Autour de la lune - 01

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AUTOUR
DE LA LUNE

Paris.—Imp. GAUTHIER-VILLARS, 55, quai des Grands-Augustins.

_Ouvrage couronné par l'Académie française._

LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

AUTOUR DE LA LUNE
PAR
JULES VERNE
_44 Dessins par Emile Bayard et A. De Neuville
Gravés par Hildibrand._
[Illustration]
BIBLIOTHÈQUE
_D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION_
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS
Droits de traduction et de reproduction réservés.


—JULES VERNE—
[Illustration: AUTOUR DE LA LUNE]


CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
QUI RÉSUME LA PREMIÈRE PARTIE DE CET OUVRAGE,
POUR SERVIR DE PRÉFACE A LA SECONDE.

Pendant le cours de l'année 186., le monde entier fut singulièrement
ému par une tentative scientifique sans précédents dans les annales
de la science. Les membres du Gun-Club, cercle d'artilleurs fondé à
Baltimore après la guerre d'Amérique, avaient eu l'idée de se mettre
en communication avec la Lune,—oui, avec la Lune,—en lui envoyant un
boulet. Leur président Barbicane, le promoteur de l'entreprise, ayant
consulté à ce sujet les astronomes de l'Observatoire de Cambridge,
prit toutes les mesures nécessaires au succès de cette extraordinaire
entreprise, déclarée réalisable par la majorité des gens compétents.
Après avoir provoqué une souscription publique qui produisit près de
trente millions de francs, il commença ses gigantesques travaux.
Suivant la note rédigée par les membres de l'Observatoire, le canon
destiné à lancer le projectile devait être établi dans un pays situé
entre 0 et 28 degrés de latitude nord ou sud, afin de viser la Lune au
zénith. Le boulet devait être animé d'une vitesse initiale de douze
mille yards à la seconde. Lancé le 1er décembre, à onze heures moins
treize minutes et vingt secondes du soir, il devait rencontrer la
Lune quatre jours après son départ, le 5 décembre, à minuit précis, à
l'instant même où elle se trouverait dans son périgée, c'est-à-dire
à sa distance la plus rapprochée de la Terre, soit exactement
quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues.
Les principaux membres du Gun-Club, le président Barbicane, le major
Elphiston, le secrétaire J.-T. Maston et autres savants tinrent
plusieurs séances dans lesquelles furent discutées la forme et la
composition du boulet, la disposition et la nature du canon, la
qualité et la quantité de la poudre à employer. Il fut décidé: 1° que
le projectile serait un obus en aluminium d'un diamètre de cent huit
pouces et d'une épaisseur de douze pouces à ses parois, qui pèserait
dix-neuf mille deux cent cinquante livres; 2° que le canon serait une
Columbiad en fonte de fer longue de neuf cents pieds, qui serait coulée
directement dans le sol; 3° que la charge emploierait quatre cent mille
livres de fulmi-coton qui, développant six milliards de litres de gaz
sous le projectile, l'emporteraient facilement vers l'astre des nuits.
Ces questions résolues, le président Barbicane, aidé de l'ingénieur
Murchison, fit choix d'un emplacement situé dans la Floride par 27° 7'
de latitude nord et 5° 7' de longitude ouest. Ce fut en cet endroit,
qu'après des travaux merveilleux, la Columbiad fut coulée avec un plein
succès.
Les choses en étaient là, quand survint un incident qui centupla
l'intérêt attaché à cette grande entreprise.
Un Français, un Parisien fantaisiste, un artiste aussi spirituel
qu'audacieux, demanda à s'enfermer dans un boulet afin d'atteindre
la Lune et d'opérer une reconnaissance du satellite terrestre. Cet
intrépide aventurier se nommait Michel Ardan. Il arriva en Amérique,
fut reçu avec enthousiasme, tint des meetings, se vit porter en
triomphe, réconcilia le président Barbicane avec son mortel ennemi le
capitaine Nicholl et, comme gage de réconciliation, il les décida à
s'embarquer avec lui dans le projectile.
La proposition fut acceptée. On modifia la forme du boulet. Il
devint cylindro-conique. On garnit cette espèce de wagon aérien de
ressorts puissants et de cloisons brisantes qui devaient amortir le
contre-coup du départ. On le pourvut de vivres pour un an, d'eau pour
quelques mois, de gaz pour quelques jours. Un appareil automatique
fabriquait et fournissait l'air nécessaire à la respiration des trois
voyageurs. En même temps, le Gun-Club faisait construire sur l'un des
plus hauts sommets des Montagnes-Rocheuses un gigantesque télescope
qui permettrait de suivre le projectile pendant son trajet à travers
l'espace. Tout était prêt.
Le 30 novembre, à l'heure fixée, au milieu d'un concours extraordinaire
de spectateurs, le départ eut lieu et pour la première fois, trois
êtres humains, quittant le globe terrestre, s'élancèrent vers les
espaces interplanétaires avec la presque certitude d'arriver à leur
but. Ces audacieux voyageurs, Michel Ardan, le président Barbicane et
le capitaine Nicholl, devaient effectuer leur trajet en _quatre-vingt
dix-sept heures treize minutes et vingt secondes_. Conséquemment, leur
arrivée à la surface du disque lunaire ne pouvait avoir lieu que le 5
décembre, à minuit, au moment précis où la Lune serait pleine, et non
