La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - 32

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douces et tristes, par un rhythme familier et souvent gai, n'est-il pas
le caractère de ces chants populaires qui sont les superstitions de la
musique, si l'on veut accepter le mot superstition comme signifiant
tout ce qui reste après la ruine des peuples et surnage à leurs
révolutions. En achevant le premier couplet, l'ouvrier, qui ne cessait
de regarder le rideau de la mansarde, n'y vit aucun mouvement. Pendant
qu'il chantait le second, le calicot s'agita. Quand ces mots: Recevez
ce bouquet, furent dits, apparut la figure d'une jeune fille. Une main
blanche ouvrit avec précaution la croisée, et la jeune fille salua
par un signe de tête le voyageur au moment où il finissait la pensée
mélancolique exprimée par ces deux vers si simples:
Hélas! vos vains honneurs
Pass'ront comme ces fleurs.
L'ouvrier montra soudain, en la tirant de dessous sa veste, une fleur
d'un jaune d'or très commune en Bretagne, et sans doute trouvée dans
les champs de la Brie, où elle est rare, la fleur de l'ajonc.
--Est-ce donc vous, Brigaut? dit à voix basse la jeune fille.
--Oui, Pierrette, oui. Je suis à Paris, je fais mon tour de France;
mais je suis capable de m'établir ici, puisque vous y êtes.
En ce moment, une espagnolette grogna dans la chambre du premier étage,
au-dessous de celle de Pierrette. La Bretonne manifesta la plus vive
crainte et dit à Brigaut:--Sauvez-vous! L'ouvrier sauta comme une
grenouille effrayée vers le tournant qu'un moulin fait faire à cette
rue qui va déboucher dans la grande rue, l'artère de la basse ville;
mais, malgré sa prestesse, ses souliers ferrés, en retentissant sur le
petit pavé de Provins, produisirent un son facile à distinguer dans
la musique du moulin, et que put entendre la personne qui ouvrait la
fenêtre.
Cette personne était une femme. Aucun homme ne s'arrache aux douceurs
du sommeil matinal pour écouter un troubadour en veste, une fille
seule se réveille à un chant d'amour. Aussi était-ce une fille, et une
vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennes par un geste de
chauve-souris, elle regarda dans toutes les directions et n'entendit
que vaguement les pas de Brigaut qui s'enfuyait. Y a-t-il rien de plus
horrible à voir que la matinale apparition d'une vieille fille laide
à sa fenêtre? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des
voyageurs quand ils traversent les petites villes, n'est-ce pas le plus
déplaisant? il est trop triste, trop repoussant pour qu'on en rie.
Cette vieille fille, à l'oreille si alerte, se présentait dépouillée
des artifices en tout genre qu'elle employait pour s'embellir: elle
n'avait ni son tour de faux cheveux ni sa collerette. Elle portait
cet affreux petit sac en taffetas noir avec lequel les vieilles
femmes s'enveloppent l'occiput, et qui dépassait son bonnet de nuit
relevé par les mouvements du sommeil. Ce désordre donnait à cette
tête l'air menaçant que les peintres prêtent aux sorcières. Les
tempes, les oreilles et la nuque, assez peu cachées, laissaient voir
leur caractère aride et sec; leurs rides âpres se recommandaient
par des tons rouges peu agréables à l'œil, et que faisait encore
ressortir la couleur quasi blanche de la camisole nouée au cou par
des cordons vrillés. Les bâillements de cette camisole entr'ouverte
montraient une poitrine comparable à celle d'une vieille paysanne
peu soucieuse de sa laideur. Le bras décharné faisait l'effet d'un
bâton sur lequel on aurait mis une étoffe. Vue à sa croisée, cette
demoiselle paraissait grande à cause de la force et de l'étendue de son
visage, qui rappelait l'ampleur inouïe de certaines figures suisses.
