La Terre - 10

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Les deux vieux ne soufflaient plus mot. Elle interrogea directement le
père.
--Puisque vous l'avez vu, il a dû vous parler de moi... Qu'est-ce qu'il en
dit?
--Rien, il ne m'en a seulement point ouvert la bouche... Et il n'y a rien à
en dire, ma foi! Le curé m'assomme pour que j'arrange ça, comme si c'était
arrangeable, tant que le garçon refusera sa part!
Lise, pleine d'incertitude, réfléchissait.
--Vous croyez qu'il l'acceptera un jour?
--Ça se peut encore.
--Et vous pensez qu'il m'épouserait?
--Il y a des chances.
--Vous me conseillez donc d'attendre?
--Dame! c'est selon tes forces, chacun fait comme il sent.
Elle se tut, ne voulant pas parler de la proposition de Jean, ne sachant de
quelle façon obtenir une réponse définitive. Puis, elle tenta un dernier
effort.
--Vous comprenez, j'en suis malade, à la fin, de ne pas savoir à quoi m'en
tenir. Il me faut un oui ou un non... Vous, mon oncle, si vous alliez
demander à Buteau, je vous en prie!
Fouan haussa les épaules.
--D'abord, jamais je ne reparlerai à ce jean-foutre... Et puis, ma fille,
que t'es serine! pourquoi lui faire dire non, à ce têtu, qui dira toujours
non ensuite? Laisse-lui donc la liberté de dire oui, un jour, si c'est son
intérêt!
--Bien sûr! conclut simplement Rose, redevenue l'écho de son homme.
Et Lise ne put tirer d'eux rien de plus net. Elle les laissa, elle referma
la porte sur la salle, retombée à son engourdissement; et la maison, de
nouveau, parut vide.
Dans les prés, au bord de l'Aigre, Jean et ses deux faneuses avaient
commencé la première meule. C'était Françoise qui la montait. An centre,
posée sur un mulon, elle disposait et rangeait en cercle les fourchées de
foin que lui apportaient le jeune homme et Palmyre. Et, peu à peu, cela
grandissait, se haussait, elle toujours au milieu, se remettant des bottes
sous les pieds, dans le creux où elle se trouvait, à mesure que le mur,
autour d'elle, lui gagnait les genoux. La meule prenait tournure. Déjà,
elle était à deux mètres; Palmyre et Jean devaient tendre leurs fourches;
et la besogne n'allait pas sans de grands rires, à cause de la joie du
plein air et des bêtises qu'on se criait, dans la bonne odeur du foin.
Françoise surtout, son mouchoir glissé du chignon, sa tête nue au soleil,
les cheveux envolés, embroussaillés d'herbe, s'égayait comme une
bienheureuse, sur ce tas mouvant, où elle baignait jusqu'aux cuisses. Ses
bras nus enfonçaient, chaque paquet jeté d'en bas la couvrait d'une pluie
de brindilles, elle disparaissait, feignait de naufrager dans les remous.
--Oh! la, la, ça me pique!
--Où donc?
--Sous ma cotte, là-haut.
--C'est une araignée, tiens bon, serre les jambes!
Et de rire plus fort, de lâcher de vilains mots qui les faisaient se
tordre.
Delhomme, au loin, s'en inquiéta, tourna an instant la tête, sans cesser de
lancer et de ramener sa faux. Ah! cette gamine, elle devait en faire, du
bon travail, à jouer ainsi! Maintenant, on gâtait les filles, elles ne
travaillaient que pour l'amusement. Et il continua, couchant l'andain à
coups pressés, laissant derrière lui le creux de son sillage. Le soleil
baissait à l'horizon, les faucheurs élargissaient encore leurs trouées.
Victor, qui ne battait plus son fer, ne se hâtait guère pourtant; et, comme
la Trouille passait avec ses oies, il s'échappa sournoisement, il fila la
retrouver, à l'abri d'une ligne épaisse de saules, bordant la rivière.
--Bon? cria Jean, il retourne affûter. La rémouleuse est là qui l'attend.
Françoise éclata de nouveau, à cette allusion.
--Il est trop vieux pour elle.
--Trop vieux!... Écoute donc, s'ils n'affûtent pas ensemble!