le 4, ainsi que l'avaient annoncé quelques journaux mal informés.
Mais, circonstance inattendue, la détonation produite par la Columbiad
eut pour effet immédiat de troubler l'atmosphère terrestre en y
accumulant une énorme quantité de vapeurs. Phénomène qui excita
l'indignation générale, car la Lune fut voilée pendant plusieurs nuits
aux yeux de ses contemplateurs.
Le digne J.-T. Maston, le plus vaillant ami des trois voyageurs, partit
pour les Montagnes-Rocheuses, en compagnie de l'honorable J. Belfast,
directeur de l'Observatoire de Cambridge, et il gagna la station de
Long's-Peak, où se dressait le télescope qui rapprochait la Lune à deux
lieues. L'honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le
véhicule de ses audacieux amis.
L'accumulation des nuages dans l'atmosphère empêcha toute observation
pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut même que
l'observation devrait être remise au 3 janvier de l'année suivante,
car la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, ne présenterait
plus alors qu'une portion décroissante de son disque, insuffisante pour
permettre d'y suivre la trace du projectile.
Mais enfin, à la satisfaction générale, une forte tempête nettoya
l'atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune, à demi
éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.
Cette nuit même, un télégramme était envoyé de la station de
Long's-Peak par J.-T. Maston et Belfast à MM. les Membres du bureau de
l'Observatoire de Cambridge.
Or, qu'annonçait ce télégramme?
Il annonçait: que le 11 décembre, à huit heures quarante-sept du soir,
le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill avait été aperçu
par MM. Belfast et J.-T. Maston,—que le boulet, dévié pour une cause
ignorée, n'avait point atteint son but, mais qu'il en était passé assez
près pour être retenu par l'attraction lunaire;—que son mouvement
rectiligne s'était changé en un mouvement circulaire, et qu'alors,
entraîné suivant un orbe elliptique autour de l'astre des nuits, il en
était devenu le satellite.
Le télégramme ajoutait que les éléments de ce nouvel astre n'avaient pu
être encore calculés;—et en effet, trois observations prenant l'astre
dans trois positions différentes, sont nécessaires pour déterminer ces
éléments. Puis, il indiquait que la distance séparant le projectile
de la surface lunaire «pouvait» être évaluée à deux mille huit cent
trente-trois milles environ, soit quatre mille cinq cents lieues.
Il terminait enfin en émettant cette double hypothèse: Ou l'attraction
de la Lune finirait par l'emporter, et les voyageurs atteindraient leur
but; ou le projectile, maintenu dans une orbe immutable, graviterait
autour du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.
Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort des voyageurs? Ils
avaient des vivres pour quelque temps, c'est vrai. Mais en supposant
même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendraient-ils?
Pourraient-ils jamais revenir? Aurait-on de leurs nouvelles? Ces
questions, débattues par les plumes les plus savantes du temps,
passionnèrent le public.
Il convient de faire ici une remarque qui doit être méditée par les
observateurs trop pressés. Lorsqu'un savant annonce au public une
découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assez de
prudence. Personne n'est forcé de découvrir ni une planète, ni une
comète, ni un satellite, et qui se trompe en pareil cas, s'expose
justement aux quolibets de la foule. Donc, mieux vaut attendre, et
c'est ce qu'aurait dû faire l'impatient J.-T. Maston, avant de lancer à
travers le monde ce télégramme qui, suivant lui, disait le dernier mot
de cette entreprise.
En effet, ce télégramme contenait des erreurs de deux sortes, ainsi
que cela fut vérifié plus tard: 1° Erreurs d'observation, en ce qui
concernait la distance du projectile à la surface de la Lune, car,
à la date du 11 décembre, il était impossible de l'apercevoir, et
ce que J.-T. Maston avait vu ou cru voir, ne pouvait être le boulet
de la Columbiad. 2° Erreurs de théorie sur le sort réservé audit
projectile, car en faire un satellite de la Lune, c'était se mettre en
contradiction absolue avec les lois de la mécanique rationnelle.
Une seule hypothèse des observateurs de Long's-Peak pouvait se
réaliser, celle qui prévoyait le cas où les voyageurs,—s'ils
existaient encore,—combineraient leurs efforts avec l'attraction
lunaire de manière à atteindre la surface du disque.
Or, ces hommes, aussi intelligents que hardis, avaient survécu
au terrible contre-coup du départ, et c'est leur voyage dans le
boulet-wagon qui va être raconté jusque dans ses plus dramatiques
comme dans ses plus singuliers détails. Ce récit détruira beaucoup
d'illusions et de prévisions; mais il donnera une juste idée des
péripéties réservées à une pareille entreprise, et il mettra en
relief les instincts scientifiques de Barbicane, les ressources de
l'industrieux Nicholl et l'humoristique audace de Michel Ardan.
En outre, il prouvera que leur digne ami, J.-T. Maston, perdait son
temps, lorsque, penché sur le gigantesque télescope, il observait la
marche de la Lune à travers les espaces stellaires.