Sa physionomie, où les traits péchaient par un défaut d'ensemble,
avait pour principal caractère une sécheresse dans les lignes, une
aigreur dans les tons, une insensibilité dans le fond qui eût saisi de
dégoût un physionomiste. Ces expressions alors visibles se modifiaient
habituellement par une sorte de sourire commercial, par une bêtise
bourgeoise qui jouait si bien la bonhomie, que les personnes avec
lesquelles vivait cette demoiselle pouvaient très bien la prendre
pour une bonne personne. Elle possédait cette maison par indivis avec
son frère. Le frère dormait si tranquillement dans sa chambre, que
l'orchestre de l'Opéra ne l'eût pas éveillé, et cependant le diapason
de cet orchestre est célèbre! La vieille demoiselle avança la tête hors
de la fenêtre, leva vers la mansarde ses petits yeux d'un bleu pâle et
froid, aux cils courts et plantés dans un bord presque toujours enflé;
elle essaya de voir Pierrette; mais, après avoir reconnu l'inutilité
de sa manœuvre, elle rentra dans sa chambre par un mouvement semblable
à celui d'une tortue qui cache sa tête après l'avoir sortie de sa
carapace. Les persiennes se fermèrent, et le silence de la place ne fut
plus troublé que par les paysans qui arrivaient ou par des personnes
matinales. Quand il y a une vieille fille dans une maison, les chiens
de garde sont inutiles: il ne s'y passe pas le moindre événement
qu'elle ne le voie, ne le commente et n'en tire toutes les conséquences
possibles. Aussi, cette circonstance allait-elle donner carrière à de
graves suppositions, ouvrir un de ces drames obscurs qui se passent en
famille et qui, pour demeurer secrets, n'en sont pas moins terribles,
si vous permettez toutefois d'appliquer le mot de drame à cette scène
d'intérieur.
[Illustration: IMP. E. MARTINET.
La vieille demoiselle avança la tête hors de la fenêtre, leva vers la
mansarde ses petits yeux d'un bleu pâle et froid.
(PIERRETTE.)]
Pierrette ne se recoucha pas. Pour elle, l'arrivée de Brigaut était un
événement immense. Pendant la nuit, cet Éden des malheureux, elle
échappait aux ennuis, aux tracasseries qu'elle avait à supporter durant
la journée. Semblable au héros de je ne sais quelle ballade allemande
ou russe, son sommeil lui paraissait être une vie heureuse, et le jour
était un mauvais rêve. Après trois années, elle venait d'avoir pour
la première fois un réveil agréable. Les souvenirs de son enfance
avaient mélodieusement chanté leurs poésies dans son âme. Le premier
couplet, elle l'avait entendu en rêve, le second l'avait fait lever
en sursaut, au troisième elle avait douté: les malheureux sont de
l'école de saint Thomas. Au quatrième couplet, arrivée en chemise et
nu-pieds à sa croisée, elle avait reconnu Brigaut, son ami d'enfance.
Ah! c'était bien cette veste carrée à petites basques brusquement
coupées et dont les poches ballottent à la chute des reins, la veste
de drap bleu classique en Bretagne, le gilet de rouennerie grossière,
la chemise de toile fermée par un cœur d'or, le grand col roulé, les
boucles d'oreilles, les gros souliers, le pantalon de toile bleue
écrue, inégalement déteinte par longueurs de fil, enfin toutes ces
choses humbles et fortes qui constituent le costume d'un pauvre Breton.
Les gros boutons en corne blanche du gilet et de la veste firent
battre le cœur de Pierrette. A la vue du bouquet d'ajonc, ses yeux se
mouillèrent de larmes, puis une horrible terreur lui comprima dans
l'âme les fleurs de son souvenir un moment épanouies. Elle pensa que sa
cousine avait pu l'entendre se levant et marchant à sa croisée, elle
devina la vieille fille et fit à Brigaut ce signe de frayeur auquel
le pauvre Breton s'était empressé d'obéir sans y rien comprendre.
Cette soumission instinctive ne peint-elle pas une de ces affections
innocentes et absolues comme il y en a, de siècle en siècle, sur cette
terre, où elles fleurissent comme l'aloès à l'_Isola bella_, deux ou
trois fois en cent ans? Qui eût vu Brigaut se sauvant aurait admiré
l'héroïsme le plus naïf du plus naïf sentiment. Jacques Brigaut était
digne de Pierrette Lorrain, qui finissait sa quatorzième année: deux
enfants! Pierrette ne put s'empêcher de pleurer en le regardant lever
le pied avec l'effroi que son geste lui avait communiqué. Puis elle
revint s'asseoir sur un méchant fauteuil, en face d'une petite table
au-dessus de laquelle se trouvait un miroir. Elle s'y accouda, se mit
la tête dans les mains et resta là pensive pendant une heure, occupée
à se remémorer le Marais, le bourg de Pen-Hoël, les périlleux voyages
entrepris sur un étang dans un bateau détaché pour elle d'un vieux
saule par le petit Jacques, puis les vieilles figures de sa grand'mère,
de son grand-père, la tête souffrante de sa mère et la belle
physionomie du major Brigaut, enfin toute une enfance sans soucis!