Et, d'un sifflement des lèvres, il imitait le bruit de la pierre mangeant
le fil d'une lame, si bien que Palmyre elle-même, se tenant le ventre comme
si une colique l'eût tortillée, dit:
--Qu'est-ce qu'il a aujourd'hui, ce Jean? est-il farce!
Les fourchées d'herbe étaient jetées toujours plus haut, et la meule
montait. On plaisanta Lequeu et Berthe, qui avaient fini par s'asseoir.
Peut-être bien que N'en-a-pas se faisait chatouiller à distance, avec une
paille; et puis, le maître d'école pouvait enfourner, ce n'était pas pour
lui que cuirait la galette.
--Est-il sale! répéta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui étouffait.
Alors, Jean la taquina.
--Avec ça que vous êtes arrivée à l'âge de trente-deux ans, sans avoir vu
la feuille à l'envers!
--Moi, jamais!
--Comment! pas un garçon ne vous l'a pris? Vous n'avez pas d'amoureux?
--Non, non.
Elle était devenue toute pâle, très sérieuse, avec sa longue face de
misère, flétrie déjà, hébétée à force de travail, où il n'y avait plus que
des yeux de bonne chienne, d'un dévouement clair et profond. Peut-être
revivait-elle sa vie dolente, sans une amitié, sans un amour, une existence
de bête de somme menée à coups de fouet, morte de sommeil, le soir, à
l'écurie; et elle s'était arrêtée, debout, les poings sur sa fourche, les
regards au loin, dans cette campagne qu'elle n'avait même jamais vue.
Il y eut un silence. Françoise écoutait, immobile en haut de la meule,
tandis que Jean, qui soufflait lui aussi, continuait à goguenarder,
hésitant à dire l'affaire qu'il avait aux lèvres. Puis, il se décida, il
lâcha tout.
--C'est donc des menteries, ce qu'on raconte, que vous couchez avec votre
frère?
De blême qu'il était, le visage de Palmyre s'empourpra d'un flot de sang
qui lui rendit sa jeunesse. Elle bégayait, surprise, irritée, ne trouvant
pas le démenti qu'elle aurait voulu.
--Oh! les méchants... si l'on peut croire...
Et Françoise et Jean, repris de gaieté bruyante, parlaient à la fois, la
pressaient, la bouleversaient. Dame! dans l'étable en ruines où ils
logeaient, elle et son frère, il n'y avait guère moyen de remuer, sans
tomber l'un sur l'autre. Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr
qu'ils se trompaient, la nuit.
--Voyons, c'est vrai, dis que c'est vrai... D'ailleurs, on le sait.
Toute droite, Palmyre, ahurie, s'emporta douloureusement.
--Et quand ce serait vrai, qu'est-ce que ça vous fiche?... Le pauvre petit
n'a déjà pas tant de plaisir. Je suis sa soeur, je pourrais bien être sa
femme, puisque toutes les filles le rebutent.
Deux larmes coulèrent sur ses joues à cet aveu, dans le déchirement de sa
maternité pour l'infirme, qui allait jusqu'à l'inceste. Après lui avoir
gagné du pain, elle pouvait encore, le soir, lui donner ça, ce que les
autres lui refusaient, un régal qui ne leur coûtait rien; et, au fond de
leur intelligence obscure d'êtres près de la terre, de parias dont l'amour
n'avait point voulu, ils n'auraient su dire comment la chose s'était faite:
une approche instinctive sans consentement réfléchi, lui tourmenté et
bestial, elle passive et bonne à tout, cédant ensuite l'un et l'autre au
plaisir d'avoir plus chaud, dans cette masure où ils grelottaient.
--Elle a raison, qu'est-ce que ça nous fiche? reprit Jean de son air
bonhomme, touché de la voir si bouleversée. Ça les regarde, ça ne fait du
tort à personne.
D'ailleurs, une autre histoire les occupa. Jésus-Christ venait de descendre
du Château, l'ancienne cave qu'il habitait au milieu des broussailles, à
mi-côte; et, du haut de la route, il appelait la Trouille à pleins poumons,
jurant, gueulant que sa garce de fille avait encore disparu depuis deux
heures, sans s'inquiéter de la soupe du soir.
--Ta fille, lui cria Jean, elle est sous les saules, à regarder la lune
avec Victor.
Jésus-Christ leva ses deux poings au ciel.
--Nom de Dieu de bougresse qui me déshonore!... Je vas chercher mon fouet.