CHAPITRE PREMIER
DE DIX HEURES VINGT A DIX HEURES QUARANTE-SEPT MINUTES DU SOIR

Quand dix heures sonnèrent, Michel Ardan, Barbicane et Nicholl firent
leurs adieux aux nombreux amis qu'ils laissaient sur terre. Les deux
chiens, destinés à acclimater la race canine sur les continents
lunaires, étaient déjà emprisonnés dans le projectile. Les trois
voyageurs s'approchèrent de l'orifice de l'énorme tube de fonte, et une
grue volante les descendit jusqu'au chapeau conique du boulet.
Là, une ouverture ménagée à cet effet, leur donna accès dans le wagon
d'aluminium. Les palans de la grue étant halés à l'extérieur, la gueule
de la Columbiad fut instantanément dégagée de ses derniers échafaudages.
Nicholl, une fois introduit avec ses compagnons dans le projectile,
s'occupa d'en fermer l'ouverture au moyen d'une forte plaque maintenue
intérieurement par de puissantes vis de pression. D'autres plaques,
solidement adaptées, recouvraient les verres lenticulaires des hublots.
Les voyageurs, hermétiquement clos dans leur prison de métal, étaient
plongés au milieu d'une obscurité profonde.
«Et maintenant, mes chers compagnons, dit Michel Ardan, faisons comme
chez nous. Je suis homme d'intérieur, moi, et très-fort sur l'article
ménage. Il s'agit de tirer le meilleur parti possible de notre nouveau
logement et d'y trouver nos aises. Et d'abord, tâchons d'y voir un peu
plus clair. Que diable! le gaz n'a pas été inventé pour les taupes!»
Ce disant, l'insouciant garçon fit jaillir la flamme d'une allumette
qu'il frotta à la semelle de sa botte; puis, il l'approcha du bec fixé
au récipient, dans lequel l'hydrogène carboné, emmagasiné à une haute
pression, pouvait suffire à l'éclairage et au chauffage du boulet
pendant cent quarante-quatre heures, soit six jours et six nuits.
Le gaz s'alluma. Le projectile, ainsi éclairé, apparut comme une
chambre confortable, capitonnée à ses parois, meublée de divans
circulaires, et dont la voûte s'arrondissait en forme de dôme.
Les objets qu'elle renfermait, armes, instruments, ustensiles,
solidement saisis et maintenus contre les rondeurs du capiton, devaient
supporter impunément le choc du départ. Toutes les précautions
humainement possibles avaient été prises pour mener à bonne fin une si
téméraire tentative.
Michel Ardan examina tout et se déclara fort satisfait de son
installation.
«C'est une prison, dit-il, mais une prison qui voyage, et avec le
droit de mettre le nez à la fenêtre, je ferais bien un bail de cent
ans! Tu souris Barbicane? As-tu donc une arrière-pensée? Te dis-tu que
cette prison pourrait être notre tombeau? Tombeau, soit, mais je ne le
changerais pas pour celui de Mahomet qui flotte dans l'espace et ne
marche pas!»
Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbicane et Nicholl faisaient
leurs derniers préparatifs.
Le chronomètre de Nicholl marquait dix heures vingt minutes du soir
lorsque les trois voyageurs se furent définitivement murés dans leur
boulet. Ce chronomètre était réglé à un dixième de seconde près sur
celui de l'ingénieur Murchison. Barbicane le consulta.
«Mes amis, dit-il, il est dix heures vingt. A dix heures quarante-sept,
Murchison lancera l'étincelle électrique sur le fil qui communique avec
la charge de la Columbiad. A ce moment précis, nous quitterons notre
sphéroïde. Nous avons donc encore vingt-sept minutes à rester sur la
terre.
—Vingt-six minutes et treize secondes, répondit le méthodique Nicholl.
—Eh bien! s'écria Michel Ardan d'un ton de bel humeur, en vingt-six