Ce fut encore un rêve: des joies lumineuses sur un fond grisâtre.
Elle avait ses beaux cheveux cendrés en désordre sous un petit bonnet
chiffonné pendant son sommeil, un petit bonnet en percale et à ruches
qu'elle s'était fait elle-même. De chaque côté des tempes il passait
des boucles échappées de leurs papillotes en papier gris. Derrière la
tête, une grosse natte aplatie pendait déroulée. La blancheur excessive
de sa figure trahissait une de ces horribles maladies de jeune fille
à laquelle la médecine a donné le nom gracieux de _chlorose_, et qui
prive le corps de ses couleurs naturelles, qui trouble l'appétit et
annonce de grands désordres dans l'organisme. Ce ton de cire existait
dans toute la carnation. Le cou et les épaules expliquaient par
leur pâleur d'herbe étiolée la maigreur des bras jetés en avant et
croisés. Les pieds de Pierrette paraissaient amollis, amoindris par la
maladie. Sa chemise ne tombait qu'à mi-jambe et laissait voir des nerfs
fatigués, des veines bleuâtres, une carnation appauvrie. Le froid qui
l'atteignit lui rendit les lèvres d'un beau violet. Le triste sourire
qui tira les coins de sa bouche assez délicate montra des dents d'un
ivoire fin et d'une forme menue, de jolies dents transparentes qui
s'accordaient avec ses oreilles fines, avec son nez un peu pointu mais
élégant, avec la coupe de son visage, qui, malgré sa parfaite rondeur,
était mignonne. Toute l'animation de ce charmant visage se trouvait
dans des yeux dont l'iris, couleur tabac d'Espagne et mélangé de points
noirs, brillait par des reflets d'or autour d'une prunelle profonde et
vive. Pierrette avait dû être gaie, elle était triste. Sa gaieté perdue
existait encore dans la vivacité des contours de l'œil, dans la grâce
ingénue de son front et dans les méplats de son menton court. Ses longs
cils se dessinaient comme des pinceaux sur ses pommettes altérées par
la souffrance. Le blanc, prodigué outre mesure, rendait d'ailleurs les
lignes et les détails de la physionomie très-purs. L'oreille était un
petit chef-d'œuvre de sculpture: vous eussiez dit du marbre. Pierrette
souffrait de bien des manières. Aussi peut-être voulez-vous son
histoire? la voici.
La mère de Pierrette était une demoiselle Auffray, de Provins, sœur
consanguine de madame Rogron, mère des possesseurs actuels de cette
maison.
Marié d'abord à dix-huit ans, monsieur Auffray avait contracté vers
soixante-neuf ans un second mariage. De son premier lit, était issue
une fille unique assez laide et mariée dès l'âge de seize ans à un
aubergiste de Provins nommé Rogron.
De son second lit, le bonhomme Auffray eut encore une fille, mais
charmante. Ainsi, par un effet assez bizarre, il y eut une énorme
différence d'âge entre les deux filles de monsieur Auffray: celle du
premier lit avait cinquante ans quand celle du second naissait. Lorsque
son vieux père lui donnait une sœur, madame Rogron avait deux enfants
majeurs.
A dix-huit ans, la fille du vieillard amoureux fut mariée selon son
inclination à un officier breton nommé Lorrain, capitaine dans la
Garde impériale. L'amour rend souvent ambitieux. Le capitaine, qui
voulut devenir promptement colonel, passa dans la Ligne. Pendant que
le chef de bataillon et sa femme, assez heureux de la pension à eux
faite par monsieur et madame Auffray, brillaient à Paris ou couraient
en Allemagne au gré des batailles et des paix impériales, le vieil
Auffray, ancien épicier de Provins, mourut à quatre-vingt-huit ans
sans avoir eu le temps de faire aucune disposition testamentaire. La
succession du bonhomme fut si bien manœuvrée par l'ancien aubergiste
et par sa femme, qu'ils en absorbèrent la plus grande partie, et ne
laissèrent à la veuve du bonhomme Auffray que la maison du défunt sur
la petite place et quelques arpents de terre. Cette veuve, mère de la
petite madame Lorrain, n'avait à la mort de son mari que trente-huit
ans. Comme beaucoup de veuves, elle eut l'idée malsaine de se remarier.