Et il remonta en courant. C'était un grand fouet de roulier, qu'il avait
accroché derrière sa porte, à gauche, pour ces occasions.
Mais la Trouille avait dû entendre. Il y eut, sous les feuilles, un long
froissement, un bruit de fuite; et, deux minutes plus tard, Victor reparut,
d'un pas nonchalant. Il examina sa faux, il se remit enfin à la besogne.
Et, comme Jean, de loin, lui demandait s'il avait la colique, il répondit:
--Juste!
La meule allait être finie, haute de quatre mètres, solide, arrondie en
forme de ruche. Palmyre, de ses longs bras maigres, lança les dernières
bottes, et Françoise, debout à la pointe, apparut alors grandie sur le ciel
pâle, dans la clarté fauve du soleil couchant. Elle était tout essoufflée,
toute vibrante de son effort, trempée de sueur, les cheveux collés à la
peau, et si défaite, que son corsage bâillait sur sa petite gorge dure, et
que sa jupe, aux agrafes arrachées, glissait de ses hanches.
--Oh! la, que c'est haut!... La tête me tourne.
Et elle riait avec un frisson, hésitante, n'osant plus descendre, avançant
un pied qu'elle retirait vite.
--Non, c'est trop haut. Va quérir une échelle.
--Mais, bête! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser!
--Non, non, j'ai peur, je ne peux pas!
Alors, ce furent des cris, des exhortations, des plaisanteries grasses. Pas
sur le ventre, ça le ferait enfler! Sur le derrière, à moins qu'elle n'y
eût des engelures! Et lui, en bas, s'excitait, les regards levés vers cette
fille dont il apercevait les jambes, peu à peu exaspéré de la voir si haut,
hors de sa portée, pris inconsciemment d'un besoin de mâle, la rattraper et
la tenir.
--Quand je te dis que tu ne te rompras rien!... Déboule, tu tomberas dans
mes bras.
--Non, non!
Il s'était placé devant la meule, il élargissait les bras, lui offrait sa
poitrine, pour qu'elle se jetât. Et, lorsque, se décidant, fermant les
yeux, elle se laissa aller, sa chute fut si prompte, sur la pente glissante
du foin, qu'elle le culbuta, en lui enfourchant les côtes de ses deux
cuisses. Par terre, les cottes troussées, elle étranglait de rire, elle
bégayait qu'elle ne s'était pas fait de mal. Mais, à la sentir brûlante et
suante contre sa face, il l'avait empoignée. Cette odeur âcre de fille, ce
parfum violent de foin fouetté de grand air, le grisaient, raidissaient
tous ses muscles, dans une rage brusque de désir. Puis, c'était autre chose
encore, une passion ignorée pour cette enfant, et qui crevait d'un coup,
une tendresse de coeur et de chair, venue de loin, grandie avec leurs jeux
et leurs gros rires, aboutissant à cette envie de l'avoir, là, dans
l'herbe.
--Oh! Jean, assez! tu me casses!
Elle riait toujours, croyant qu'il jouait. Et lui, ayant rencontré les yeux
ronds de Palmyre, tressaillit et se releva, grelottant, de l'air éperdu
d'un ivrogne que la vue d'un trou béant dégrise. Quoi donc? ce n'était pas
Lise qu'il voulait, c'était cette gamine! Jamais l'idée de la peau de Lise
contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le coeur; tandis que
tout son sang l'étouffait, à la seule pensée d'embrasser Françoise.
Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant à rendre visite et à
être utile aux deux soeurs. Mais l'enfant était si jeune! il en restait
désespéré et honteux.
Justement, Lise revenait de chez les Fouan. En chemin, elle avait réfléchi.
Elle aurait mieux aimé Buteau, parce que, tout de même, il était le père de
son petit. Les vieux avaient raison, pourquoi se bousculer? Le jour où
Buteau dirait non, il y aurait toujours là Jean qui dirait oui.
Elle aborda ce dernier, et tout de suite:
--Pas de réponse, l'oncle ne sait rien... Attendons.
Effaré, frémissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. Puis, il se
souvint: le mariage, le mioche, le consentement de Buteau, toute cette
affaire qu'il considérait, deux heures plus tôt, comme avantageuse pour
elle et pour lui. Il se hâta de dire:
--Oui, oui, attendons, ça vaut mieux.
