessive. De là, compensation entre les
froids de l'aphélie et les chaleurs du périhélie, et une moyenne
probablement supportable.
—Mais à combien de degrés estime-t-on la température des espaces
planétaires? demanda Nicholl.
—Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était
excessivement basse. En calculant son décroissement thermométrique, on
arrivait à la chiffrer par millions de degrés au-dessous de zéro. C'est
Fourier, un compatriote de Michel, un savant illustre de l'Académie des
Sciences, qui a ramené ces nombres à de plus jutes estimations. Suivant
lui, la température de l'espace ne s'abaisse pas au-dessous de soixante
degrés.
—Peuh! fit Michel.
—C'est à peu près, répondit Barbicane, la température qui fut observée
dans les régions polaires, à l'île Melville ou au fort Reliance, soit
environ cinquante-six degrés centigrades au-dessous de zéro.
—Il reste à prouver, dit Nicholl, que Fourier ne s'est pas abusé
dans ses évaluations. Si je ne me trompe, un autre savant français,
M. Pouillet, estime la température de l'espace à cent soixante degrés
au-dessous de zéro. C'est ce que nous vérifierons.
—Pas en ce moment, répondit Barbicane, car les rayons solaires,
frappant directement notre thermomètre, donneraient, au contraire, une
température très-élevée. Mais lorsque nous serons arrivés sur la Lune,
pendant les nuits de quinze jours que chacune de ses faces éprouve
alternativement, nous aurons le loisir de faire cette expérience, car
notre satellite se meut dans le vide.
—Mais qu'entends-tu par le vide? demanda Michel, est-ce le vide absolu?
—C'est le vide absolument privé d'air.
—Et dans lequel l'air n'est remplacé par rien?
—Si. Par l'éther, répondit Barbicane.
—Ah! Et qu'est-ce que l'éther?
—L'éther, mon ami, c'est une agglomération d'atomes impondérables,
qui, relativement à leurs dimensions, disent les ouvrages de
physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns des autres que
les corps célestes le sont dans l'espace. Leur distance, cependant,
est inférieure à un trois millionième de millimètre. Ce sont ces
atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent la lumière
et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trente trillions
d'ondulations, n'ayant que quatre à six dix-millièmes de millimètre
d'amplitude.
—Milliards de milliards! s'écria Michel Ardan, on les a donc mesurées
et comptées, ces oscillations! Tout cela, ami Barbicane, ce sont des
chiffres de savants qui épouvantent l'oreille et ne disent rien à
l'esprit.
—Il faut pourtant bien chiffrer...
—Non. Il vaut mieux comparer. Un trillion ne signifie rien. Un objet
de comparaison dit tout. Exemple: Quand tu m'auras répété que le volume
d'Uranus est soixante-seize fois plus gros que celui de la Terre, le
volume de Saturne neuf cents fois plus gros, le volume de Jupiter
treize cents fois plus gros, le volume du Soleil treize cent mille fois
plus gros, je n'en serai pas beaucoup plus avancé. Aussi je préfère, et
de beaucoup, ces vieilles comparaisons du _Double Liégeois_ qui vous
dit tout bêtement: Le Soleil, c'est une citrouille de deux pieds de
diamètre, Jupiter, une orange, Saturne, une pomme d'api, Neptune, une
guigne, Uranus, une grosse cerise, la Terre, un pois, Vénus, un petit
pois, Mars, une grosse tête d'épingle, Mercure un grain de moutarde, et
Junon, Cérès, Vesta et Pallas, de simples grains de sable! On sait au
moins à quoi s'en tenir!»
[Illustration: Satellite fut projeté au dehors. (Page 49.)]
Après cette sortie de Michel Ardan contre les savants et ces trillions
qu'ils alignent sans sourciller, l'on procéda à l'ensevelissement de
Satellite. Il s'agissait simplement de le jeter dans l'espace, de la
même manière que les marins jettent un cadavre à la mer.
Mais, ainsi que l'avait recommandé le président Barbicane, il fallut
opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de cet air que
son élasticité aurait rapidement épanché dans le vide. Les boulons
du hublot de droite, dont l'ouverture mesurait environ trente
centimètres, furent dévissés avec soin, tandis que Michel, tout
contrit, se préparait à lancer son chien dans l'espace. La vitre,
manœuvrée par un puissant levier qui permettait de vaincre la pression
de l'air intérieur sur les parois du projectile, tourna rapidement sur
ses charnières, et Satellite fut projeté au dehors. C'est à peine si
quelques molécules d'air s'échappèrent, et l'opération réussit si bien
que, plus tard, Barbicane ne craignit pas de se débarrasser ainsi des
débris inutiles qui encombraient le wagon.