Elle vendit à sa belle-fille, la vieille madame Rogron, les terres et
la maison qu'elle avait gagnées en vertu de son contrat de mariage,
afin de pouvoir épouser un jeune médecin nommé Néraud, qui lui dévora
sa fortune. Elle mourut de chagrin et dans la misère deux ans après.
La part qui aurait pu revenir à madame Lorrain dans la succession
Auffray disparut donc en grande partie, et se réduisit à environ
huit mille francs. Le major Lorrain mourut sur le champ d'honneur
à Montereau, laissant sa veuve chargée, à vingt et un ans, d'une
petite fille de quatorze mois, sans autre fortune que la pension à
laquelle elle avait droit et la succession à venir de monsieur et
madame Lorrain, détaillants à Pen-Hoël, bourg vendéen situé dans le
pays appelé le Marais. Ces Lorrain, père et mère de l'officier mort,
grand-père et grand'mère paternels de Pierrette Lorrain, vendaient
le bois nécessaire aux constructions, des ardoises, des tuiles, des
faîtières, des tuyaux, etc. Leur commerce, soit incapacité, soit
malheur, allait mal et leur fournissait à peine de quoi vivre. La
faillite de la célèbre maison Collinet de Nantes, causée par les
événements de 1814, qui produisirent une baisse subite dans les denrées
coloniales, venait de leur enlever vingt-quatre mille francs qu'ils y
avaient déposés. Aussi leur belle-fille fut-elle bien reçue. La veuve
du major apportait une pension de huit cents francs, somme énorme à
Pen-Hoël. Les huit mille francs que son beau-frère et sa sœur Rogron
lui envoyèrent après mille formalités entraînées par l'éloignement,
elle les confia aux Lorrain, en prenant toutefois une hypothèque sur
une petite maison qu'ils possédaient à Nantes, louée cent écus, et qui
valait à peine dix mille francs.
Madame Lorrain la jeune mourut trois ans après le second et fatal
mariage de sa mère, en 1819, presque en même temps qu'elle. L'enfant du
vieil Auffray et de sa jeune épouse était frêle, petite et malingre:
l'air humide du Marais lui fut contraire. La famille de son mari
lui persuada pour la garder que, dans aucun autre endroit du monde,
elle ne trouverait un pays plus sain ni plus agréable que le Marais,
témoin des exploits de Charette. Elle fut si bien dorlotée, soignée,
cajolée, que cette mort fit le plus grand honneur aux Lorrain. Quelques
personnes prétendent que Brigaut, un ancien Vendéen, un de ces hommes
de fer qui avaient servi sous Charette, sous Mercier, sous le marquis
de Montauran et sous le baron du Guénic dans les guerres contre la
République, était pour beaucoup dans la résignation de madame Lorrain
la jeune. S'il en fut ainsi, certes ce serait d'une âme excessivement
aimante et dévouée. Tout Pen-Hoël voyait d'ailleurs Brigaut, nommé
respectueusement _le major_, grade qu'il avait eu dans les armées
catholiques, passant ses journées et ses soirées dans la salle auprès
de la veuve du major impérial. Vers les derniers temps, le curé de
Pen-Hoël s'était permis quelques représentations à la vieille dame
Lorrain: il l'avait priée de décider sa belle-fille à épouser Brigaut,
en promettant de faire nommer le major juge de paix du canton de
Pen-Hoël par la protection du vicomte de Kergarouët. La mort de la
pauvre jeune femme rendit la proposition inutile. Pierrette resta chez
ses grands-parents, qui lui devaient quatre cents francs d'intérêt
par an, naturellement appliqués à son entretien. Ces vieilles gens,
de plus en plus impropres au commerce, eurent un concurrent actif et
ingénieux contre lequel ils disaient des injures sans rien tenter
pour se défendre. Le major, leur conseil et leur ami, mourut six mois
après son amie, peut-être de douleur et peut-être de ses blessures: il
en avait reçu vingt-sept. En bon commerçant, le mauvais voisin voulut
ruiner ses adversaires afin d'éteindre toute concurrence. Il fit prêter
de l'argent aux Lorrain sur leur signature, en prévoyant qu'ils ne
pourraient rembourser, et les força dans leurs vieux jours à déposer
leur bilan. L'hypothèque de Pierrette fut primée par l'hypothèque
légale de sa grand'mère, qui s'en tint à ses droits pour conserver un
morceau de pain à son mari. La maison de Nantes fut vendue neuf mille
cinq cents francs, et il y eut pour quinze cents francs de frais. Les
huit mille francs restant revinrent à madame Lorrain, qui les plaça sur
hypothèque afin de pouvoir vivre à Nantes dans une espèce de béguinage
semblable à celui de Sainte-Périne de Paris et nommé Saint-Jacques, où
ces deux vieillards eurent le vivre et le couvert moyennant une modique
pension. Dans l'impossibilité de garder avec eux leur petite-fille
ruinée, les vieux Lorrain se souvinrent de son oncle et de sa tante
Rogron, auxquels ils écrivirent. Les Rogron de Provins étaient morts.