La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de
violette. On ne distinguait, sous le crépuscule croissant, que les rondeurs
vagues des premières meules, qui bossuaient l'étendue rase des prairies.
Mais les odeurs de la terre chaude s'exhalaient plus fortes, dans le calme
de l'air, et les bruits s'entendaient davantage, prolongés, d'une limpidité
musicale. C'étaient des voix d'hommes et de femmes, des rires mourants,
l'ébrouement d'une bête, le heurt d'un outil; tandis que, s'entêtant sur un
coin de pré, les faucheurs allaient toujours, sans relâche; et le
sifflement des faux montait encore, large, régulier, de cette besogne qu'on
ne voyait plus.


V

Deux ans s'étaient passés, dans cette vie active et monotone des campagnes;
et Rognes avait vécu, avec le retour fatal des saisons, le train éternel
des choses, les mêmes travaux, les mêmes sommeils.
Il y avait en bas, sur la route, à l'encoignure de l'école, une fontaine
d'eau vive, où toutes les femmes descendaient prendre leur eau de table,
les maisons n'ayant que des mares, pour le bétail et l'arrosage. A six
heures, le soir, c'était là que se tenait la gazette du pays; les moindres
événements y trouvaient un écho, on s'y livrait à des commentaires sans fin
sur ceux-ci qui avaient mangé de la viande, sur la fille à ceux-là, grosse
depuis la Chandeleur; et, pendant les deux années, les mêmes commérages
avaient évolué avec les saisons, revenant et se répétant, toujours des
enfants faits trop tôt, des hommes soûls, des femmes battues, beaucoup de
besogne pour beaucoup de misère. Il était arrivé tant de choses et rien du
tout!
Les Fouan, dont la démission de biens avait passionné, vivotaient, si
assoupis, qu'on les oubliait. L'affaire en était demeurée là, Buteau
s'obstinait, et il n'épousait toujours pas l'aînée des Mouche, qui élevait
son mioche. C'était comme Jean, qu'on avait accusé de coucher avec Lise:
peut-être bien qu'il n'y couchait pas; mais, alors, pourquoi continuait-il
à fréquenter la maison des deux soeurs? Ça semblait louche. Et l'heure de
la fontaine aurait langui, certains jours, sans la rivalité de Coelina
Macqueron et de Flore Lengaigne, que la Bécu jetait l'une sur l'autre, sous
le prétexte de les réconcilier. Puis, en plein calme, venaient d'éclater
deux gros événements, les prochaines élections et la question du fameux
chemin de Rognes à Châteaudun, qui soufflèrent un terrible vent de
commérages. Les cruches pleines restaient en ligne, les femmes ne s'en
allaient plus. On faillit se battre, un samedi soir.
Or, justement, le lendemain, M. de Chédeville, député sortant, déjeunait à
la Borderie, chez Hourdequin. Il faisait sa tournée électorale et il
ménageait ce dernier, très puissant sur les paysans du canton, bien qu'il
fût certain d'être réélu, grâce à son titre de candidat officiel. Il était
allé une fois à Compiègne, tout le pays l'appelait «l'ami de l'empereur»,
et cela suffisait: on le nommait, comme s'il eût couché chaque soir aux
Tuileries. Ce M. de Chédeville, un ancien beau, la fleur du règne de
Louis-Philippe, gardait au fond du coeur des tendresses orléanistes. Il
s'était ruiné avec les femmes, il ne possédait plus que sa ferme de la
Chamade, du côté d'Orgères, où il ne mettait les pieds qu'en temps
d'élection, mécontent du reste des fermages qui baissaient, pris sur le
tard de l'idée pratique de refaire sa fortune dans les affaires. Grand,
élégant encore, le buste sanglé et les cheveux teints, ils se rangeait,
malgré ses yeux de braise au passage du dernier des jupons; et il
préparait, disait-il, des discours importants sur les questions agricoles.
La veille, Hourdequin avait eu une violente querelle avec Jacqueline, qui
voulait être du déjeuner.
--Ton député, ton député! est-ce que tu crois que je le mangerais?...
Alors, tu as honte de moi?
Mais il tint bon, il n'y eut que deux couverts, et elle boudait, malgré
l'air galant de M. de Chédeville, qui, l'ayant aperçue, avait compris, et
tournait sans cesse les yeux vers la cuisine, où elle était allée se
renfermer dans sa dignité.