minutes, on fait bien des choses! On peut discuter les plus graves
questions de morale ou de politique, et même les résoudre! Vingt-six
minutes bien employées valent mieux que vingt-six années où on ne fait
rien! Quelques secondes d'un Pascal ou d'un Newton sont plus précieuses
que toute l'existence de l'indigeste foule des imbéciles....
—Et tu en conclus, éternel parleur? demanda le président Barbicane.
—J'en conclus que nous avons vingt-six minutes, répondit Ardan.
—Vingt-quatre seulement, dit Nicholl.
—Vingt-quatre, si tu y tiens, mon brave capitaine, répondit Ardan,
vingt-quatre minutes pendant lesquelles on pourrait approfondir...
—Michel, dit Barbicane, pendant notre traversée, nous aurons tout
le temps nécessaire pour approfondir les questions les plus ardues.
Maintenant occupons-nous du départ.
—Ne sommes-nous pas prêts?
—Sans doute. Mais il est encore quelques précautions à prendre pour
atténuer autant que possible le premier choc!
—N'avons-nous pas ces couches d'eau disposées entre les cloisons
brisantes, et dont l'élasticité nous protégera suffisamment?
—Je l'espère, Michel, répondit doucement Barbicane, mais je n'en suis
pas bien sûr!
—Ah! le farceur! s'écria Michel Ardan. Il espère!... Il n'est pas
sûr!... Et il attend le moment où nous sommes encaqués pour faire ce
déplorable aveu! Mais je demande à m'en aller!
—Et le moyen? répliqua Barbicane.
—En effet! dit Michel Ardan, c'est difficile. Nous sommes dans
le train et le sifflet du conducteur retentira avant vingt-quatre
minutes...
—Vingt,» fit Nicholl.
Pendant quelques instants, les trois voyageurs se regardèrent. Puis ils
examinèrent les objets emprisonnés avec eux.
«Tout est à sa place, dit Barbicane. Il s'agit de décider maintenant
comment nous nous placerons le plus utilement pour supporter le choc
du départ. La position à prendre ne saurait être indifférente, et
autant que possible, il faut empêcher que le sang ne nous afflue trop
violemment à la tête.
—Juste, fit Nicholl.
—Alors, répondit Michel Ardan, prêt à joindre l'exemple à la parole,
mettons-nous la tête en bas et les pieds en haut, comme les clowns du
Great-Circus!
—Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le côté. Nous résisterons
mieux ainsi au choc. Remarquez bien qu'au moment où le boulet partira
que nous soyons dedans ou que nous soyons devant, c'est à peu près la
même chose.
[Illustration: Le gaz s'alluma. (Page 6.)]
—Si ce n'est qu'«à peu près» la même chose, je me rassure, répliqua
Michel Ardan.
—Approuvez-vous mon idée, Nicholl? demanda Barbicane.
—Entièrement, répondit le capitaine. Encore treize minutes et demie.
—Ce n'est pas un homme que ce Nicholl, s'écria Michel, c'est un
chronomètre à secondes, à échappement, avec huit trous....»
Mais ses compagnons ne l'écoutaient plus, et ils prenaient leurs
dernières dispositions avec un sang-froid inimaginable. Ils avaient
l'air de deux voyageurs méthodiques, montés dans un wagon, et cherchant
à se caser aussi confortablement que possible. On se demande vraiment
de quelle matière sont faits ces cœurs d'Américains auxquels
l'approche du plus effroyable danger n'ajoute pas une pulsation!
[Illustration: Diane et Satellite. (Page 9.)]
Trois couchettes, épaisses et solidement conditionnées, avaient été
placées dans le projectile. Nicholl et Barbicane les disposèrent au
centre du disque qui formait le plancher mobile. Là devaient s'étendre
les trois voyageurs, quelques moments avant le départ.
Pendant ce temps, Ardan, ne pouvant rester immobile, tournait dans son