[Illustration: C'était le cadavre. (Page 56.)]
CHAPITRE VI
DEMANDES ET RÉPONSES.

Le 4 décembre, les chronomètres marquaient cinq heures du matin
terrestre, quand les voyageurs se réveillèrent, après cinquante-quatre
heures de voyage. Comme temps, ils n'avaient dépassé que de cinq heures
quarante minutes, la moitié de la durée assignée à leur séjour dans
le projectile; mais comme trajet, ils avaient déjà accompli près des
sept dixièmes de la traversée. Cette particularité était due à la
décroissance régulière de leur vitesse.
Lorsqu'ils observèrent la Terre par la vitre inférieure, elle ne
leur apparut plus que comme une tache sombre, noyée dans les rayons
solaires. Plus de croissant, plus de lumière cendrée. Le lendemain,
à minuit, la Terre devait être nouvelle, au moment précis où la
Lune serait pleine. Au-dessus, l'astre des nuits se rapprochait de
plus en plus de la ligne suivie par le projectile, de manière à se
rencontrer avec lui à l'heure indiquée. Tout autour, la voûte noire
était constellée de points brillants qui semblaient se déplacer avec
lenteur. Mais à la distance considérable où ils se trouvaient, leur
grosseur relative ne paraissait pas s'être modifiée. Le Soleil et les
étoiles apparaissaient exactement tels qu'on les voit de la Terre.
Quant à la Lune, elle avait considérablement grossi; mais les lunettes
des voyageurs, peu puissantes en somme, ne permettaient pas encore
de faire d'utiles observations à sa surface, et d'en reconnaître les
dispositions topographiques ou géologiques.
Aussi, le temps s'écoulait-il en conversations interminables. On
causait de la Lune surtout. Chacun apportait son contingent de
connaissances particulières. Barbicane et Nicholl, toujours sérieux,
Michel Ardan, toujours fantaisiste. Le projectile, sa situation, sa
direction, les incidents qui pouvaient survenir, les précautions que
nécessiterait sa chute sur la Lune, c'était là matière inépuisable à
conjectures.
Précisément, en déjeunant, une demande de Michel, relative au
projectile, provoqua une assez curieuse réponse de Barbicane et digne
d'être rapportée.
Michel, supposant le boulet brusquement arrêté, lorsqu'il était encore
animé de sa formidable vitesse initiale, voulut savoir quelles
auraient été les conséquences de cet arrêt.
«Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comment le projectile aurait
pu être arrêté.
—Supposons-le, répondit Michel.
—Supposition irréalisable, répliqua le pratique Barbicane. A moins que
la force d'impulsion ne lui eût fait défaut. Mais alors, sa vitesse
aurait décru peu à peu, et il ne se fût pas brusquement arrêté.
—Admets qu'il ait heurté un corps dans l'espace.
—Lequel?
—Ce bolide énorme que nous avons rencontré.
—Alors, dit Nicholl, le projectile eût été brisé en mille pièces, et
nous avec.
—Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aurions été brûlés vifs.
—Brûlés! s'écria Michel. Pardieu! je regrette que le cas ne se soit
pas présenté «pour voir.»
—Et tu aurais vu, répondit Barbicane. On sait maintenant que la
chaleur n'est qu'une modification du mouvement. Quand on fait chauffer
de l'eau, c'est-à-dire quand on lui ajoute de la chaleur, cela veut
dire que l'on donne du mouvement à ses molécules.
—Tiens! fit Michel, voilà une théorie ingénieuse!
—Et juste, mon digne ami, car elle explique tous les phénomènes du
calorique. La chaleur n'est qu'un mouvement moléculaire, une simple
oscillation des particules d'un corps. Lorsqu'on serre le frein d'un
train, le train s'arrête. Mais que devient le mouvement dont il était
animé? Il se transforme en chaleur, et le frein s'échauffe. Pourquoi
graisse-t-on l'essieu des roues? Pour l'empêcher de s'échauffer,
attendu que cette chaleur, ce serait du mouvement perdu par
transformation. Comprends-tu?