La lettre des Lorrain aux Rogron semblait donc devoir être perdue.
Mais, si quelque chose ici-bas peut suppléer la Providence, n'est-ce
pas la Poste aux lettres? L'esprit de la Poste, incomparablement
au-dessus de l'esprit public, qui ne rapporte pas d'ailleurs autant,
dépasse en invention l'esprit des plus habiles romanciers. Quand la
Poste possède une lettre, valant pour elle de trois à dix sous, sans
trouver immédiatement celui ou celle à qui elle doit la remettre, elle
déploie une sollicitude financière dont l'analogue ne se rencontre que
chez les créanciers les plus intrépides. La Poste va, vient, furette
dans les 86 départements. Les difficultés surexcitent le génie des
employés, qui souvent sont des gens de lettres, et qui se mettent alors
à la recherche de l'Inconnu avec l'ardeur des mathématiciens du Bureau
des Longitudes: ils fouillent tout le royaume. A la moindre lueur
d'espérance, les bureaux de Paris se remettent en mouvement. Souvent
il vous arrive de rester stupéfait en reconnaissant les gribouillages
qui zèbrent le dos et le ventre de la lettre, glorieuses attestations
de la persistance administrative avec laquelle la Poste s'est remuée.
Si un homme entreprenait ce que la Poste vient d'accomplir, il aurait
perdu dix mille francs en voyages, en temps, en argent, pour recouvrer
douze sous. La Poste a décidément encore plus d'esprit qu'elle n'en
porte. La lettre des Lorrain, adressée à monsieur Rogron de Provins,
décédé depuis une année, fut envoyée par la Poste à monsieur Rogron,
son fils, mercier, rue Saint-Denis, à Paris. En ceci éclate l'esprit de
la Poste. Un héritier est toujours plus ou moins tourmenté de savoir
s'il a bien tout ramassé d'une succession, s'il n'a pas oublié des
créances ou des guenilles. Le Fisc devine tout, même les caractères.
Une lettre adressée au vieux Rogron de Provins mort devait piquer la
curiosité de Rogron fils, à Paris, ou de mademoiselle Rogron, sa sœur,
ses héritiers. Aussi le Fisc eut-il ses soixante centimes.
Les Rogron, vers lesquels les vieux Lorrain, au désespoir de se séparer
de leur petite-fille, tendaient des mains suppliantes, devaient donc
être les arbitres de la destinée de Pierrette Lorrain. Il est alors
indispensable d'expliquer leurs antécédents et leur caractère.