étroite prison comme une bête fauve en cage, causant avec ses amis,
parlant à ses chiens, Diane et Satellite, auxquels, on le voit, il
avait donné depuis quelques temps ces noms significatifs.
«Hé! Diane! Hé! Satellite! s'écriait-il en les excitant. Vous allez
donc montrer aux chiens sélénites les bonnes façons des chiens de
la terre! Voilà qui fera honneur à la race canine! Pardieu! Si
nous revenons jamais ici-bas, je veux rapporter un type croisé de
«moon-dogs» qui fera fureur!
—S'il y a des chiens dans la Lune, dit Barbicane.
—Il y en a, affirma Michel Ardan, comme il y a des chevaux, des
vaches, des ânes, des poules. Je parie que nous y trouvons des poules!
—Cent dollars que nous n'en trouverons pas, dit Nicholl.
—Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serrant la main de Nicholl.
Mais à propos, tu as déjà perdu trois paris avec notre président,
puisque les fonds nécessaires à l'entreprise ont été faits, puisque
l'opération de la fonte a réussi, et enfin puisque la Columbiad a été
chargée sans accident, soit six mille dollars.
—Oui, répondit Nicholl. Dix heures trente-sept minutes et six secondes.
—C'est entendu, capitaine. Eh bien, avant un quart d'heure, tu auras
encore à compter neuf mille dollars au président, quatre mille parce
que la Columbiad n'éclatera pas, et cinq mille parce que le boulet
s'enlèvera à plus de six milles dans l'air.
—J'ai les dollars, répondit Nicholl en frappant sur la poche de son
habit, je ne demande qu'à payer.
—Allons, Nicholl, je vois que tu es un homme d'ordre, ce que je n'ai
jamais pu être, mais en somme, tu as fait là une série de paris peu
avantageux pour toi, permets-moi de te le dire.
—Et pourquoi? demanda Nicholl.
—Parce que si tu gagnes le premier, c'est que la Columbiad aura
éclaté, et le boulet avec, et Barbicane ne sera plus là pour te
rembourser tes dollars.
—Mon enjeu est déposé à la banque de Baltimore, répondit simplement
Barbicane, et à défaut de Nicholl, il retournera à ses héritiers!
—Ah! hommes pratiques! s'écria Michel Ardan, esprits positifs! Je vous
admire d'autant plus que je ne vous comprends pas.
—Dix heures quarante deux! dit Nicholl.
—Plus que cinq minutes! répondit Barbicane.
—Oui! cinq petites minutes! répliqua Michel Ardan. Et nous sommes
enfermés dans un boulet, au fond d'un canon de neuf cents pieds! Et
sous ce boulet sont entassées quatre cent mille livres de fulmi-coton
qui valent seize cent mille livres de poudre ordinaire! Et l'ami
Murchison, son chronomètre à la main, l'œil fixé sur l'aiguille, le
doigt posé sur l'appareil électrique, compte les secondes et va nous
lancer dans les espaces interplanétaires!...
—Assez, Michel, assez! dit Barbicane d'une voix grave. Préparons-nous.
Quelques instants seulement nous séparent d'un moment suprême. Une
poignée de main, mes amis.
—Oui,» s'écria Michel Ardan, plus ému qu'il ne voulait le paraître.
Ces trois hardis compagnons s'unirent dans une dernière étreinte.
«Dieu nous garde!» dit le religieux Barbicane.
Michel Ardan et Nicholl s'étendirent sur les couchettes disposées au
centre du disque.
«Dix heures quarante sept!» murmura le capitaine.
Vingt secondes encore! Barbicane éteignit rapidement le gaz et se
coucha près de ses compagnons.
Le profond silence n'était interrompu que par les battements du
chronomètre frappant la seconde.
Soudain, un choc épouvantable se produisit, et le projectile, sous
la poussée de six milliards de litres de gaz développés par la
déflagration du pyroxile, s'enleva dans l'espace.