—Si je comprends! répondit Michel, admirablement. Ainsi, par exemple,
quand j'ai couru longtemps, que je suis en nage, que je sue à grosses
gouttes, pourquoi suis-je forcé de m'arrêter! Tout simplement, parce
que mon mouvement s'est transformé en chaleur!»
Barbicane ne put s'empêcher de sourire à cette repartie de Michel.
Puis, reprenant sa théorie:
«Ainsi donc, dit-il, dans le cas d'un choc, il en eût été de notre
projectile comme de la balle qui tombe brûlante après avoir frappé la
plaque de métal. C'est son mouvement qui s'est changé en chaleur. En
conséquence, j'affirme que si notre boulet avait heurté le bolide, sa
vitesse, brusquement anéantie, eût déterminé une chaleur capable de le
volatiliser instantanément.
—Alors, demanda Nicholl, qu'arriverait-il donc si la Terre s'arrêtait
subitement dans son mouvement de translation?
—Sa température serait portée à un tel point, répondit Barbicane,
qu'elle serait immédiatement réduite en vapeurs.
—Bon, fit Michel, voilà un moyen de finir le monde qui simplifierait
bien les choses.
—Et si la Terre tombait sur le Soleil? dit Nicholl.
—D'après les calculs, répondit Barbicane, cette chute développerait
une chaleur égale à la chaleur produite par seize cents globes de
charbon égaux en volume au globe terrestre.
—Bon surcroît de température pour le Soleil, répliqua Michel Ardan, et
dont les habitants d'Uranus ou de Neptune ne se plaindraient sans doute
pas, car ils doivent mourir de froid sur leur planète.
—Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout mouvement brusquement
arrêté produit de la chaleur. Et cette théorie a permis d'admettre que
la chaleur du disque solaire est alimentée par une grêle de bolides qui
tombe incessamment à sa surface. On a même calculé...
—Défions-nous, murmura Michel, voilà les chiffres qui s'avancent.
—On a même calculé, reprit imperturbablement Barbicane, que le choc de
chaque bolide sur le Soleil doit produire une chaleur égale à celle de
quatre mille masses de houille d'un volume égal.
—Et quelle est la chaleur solaire? demanda Michel.
—Elle est égale à celle que produirait la combustion d'une couche
de charbon qui entourerait le Soleil sur une épaisseur de vingt-sept
kilomètres.
—Et cette chaleur?...
—Elle serait capable de faire bouillir par heure deux milliards neuf
cent millions de myriamètres cube d'eau.
—Et elle ne nous rôtit pas? s'écria Michel.
—Non, répondit Barbicane, parce que l'atmosphère terrestre absorbe
les quatre dixièmes de la chaleur solaire. D'ailleurs, la quantité
de chaleur interceptée par la Terre n'est qu'un deux milliardième du
rayonnement total.
—Je vois bien que tout est pour le mieux, répliqua Michel, et que
cette atmosphère est une utile invention, car non-seulement elle nous
permet de respirer, mais encore elle nous empêche de cuire.
—Oui, dit Nicholl, et, malheureusement, il n'en sera pas de même dans
la Lune.
—Bah! fit Michel, toujours confiant. S'il y a des habitants, ils
respirent. S'il n'y en a plus, ils auront bien laissé assez d'oxygène
pour trois personnes, ne fût-ce que dans le fond des ravins où sa
pesanteur l'aura accumulé! Eh bien! nous ne grimperons pas sur les
montagnes! Voilà tout.»
Et Michel, se levant, alla considérer le disque lunaire qui brillait
d'un insoutenable éclat.
«Sapristi! dit-il, qu'il doit faire chaud là-dessus!
—Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y dure trois cent
soixante heures!
—Par compensation, dit Barbicane, les nuits y ont la même durée, et
comme la chaleur est restituée par rayonnement, leur température ne
doit être que celle des espaces planétaires.
—Un joli pays! dit Michel. N'importe! Je voudrais déjà y être! Hein!
mes chers camarades, sera-ce assez curieux d'avoir la Terre pour Lune,
de la voir se lever à l'horizon, d'y reconnaître la configuration de
ses continents, de se dire: là est l'Amérique, là est l'Europe; puis de
la suivre lorsqu'elle va se perdre dans les rayons du Soleil! A propos,
Barbicane, y a-t-il des éclipses pour les Sélénites?