Le déjeuner tirait à sa fin, une truite de l'Aigre après une omelette, et
des pigeons rôtis.
--Ce qui nous tue, dit M. de Chédeville, c'est cette liberté commerciale,
dont l'empereur s'est engoué. Sans doute, les choses ont bien marché à la
suite des traités de 1861, on a crié au miracle. Mais, aujourd'hui, les
véritables effets se font sentir, voyez comme tous les prix s'avilissent.
Moi, je suis pour la protection, il faut qu'on nous défende contre
l'étranger.
Hourdequin, renversé sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues,
parla lentement.
--Le blé, qui est à dix-huit francs l'hectolitre, en coûte seize à
produire. S'il baisse encore, c'est la ruine... Et chaque année, dit-on,
l'Amérique augmente ses exportations de céréales. On nous menace d'une
vraie inondation du marché. Que deviendrons-nous, alors?... Tenez! moi,
j'ai toujours été pour le progrès, pour la science, pour la liberté. Eh
bien! me voilà ébranlé, parole d'honneur! Oui, ma foi! nous ne pouvons
crever de faim, qu'on nous protège!
Il se remit à son aile de pigeon, il continua:
--Vous savez que votre concurrent, M. Rochefontaine, le propriétaire des
Ateliers de construction de Châteaudun, est un libre-échangiste enragé?
Et ils causèrent un instant de cet industriel, qui occupait douze cents
ouvriers; un grand garçon intelligent et actif, très riche d'ailleurs, tout
prêt à servir l'empire, mais si blessé de n'avoir pu obtenir l'appui du
préfet, qu'il s'était obstiné à se poser en candidat indépendant. Il
n'avait aucune chance, les électeurs des campagnes le traitaient en ennemi
public, du moment où il n'était pas du côté du manche.
--Parbleu! reprit M. de Chédeville, lui ne demande qu'une chose, c'est que
le pain soit à bas prix, pour payer ses ouvriers moins cher.
Le fermier, qui allait se verser un verre de bordeaux, reposa la bouteille
sur la table.
--Voilà le terrible! cria-t-il. D'un côté, nous autres, les paysans, qui
avons besoin de vendre nos grains à un prix rémunérateur. De l'autre,
l'industrie, qui pousse à la baisse, pour diminuer les salaires. C'est la
guerre acharnée, et comment finira-t-elle, dites-moi?
En effet, c'était l'effrayant problème d'aujourd'hui, l'antagonisme dont
craque le corps social. La question dépassait de beaucoup les aptitudes de
l'ancien beau, qui se contenta de hocher la tête, en faisant un geste
évasif.
Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d'un trait.
--Ça ne peut pas finir... Si le paysan vend bien son blé, l'ouvrier meurt
de faim; si l'ouvrier mange, c'est le paysan qui crève... Alors, quoi? je
ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres!
Puis, les deux coudes sur la table, lancé, il se soulagea violemment; et
son secret mépris pour ce propriétaire qui ne cultivait pas, qui ignorait
tout de la terre dont il vivait, se sentait à une certaine vibration
ironique de sa voix.
--Vous m'avez demandé des faits pour vos discours... Eh bien! d'abord,
c'est votre faute, si la Chamade perd, Robiquet, le fermier que vous avez
là, s'abandonne, parce que son bail est à bout, et qu'il soupçonne votre
intention de l'augmenter. On ne vous voit jamais, on se moque de vous et
l'on vous vole, rien de plus naturel... Ensuite, il y a, à votre ruine, une
raison plus simple: c'est que nous nous ruinons tous, c'est que la Beauce
s'épuise, oui! la fertile Beauce, la nourrice, la mère!
Il continua. Par exemple, dans sa jeunesse, le Perche, de l'autre côté du
Loir, était un pays pauvre, de maigre culture, presque sans blé, dont les
habitants venaient se louer pour la moisson, à Cloyes, à Châteaudun, à
Bonneval; et, aujourd'hui, grâce à la hausse constante de la main-d'oeuvre,
voilà le Perche qui prospérait, qui bientôt l'emporterait sur la Beauce;
sans compter qu'il s'enrichissait avec l'élevage, les marchés de
Mondoubleau, de Saint-Calais et de Courtalain fournissaient le plat pays de
chevaux, de boeufs et de cochons. La Beauce, elle, ne vivait que sur ses
moutons. Deux ans plus tôt, lorsque le sang de rate les avait décimés, elle
avait traversé une crise terrible, à ce point que, si le fléau eût
continué, elle en serait morte.