CHAPITRE II
LA PREMIÈRE DEMI-HEURE

Que s'était-il passé? Quel effet avait produit cette effroyable
secousse? L'ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle
obtenu un résultat heureux? Le choc s'était-il amorti, grâce aux
ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d'eau, aux cloisons
brisantes? Avait-on dompté l'effrayante poussée de cette vitesse
initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou
New-York en une seconde? C'est évidemment la question que se posaient
les mille témoins de cette scène émouvante. Ils oubliaient le but
du voyage pour ne songer qu'aux voyageurs! Et si quelqu'un d'entre
eux,—J.-T. Maston, par exemple,—eût pu jeter un regard à l'intérieur
du projectile, qu'aurait-il vu?
Rien alors. L'obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois
cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure,
pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile ne s'était
même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfié,
comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium.
A l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été
lancés violemment vers la voûte; mais les plus importants ne semblaient
pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes.
Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot, après le bris des
cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient sans
mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore? Ce
projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois
cadavres dans l'espace?...
Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un
mouvement; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à
se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un
«hem» sonore, puis il dit:
«Michel Ardan, complet. Voyons les autres!»
Le courageux Français voulut se lever; mais il ne put se tenir debout.
Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l'aveuglait, il était
comme un homme ivre.
«Brr! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de
Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à avaler!»
Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les
tempes, il cria d'une voix ferme:
«Nicholl! Barbicane!»
Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui
indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son
appel. Même silence.
«Diable! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d'un cinquième étage sur
la tête! Bah! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien
ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux
Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais,
avant tout, éclairons la situation.»
Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et
reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent
en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette
et l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du
bec, il l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne
s'était pas échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas,
Michel Ardan n'aurait pas impunément promené une allumette enflammée
dans ce milieu rempli d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût
produit un mélange détonant et l'explosion aurait achevé ce que la
secousse avait commencé peut-être.
Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur le corps de ses
compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme des
masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.
Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un divan, et le frictionna
vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl,
qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la
main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui:
«Et Barbicane? demanda-t-il.
—Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J'ai commencé
par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à
Barbicane.»
Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le
déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses
compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant
que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule.
Une simple écorchure qu'il comprima soigneusement.
Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont
s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions.
«Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la
poitrine du blessé.
—Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque
habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons avec
vigueur.»
Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que Barbicane
recouvra l'usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se redressa, prit la
main de ses deux amis, et, pour sa première parole:
«Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous?»
Nicholl et Barbicane se regardèrent. Il ne s'étaient pas encore
inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour les
voyageurs, non pour le wagon.
«Au fait marchons-nous? répéta Michel Ardan.
—Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride?
demanda Nicholl.
—Ou au fond du golfe du Mexique? ajouta Michel Ardan.
—Par exemple!» s'écria le président Barbicane.
Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour effet
immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.
Quoiqu'il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la situation
du boulet. Son immobilité apparente; le défaut de communication avec
l'extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question. Peut-être le
projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l'espace? peut-être,
après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans
le golfe du Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu'île
floridienne rendait possible.
Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le résoudre au
plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son énergie morale de
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