Le père Rogron, cet aubergiste de Provins à qui le vieil Auffray
avait donné la fille de son premier lit, était un personnage à
figure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchus
avait appliqué ses pampres rougis et bulbeux. Quoique gros, court et
ventripotent, à jambes grasses et à mains épaisses, il était doué de
la finesse des aubergistes de Suisse, auxquels il ressemblait. Sa
figure représentait vaguement un vaste vignoble grêlé. Certes, il
n'était pas beau, mais sa femme lui ressemblait. Jamais couple ne fut
mieux assorti. Rogron aimait la bonne chère et à se faire servir par
de jolies filles. Il appartenait à la secte des égoïstes dont l'allure
est brutale, qui s'adonnent à leurs vices et font leurs volontés à
la face d'Israël. Avide, intéressé, peu délicat, obligé de pourvoir
à ses fantaisies, il mangea ses gains jusqu'au jour où les dents
lui manquèrent. L'avarice resta. Sur ses vieux jours, il vendit son
auberge, ramassa, comme on l'a vu, presque toute la succession de son
beau-père, et se retira dans la petite maison de la place, achetée
pour un morceau de pain à la veuve du père Auffray, la grand'mère de
Pierrette. Rogron et sa femme possédaient environ deux mille francs de
rente, provenant de la location de vingt-sept pièces de terre situées
autour de Provins, et les intérêts du prix de leur auberge, vendue
vingt mille francs. La maison du bonhomme Auffray, quoique en fort
mauvais état, fut habitée telle quelle par ces anciens aubergistes qui
se gardèrent, comme de la peste, d'y toucher: les vieux rats aiment
les lézardes et les ruines. L'ancien aubergiste, qui prit goût au
jardinage, employa ses économies à l'augmentation du jardin; il le
poussa jusqu'au bord de la rivière, il en fit un carré long, encaissé
entre deux murailles et terminé par un empierrement où la nature
aquatique, abandonnée à elle-même, déployait les richesses de sa Flore.
Au début de leur mariage, ces Rogron avaient eu de deux en deux ans,
une fille et un fils: tout dégénère, leurs enfants furent affreux.
Mis en nourrice à la campagne et à bas prix, ces malheureux enfants
revinrent avec l'horrible éducation du village, ayant crié long-temps
et souvent après le sein de leur nourrice qui allait aux champs, et
qui, pendant ce temps, les enfermait dans une de ces chambres noires,
humides et basses qui servent d'habitation au paysan français. A ce
métier, les traits de ces enfants grossirent, leur voix s'altéra; ils
flattèrent médiocrement l'amour-propre de la mère, qui tenta de les
corriger de leurs mauvaises habitudes par une rigueur que celle du
père convertissait en tendresse. On les laissa courailler dans les
cours, écuries et dépendances de l'auberge, ou trotter par la ville;
on les fouettait quelquefois; quelquefois on les envoyait chez leur
grand-père Auffray, qui les aimait très-peu. Cette injustice fut une
des raisons qui encouragèrent les Rogron à se faire une large part dans
la succession de ce _vieux scélérat_. Cependant le père Rogron mit son
fils à l'École, il lui acheta un homme, un de ses charretiers, afin
de le sauver de la Réquisition. Dès que sa fille Sylvie eut treize
ans, il la dirigea sur Paris en qualité d'apprentie dans une maison
de commerce. Deux ans après, il expédia son fils Jérôme-Denis par la
même voie. Quand ses amis, ses compères les rouliers ou ses habitués
lui demandaient ce qu'il comptait faire de ses enfants, le père Rogron
expliquait son système avec une brièveté qui avait, sur celui de la
plupart des pères, le mérite de la franchise.
--Quand ils seront en âge de me comprendre, je leur donnerai un coup de
pied, vous savez où? en leur disant: «Va faire fortune!» répondait-il
en buvant ou s'essuyant les lèvres du revers de sa main. Puis il
regardait son interlocuteur en clignant les yeux d'un air fin:--Hé! hé!
ils ne sont pas plus bêtes que moi, ajoutait-il. Mon père m'a donné
trois coups de pied, je ne leur en donnerai qu'un; il m'a mis un louis
dans la main, je leur en mettrai dix: ils seront donc plus heureux
que moi. Voilà la bonne manière. Eh! bien, après moi, ce qui restera,
restera; les notaires sauront bien le leur trouver. Ce serait drôle de
se gêner pour ses enfants!... Les miens me doivent la vie, je les ai
nourris, je ne leur demande rien; ils ne sont pas quittes, eh! voisin?
J'ai commencé par être charretier, et ça ne m'a pas empêché d'épouser
la fille à ce vieux scélérat de père Auffray.