Et il entama sa lutte à lui, son histoire, ses trente années de bataille
avec la terre, dont il sortait plus pauvre. Toujours les capitaux lui
avaient manqué, il n'avait pu amender certains champs comme il l'aurait
voulu, seul le marnage était peu coûteux, et personne autre que lui ne s'en
préoccupait. Même histoire pour les fumiers, on n'employait que le fumier
de ferme, qui était insuffisant: tous ses voisins se moquaient, à le voir
essayer des engrais chimiques, dont la mauvaise qualité, du reste, donnait
souvent raison aux rieurs. Malgré ses idées sur les assolements, il avait
dû adopter celui du pays, l'assolement triennal, sans jachères, depuis que
les prairies artificielles et la culture des plantes sarclées se
répandaient. Une seule machine, la machine à battre, commençait à être
acceptée. C'était l'engourdissement mortel, inévitable, de la routine; et
si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu'était-ce donc
pour les petits propriétaires, têtes dures, hostiles aux nouveautés? Un
paysan serait mort de faim, plutôt que de ramasser dans son champ une
poignée de terre et de la porter à l'analyse d'un chimiste, qui lui aurait
dit ce qu'elle avait de trop ou de pas assez, la fumure qu'elle demandait,
la culture appelée à y réussir. Depuis des siècles, le paysan prenait au
sol, sans jamais songer à lui rendre, ne connaissant que le fumier de ses
deux vaches et de son cheval, dont il était avare; puis, le reste allait au
petit bonheur, la semence jetée dans n'importe quel terrain, germant au
hasard, et le ciel injurié si elle ne germait pas. Le jour où, instruit
enfin, il se déciderait à une culture rationnelle et scientifique, la
production doublerait. Mais, jusque-là, ignorant, têtu, sans un sou
d'avance, il tuerait la terre. Et c'était ainsi que la Beauce, l'antique
grenier de la France, la Beauce plate et sans eau, qui n'avait que son blé,
se mourait peu à peu d'épuisement, lasse d'être saignée aux quatre veines
et de nourrir un peuple imbécile.
--Ah! tout fout le camp! cria-t-il avec brutalité. Oui, nos fils verront
ça, la faillite de la terre... Savez-vous bien que nos paysans, qui jadis
amassaient sou à sou l'achat d'un lopin, convoité des années, achètent
aujourd'hui des valeurs financières, de l'espagnol, du portugais, même du
mexicain? Et ils ne risqueraient pas cent francs pour amender un hectare!
Ils n'ont plus confiance, les pères tournent dans leur routine comme des
bêtes fourbues, les filles et les garçons n'ont que le rêve de lâcher les
vaches, de se décrasser du labour pour filer à la ville... Mais le pis est
que l'instruction, vous savez! la fameuse instruction qui devait sauver
tout, active cette émigration, cette dépopulation des campagnes, en donnant
aux enfants une vanité sotte et le goût du faux bien-être... A Rognes,
tenez! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard échappé à la charrue,
dévoré de rancune contre la terre qu'il a failli cultiver. Eh bien! comment
voulez-vous qu'il fasse aimer leur condition à ses élèves, lorsque tous les
jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier
paternel, avec le mépris d'un lettré?... Le remède, mon Dieu! le remède, ce
serait assurément d'avoir d'autres écoles, un enseignement pratique, des
cours gradués d'agriculture... Voilà, monsieur le député, un fait que je
vous signale. Insistez là-dessus, le salut est peut-être dans ces écoles,
s'il en est temps encore.
M. de Chédeville, distrait, plein de malaise sous cette masse violente de
documents, se hâta de répondre:
--Sans doute, sans doute.
Et, comme la servante apportait le dessert, un fromage gras et des fruits,
en laissant grande ouverte la porte de la cuisine, il aperçut le joli
profil de Jacqueline, il se pencha, cligna les yeux, s'agita pour attirer
l'attention de l'aimable personne; puis, il reprit de sa voix flûtée
d'ancien conquérant:
--Mais vous ne me parlez pas de la petite propriété?