—Oui, des éclipses de Soleil, répondit Barbicane, lorsque les centres
des trois astres se trouvent sur la même ligne, la Terre étant au
milieu. Mais ce sont seulement des éclipses annulaires, pendant
lesquelles la Terre, projetée comme un écran sur le disque solaire, en
laisse apercevoir la plus grande partie.
—Et pourquoi, demanda Nicholl, n'y a-t-il point d'éclipse totale?
Est-ce que le cône d'ombre projeté par la Terre ne s'étend pas au delà
de la Lune?
—Oui, si l'on ne tient pas compte de la réfraction produite par
l'atmosphère terrestre. Non, si l'on tient compte de cette réfraction.
Ainsi, soit _delta_ prime la parallaxe horizontale, et _p_ prime le
demi-diamètre apparent...
—Ouf! fit Michel, un demi de _v_ zéro carré...! Parle donc pour tout
le monde, homme algébrique!
—Eh bien, en langue vulgaire, répondit Barbicane, la distance moyenne
de la Lune à la Terre étant de soixante rayons terrestres, la longueur
du cône d'ombre, par suite de la réfraction, se réduit à moins de
quarante-deux rayons. Il en résulte donc que lors des éclipses, la Lune
se trouve au delà du cône d'ombre pure, et que le Soleil lui envoie
non-seulement les rayons de ses bords, mais aussi les rayons de son
centre.
—Alors, dit Michel d'un ton goguenard, pourquoi y a-t-il éclipse,
puisqu'il ne doit pas y en avoir?
—Uniquement, parce que ces rayons solaires sont affaiblis par cette
réfraction, et que l'atmosphère qu'ils traversent en éteint le plus
grand nombre!
—Cette raison me satisfait, répondit Michel. D'ailleurs, nous verrons
bien quand nous y serons.
—Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que la Lune soit une
ancienne comète?
—En voilà, une idée!
—Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuité, j'ai quelques idées de
ce genre.
—Mais elle n'est pas de Michel, cette idée, répondit Nicholl.
—Bon! je ne suis donc qu'un plagiaire!
—Sans doute, répondit Nicholl. D'après le témoignage des anciens, les
Arcadiens prétendent que leurs ancêtres ont habité la Terre avant que
la Lune fût devenue son satellite. Partant de ce fait, certains savants
ont vu dans la Lune une comète, que son orbite amena un jour assez près
de la Terre pour qu'elle fût retenue par l'attraction terrestre.
—Et qu'y a-t-il de vrai dans cette hypothèse? demanda Michel.
—Rien, répondit Barbicane, et la preuve, c'est que la Lune n'a pas
conservé trace de cette enveloppe gazeuse qui accompagne toujours les
comètes.
—Mais, reprit Nicholl, la Lune, avant de devenir le satellite de la
Terre, n'aurait-elle pu, dans son périhélie, passer assez près du
Soleil pour y laisser par évaporation toutes ces substances gazeuses?
—Cela se peut, ami Nicholl, mais cela n'est pas probable.
—Pourquoi?
—Parce que... Ma foi, je n'en sais rien.
—Ah! quelles centaines de volumes, s'écria Michel, on pourrait faire
avec tout ce qu'on ne sait pas!
—Ah çà! quelle heure est-il? demanda Barbicane.
—Trois heures, répondit Nicholl.
—Comme le temps passe, dit Michel, dans la conversation de savants
tels que nous! Décidément, je sens que je m'instruis trop! Je sens que
je deviens un puits!»
Ce disant, Michel se hissa jusqu'à la voûte du projectile, «pour mieux
observer la Lune,» prétendait-il. Pendant ce temps, ses compagnons
considéraient l'espace à travers la vitre inférieure. Rien de nouveau à
signaler.
Lorsque Michel Ardan fut redescendu, il s'approcha du hublot latéral,
et, soudain, il laissa échapper une exclamation de surprise.
«Qu'est-ce donc?» demanda Barbicane.
Le président s'approcha de la vitre, et aperçut une sorte de sac aplati
qui flottait extérieurement à quelques mètres du projectile. Cet objet
semblait immobile comme le boulet, et par conséquent, il était animé du
même mouvement ascensionnel que lui.
«Qu'est-ce que cette machine-là? répétait Michel Ardan. Est-ce un des
corpuscules de l'espace, que notre projectile retient dans son rayon
d'attraction, et qui va l'accompagner jusqu'à la Lune?