Sylvie Rogron fut envoyée à cent écus de pension en apprentissage
rue Saint-Denis, chez des négociants nés à Provins. Deux ans après,
elle était au pair: si elle ne gagnait rien, ses parents ne payaient
plus rien pour son logis et sa nourriture. Voilà ce qu'on appelle
_être au pair_, rue Saint-Denis. Deux ans après, pendant lesquels
sa mère lui envoya cent francs pour son entretien, Sylvie eut cent
écus d'appointements. Ainsi, dès l'âge de dix-neuf ans, mademoiselle
Sylvie Rogron obtint son indépendance. A vingt ans, elle était
la seconde demoiselle de la maison Julliard, marchand de soie en
botte, au Ver-Chinois, rue Saint-Denis. L'histoire de la sœur fut
celle du frère. Le petit Jérôme-Denis Rogron entra chez un des plus
forts marchands merciers de la rue Saint-Denis, la maison Guépin,
aux Trois-Quenouilles. Si à vingt et un ans Sylvie était première
demoiselle à mille francs d'appointements, Jérôme-Denis, mieux servi
par les circonstances, se trouvait à dix-huit ans premier commis à
douze cents francs, chez les Guépin, autres Provinois. Le frère et
la sœur se voyaient tous les dimanches et les jours de fête; ils les
passaient en divertissements économiques, ils dînaient hors Paris,
ils allaient voir Saint-Cloud, Meudon, Belleville, Vincennes. Vers la
fin de l'année 1815, ils réunirent leurs capitaux amassés à la sueur
de leurs fronts, environ vingt mille francs, et achetèrent de madame
Guénée le célèbre fonds de la Sœur-de-Famille, une des plus fortes
maisons de détail en mercerie. La sœur tint la caisse, le comptoir et
les écritures. Le frère fut à la fois le maître et le premier commis,
comme Sylvie fut pendant quelque temps sa propre première demoiselle.
En 1821, après cinq ans d'exploitation, la concurrence devint si vive
et si animée dans la mercerie, que le frère et la sœur avaient à
peine pu solder leur fonds et soutenir sa vieille réputation. Quoique
Sylvie Rogron n'eût alors que quarante ans, sa laideur, ses travaux
constants et un certain air rechigné que lui donnait la disposition de
ses traits autant que les soucis, la faisaient ressembler à une femme
de cinquante ans. A trente-huit ans, Jérôme-Denis Rogron offrait la
physionomie la plus niaise que jamais un comptoir ait présentée à des
chalands. Son front écrasé, déprimé par la fatigue, était marqué de
trois sillons arides. Ses petits cheveux gris, coupés ras, exprimaient
l'indéfinissable stupidité des animaux à sang froid. Le regard de
ses yeux bleuâtres ne jetait ni flamme ni pensée. Sa figure ronde et
plate n'excitait aucune sympathie et n'amenait même pas le rire sur
les lèvres de ceux qui se livrent à l'examen des Variétés du Parisien:
elle attristait. Enfin s'il était, comme son père, gros et court,
ses formes, dénuées du brutal embonpoint de l'aubergiste, accusaient
dans les moindres détails un affaissement ridicule. La coloration
excessive de son père était remplacée chez lui par la flasque lividité
particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiques sans air,
dans des cabanes grillées appelées Caisses, toujours pliant et dépliant
du fil, payant ou recevant, harcelant des commis ou répétant les mêmes
choses aux chalands. Le peu d'esprit du frère et de la sœur avait été
entièrement absorbé par l'entente de leur commerce, par le Doit et
Avoir, par la connaissance des lois spéciales et des usages de la place
de Paris. Le fil, les aiguilles, les rubans, les épingles, les boutons,
les fournitures de tailleur, enfin l'immense quantité d'articles qui
composent la mercerie parisienne, avaient employé leur mémoire. Les
lettres à écrire et à répondre, les factures, les inventaires, avaient
pris toute leur capacité. En dehors de leur partie, ils ne savaient
absolument rien, ils ignoraient même Paris. Pour eux, Paris était
quelque chose d'étalé autour de la rue Saint-Denis. Leur caractère
étroit avait eu pour champ leur boutique. Ils savaient admirablement
tracasser leurs commis, leurs demoiselles, et les trouver en faute.
Leur bonheur consistait à voir toutes les mains agitées comme des
pattes de souris sur les comptoirs, maniant la marchandise ou occupées
à replier les articles. Quand ils entendaient sept ou huit voix de
demoiselles et de jeunes gens déglubant les phrases consacrées par
lesquelles les commis répondent aux observations des acheteurs, la
journée était belle, il faisait beau! Quand le bleu de l'éther avivait
Paris, quand les Parisiens se promenaient en ne s'occupant que de
la mercerie qu'ils portaient:--Mauvais temps pour la vente! disait
Du har läst 1 text från Franska litteratur.
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