Il exprimait les idées courantes: la petite propriété créée en 89,
favorisée par le code, appelée à régénérer l'agriculture; enfin, tout le
monde propriétaire, chacun mettant son intelligence et sa force à cultiver
sa parcelle.
--Laissez-moi donc tranquille! déclara Hourdequin. D'abord, la petite
propriété existait avant 89, et dans une proportion presque aussi grande.
Ensuite, il y a beaucoup à dire sur le morcellement, du bien et du mal.
De nouveau, les coudes sur la table, mangeant des cerises dont il crachait
les noyaux, il entra dans les détails. En Beauce, la petite propriété,
l'héritage en dessous de vingt hectares, était de quatre-vingts pour cent.
Depuis quelque temps, presque tous les journaliers, ceux qui se louaient
dans les fermes, achetaient des parcelles, des lots de grands domaines
démembrés, qu'ils cultivaient à leur temps perdu. Cela, certes, était
excellent, car l'ouvrier se trouvait dès lors attaché à la terre. Et l'on
pouvait ajouter, en faveur de la petite propriété, qu'elle faisait des
hommes plus dignes, plus fiers, plus instruits. Enfin, elle produisait
proportionnellement davantage, et de qualité meilleure, le propriétaire
donnant tout son effort. Mais que d'inconvénients d'autre part! D'abord,
cette supériorité était due à un travail excessif, le père, la mère, les
enfants se tuant à la tâche. Ensuite, le morcellement, en multipliant les
transports, détériorait les chemins, augmentait les frais de production,
sans parler du temps perdu. Quant à l'emploi des machines, il paraissait
impossible, pour les trop petites parcelles, qui avaient encore le défaut
de nécessiter l'assolement triennal, dont la science proscrirait
certainement l'usage, car il était illogique de demander deux céréales de
suite, l'avoine et le blé. Bref, le morcellement à outrance semblait si
bien devenir un danger, qu'après l'avoir favorisé légalement, au lendemain
de la Révolution, dans la crainte de la reconstitution des grands domaines,
on en était à faciliter les échanges, en les dégrevant.
--Écoutez, continua-t-il, la lutte s'établit et s'aggrave entre la grande
propriété et la petite... Les uns, comme moi, sont pour la grande, parce
qu'elle paraît aller dans le sens même de la science et du progrès, avec
l'emploi de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros
capitaux... Les autres, au contraire, ne croient qu'à l'effort individuel
et préconisent la petite, rêvent de je ne sais quelle culture en raccourci,
chacun produisant son fumier lui-même et soignant son quart d'arpent,
triant ses semences une à une, leur donnant la terre qu'elles demandent,
élevant ensuite chaque plante à part, sous cloche... Laquelle des deux
l'emportera? Du diable si je m'en doute! Je sais bien, comme je vous le
disais, que, tous les ans, de grandes fermes ruinées se démembrent autour
de moi, aux mains de bandes noires, et que la petite propriété gagne
certainement du terrain. Je connais, en outre, à Rognes, un exemple très
curieux, une vieille femme qui tire de moins d'un arpent pour elle et son
homme, un vrai bien-être, même des douceurs: oui, la mère Caca, comme ils
l'ont surnommée, parce qu'elle ne recule pas à vider son pot et celui de
son vieux dans ses légumes, selon la méthode des Chinois, paraît-il. Mais
ce n'est guère là que du jardinage, je ne vois pas les céréales poussant
par planches, comme les navets; et si, pour se suffire, le paysan doit
produire de tout, que deviendraient donc nos Beaucerons, avec leur blé
unique, dans notre Beauce découpée en damier?... Enfin, qui vivra verra
bien à qui sera l'avenir, de la grande ou de la petite...
Il s'interrompit, criant:
--Et ce café, est-ce pour aujourd'hui?
Puis, en allumant sa pipe, il conclut:
--A moins qu'on ne les tue l'une et l'autre, tout de suite, et c'est ce
qu'on est en train de faire... Dites-vous, monsieur le député, que
l'agriculture agonise, qu'elle est morte, si l'on ne vient pas à son
secours. Tout l'écrase, les impôts, la concurrence étrangère, la hausse
continue de la main-d'oeuvre, l'évolution de l'argent qui va vers
l'industrie et vers les valeurs financières. Ah! certes, on n'est pas avare
de promesses, chacun les prodigue, les préfets, les ministres, l'empereur.
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