—Ce qui m'étonne, répondit Nicholl, c'est que la pesanteur spécifique
de ce corps, qui est très-certainement inférieure à celle du boulet,
lui permette de se maintenir aussi rigoureusement à son niveau!
—Nicholl, répondit Barbicane après un moment de réflexion, je ne
sais pas quel est cet objet, mais je sais parfaitement pourquoi il se
maintient par le travers du projectile.
—Et pourquoi?
—Parce que nous flottons dans le vide, mon cher capitaine, et que
dans le vide, les corps tombent ou se meuvent,—ce qui est la même
chose,—avec une vitesse égale, quelle que soit leur pesanteur ou
leur forme. C'est l'air qui, par sa résistance, crée des différences
de poids. Quand vous faites pneumatiquement le vide dans un tube, les
objets que vous y projetez, grains de poussière ou grains de plomb, y
tombent avec la même rapidité. Ici, dans l'espace, même cause et même
effet.
—Très-juste, dit Nicholl, et tout ce que nous lancerons au dehors du
projectile ne cessera de l'accompagner dans son voyage jusqu'à la Lune.
—Ah! bêtes que nous sommes! s'écria Michel.
—Pourquoi cette qualification? demanda Barbicane.
—Parce que nous aurions dû remplir le projectile d'objets utiles,
livres, instruments, outils, etc. Nous aurions tout jeté, et «tout»
nous aurait suivi à la traîne! Mais j'y pense. Pourquoi ne nous
promenons-nous pas au dehors comme ce bolide? Pourquoi ne nous
lançons-nous pas dans l'espace par le hublot? Quelle jouissance ce
serait de se sentir ainsi suspendu dans l'éther, plus favorisé que
l'oiseau qui doit toujours battre de l'aile pour se soutenir!
—D'accord, dit Barbicane, mais comment respirer?
—Maudit air qui manque si mal à propos!
—Mais, s'il ne manquait pas, Michel, ta densité étant inférieure à
celle du projectile, tu resterais bien vite en arrière.
—Alors, c'est un cercle vicieux.
—Tout ce qu'il y a de plus vicieux.
—Et il faut rester emprisonné dans son wagon?
—Il le faut.
[Illustration: «J'aurais pris des attitudes de chimère.» (Page 60.)]
—Ah! s'écria Michel d'une voix formidable.
—Qu'as-tu? demanda Nicholl.
—Je sais, je devine ce que c'est que ce prétendu bolide! Ce n'est
point un astéroïde qui nous accompagne! Ce n'est point un morceau de
planète.
—Qu'est-ce donc? demanda Barbicane.
—C'est notre infortuné chien! C'est le mari de Diane!»
En effet, cet objet déformé, méconnaissable, réduit à rien, c'était
le cadavre de Satellite, aplati comme une cornemuse dégonflée, et qui
montait, montait toujours!


You have read 1 text from French literature.
Next - Autour de la lune - 05
  • Parts
  • Autour de la lune - 01
    Total number of words is 4208
    Total number of unique words is 1501
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 02
    Total number of words is 4269
    Total number of unique words is 1477
    36.1 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    53.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 03
    Total number of words is 4295
    Total number of unique words is 1397
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 04
    Total number of words is 4307
    Total number of unique words is 1383
    37.1 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 05
    Total number of words is 4305
    Total number of unique words is 1561
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.7 of words are in the 5000 most common words
    52.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 06
    Total number of words is 4307
    Total number of unique words is 1439
    34.9 of words are in the 2000 most common words
    45.4 of words are in the 5000 most common words
    51.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 07
    Total number of words is 4169
    Total number of unique words is 1414
    33.5 of words are in the 2000 most common words
    44.5 of words are in the 5000 most common words
    50.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 08
    Total number of words is 4370
    Total number of unique words is 1405
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 09
    Total number of words is 4247
    Total number of unique words is 1415
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 10
    Total number of words is 4263
    Total number of unique words is 1504
    29.5 of words are in the 2000 most common words
    41.6 of words are in the 5000 most common words
    46.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 11
    Total number of words is 4209
    Total number of unique words is 1416
    35.5 of words are in the 2000 most common words
    45.1 of words are in the 5000 most common words
    51.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 12
    Total number of words is 4263
    Total number of unique words is 1447
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 13
    Total number of words is 4101
    Total number of unique words is 1500
    33.3 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    52.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Autour de la lune - 14
    Total number of words is 23
    Total number of unique words is 22
    40.8 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.