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La Maison du Chat-qui-pelote - 3
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-- Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s'écria Joseph
Lebas dans son enthousiasme.
Il allait s'élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un
bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant
lui.
-- Qu'est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là ?
demanda Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le malheureux Joseph
Lebas.
-- N'est-ce pas elle... que... j'aime ? dit le commis en balbutiant.
Déconcerté de son défaut de perspicacité, Guillaume se rassit et mit sa
tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position
dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir
resta debout.
-- Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous
parlais de Virginie. L'amour ne se commande pas, je le sais. Je connais
votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine
avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.
Le commis, auquel l'amour donna je ne sais quel degré de courage et
d'éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart
d'heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la
situation changea. S'il s'était agi d'une affaire commerciale, le vieux
négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution ;
mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et
sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement si original, se
disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la
campagne.
-- Et, diantre, Joseph, tu n'es pas sans savoir que j'ai eu mes deux
enfants à dix ans de distance ! Mademoiselle Chevrel n'était pas belle,
elle n'a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi.
Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? Que veux-tu ? cela s'arrangera
peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d'affaire.
Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour
nos femmes. Tu m'entends ? Madame Guillaume est dévote, et... Allons,
sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à
la messe.
Telles furent les phrases jetées à l'aventure par Guillaume. La
conclusion qui les terminait ravit l'amoureux commis : il songeait déjà
pour mademoiselle Virginie à l'un de ses amis, quand il sortit du
cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui
avoir dit, d'un petit air entendu, que tout s'arrangerait au mieux.
« Que va penser madame Guillaume ? » Cette idée tourmenta prodigieusement
le brave négociant quand il fut seul.
Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le
marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son
désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui
resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l'amitié
de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu'elle regarda monsieur
Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d'un
usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la
conformité de la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur
demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent
quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un
tel amour pour le décorum, qu'il ordonna à Augustine de prendre le bras
du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de
cette délicatesse masculine, honora son mari d'un signe de tête
d'approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne
pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.
-- Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en
tremblant, que la femme d'un négociant qui a un bon crédit, comme
monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s'amuser un peu plus que ne
s'amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en
voiture ? Oh ! moi, d'abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute
la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon
comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n'y sont plus aussi
nécessaires qu'elles l'étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu
raison d'agir comme il a fait, et d'ailleurs c'était le goût de son
épouse. Mais qu'une femme sache donner un coup de main à la
comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son
ménage, afin de ne pas rester oisive, c'est tout. A sept heures, quand
la boutique serait fermée, moi je m'amuserais, j'irais au spectacle et
dans le monde. Mais vous ne m'écoutez pas.
-- Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture ? C'est là
un bel état.
-- Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois,
qui a des écus.
En devisant ainsi, la famille atteignit l'église de Saint-Leu. Là,
madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première
fois, Augustine à côté d'elle. Virginie prit place sur la quatrième
chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre
Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone
avec ferveur ; mais au lever-Dieu, madame Guillaume s'aperçut, un peu
tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle
se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son
voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la
direction qu'affectionnaient les yeux de sa fille. A l'aide de ses
bésicles, elle vit le jeune artiste dont l'élégance mondaine annonçait
plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu'un négociant du
quartier. Il est difficile d'imaginer l'état violent dans lequel se
trouva madame Guillaume, qui se flattait d'avoir parfaitement élevé ses
filles, en reconnaissant dans le coeur d'Augustine un amour clandestin
dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et par son ignorance.
Elle crut sa fille gangrenée jusqu'au coeur.
-- Tenez d'abord votre livre à l'endroit, mademoiselle, dit-elle à
voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le
Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres
fussent dans leur sens naturel.
-- N'ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos
prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi.
Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.
Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine.
Elle se sentit défaillir ; mais combattue entre la douleur qu'elle
éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l'église, elle eut
le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de
deviner l'état violent de son âme en voyant son Paroissien trembler et
des larmes tomber sur chacune des pages qu'elle tournait. Au regard
enflammé que lui lança madame Guillaume, l'artiste vit le péril où
tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le coeur, décidé à tout
oser.
-- Allez dans votre chambre, mademoiselle ! dit madame Guillaume à sa
fille en rentrant au logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne
vous avisez pas d'en sortir.
La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que
rien n'en transpira d'abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé
sa soeur par mille douces représentations, poussa la complaisance
jusqu'à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa
mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir
quelques phrases. Au premier voyage qu'elle fit du troisième au second
étage, elle entendit son père qui s'écriait :
-- Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?
-- Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa soeur éplorée, papa prend
ta défense !
-- Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda l'innocente créature.
La curieuse Virginie redescendit alors ; mais cette fois elle resta
plus long-temps : elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était
écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si
calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui
confiant l'amour d'Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti
son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses
espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que
Joseph l'avait en quelque sorte refusée, fut prise d'une migraine. La
zizanie, semée entre les deux époux par l'explication que monsieur et
madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de
leur vie, ils se trouvèrent d'opinions différentes, se manifesta d'une
manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle,
tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La
pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours.
Rassurée par l'allocution de son père, qui lui avait promis de
l'écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant
ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit
malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au
charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de
hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu'elle aimait
monsieur de Sommervieux, qu'elle le lui avait écrit, et ajouta, les
larmes aux yeux :
-- Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.
-- Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
peintre ? s'écria sa mère avec horreur.
-- Madame Guillaume ! dit le vieux père en imposant silence à sa
femme.
-- Augustine, dit-il, les artistes sont en général des
meure-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de
mauvais sujets. J'ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu
M. Noverre. Ah ! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de
Saint-Georges, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre
père Chevrel ! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a
tous un babil, des manières... Ah ! jamais ton monsieur Sumer... Somm...
-- De Sommervieux, mon père !
-- Eh bien ! de Sommervieux, soit ! Jamais il n'aura été aussi
agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi,
le jour où j'obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce
des gens de qualité d'autrefois.
-- Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m'a écrit qu'il
était riche. Son père s'appelait le chevalier de Sommervieux avant la
révolution.
A ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en
femme contrariée frappait le plancher du bout du pied et gardait un
morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur
Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la
responsabilité d'une affaire si grave, puisque ses avis n'étaient pas
écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari
prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n'avait rien de
commercial, elle s'écria :
-- En vérité, monsieur, vous êtes d'une faiblesse avec vos filles...
mais...
Le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte interrompit tout à
coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment,
madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les
trois acteurs de cette scène domestique :
-- Je sais tout, ma cousine, dit-elle d'un air de protection.
Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d'un
notaire de Paris pouvait jouer le rôle d'une petite maîtresse.
-- Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l'arche de Noé, comme
la colombe, avec la branche d'olivier. J'ai lu cette allégorie dans le
Génie du christianisme, dit-elle en se retournant vers madame
Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous,
ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux
est un homme charmant ? Il m'a donné ce matin mon portrait fait de main
de maître. Cela vaut au moins six mille francs.
A ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume.
Le vieux négociant ne put s'empêcher de faire avec ses lèvres une
grosse moue qui lui était particulière.
-- Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe.
Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le
charme. Il m'a conté toutes ses peines et m'a prise pour avocat. Je
sais de ce matin qu'il adore Augustine, et il l'aura. Ah ! cousine,
n'agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu'il sera créé
baron, et qu'il vient d'être nommé chevalier de la Légion-d'Honneur par
l'empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît
ses affaires. Eh bien ! monsieur de Sommervieux possède en bons biens
au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d'un
homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son
arrondissement, par exemple ! N'avez-vous pas vu monsieur Dupont être
fait comte de l'empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de
maire, complimenter l'empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce
mariage-là se fera. Je l'adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite
envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu
seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J'ai chez
moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de
monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu'elle ne
vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d'hier était
déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne
bourgeoisie.
-- Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j'ai vu le
portrait. Dieu ! qu'il est beau. Sais-tu que l'empereur a voulu le
voir ? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s'il y avait beaucoup
de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu'il y venait tant de rois,
il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce
flatteur ?
Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient
ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein.
Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut
attaquer tant de cordes à la fois dans les coeurs secs de monsieur et
de madame Guillaume, qu'elle finit par en trouver une dont elle tira
parti. A cette singulière époque, le commerce et la finance avaient
plus que jamais la folle manie de s'allier aux grands seigneurs, et les
généraux de l'empire profitèrent assez bien de ces dispositions.
Monsieur Guillaume s'élevait singulièrement contre cette déplorable
passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une
femme devait épouser un homme de sa classe ; on était toujours tôt ou
tard puni d'avoir voulu monter trop haut ; l'amour résistait si peu aux
tracas du ménage, qu'il fallait trouver l'un chez l'autre des qualités
bien solides pour être heureux ; il ne fallait pas que l'un des deux
époux en sût plus que l'autre, parce qu'on devait avant tout se
comprendre ; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de
mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait
les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine,
dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se
trouve tant de vanité au fond du coeur de l'homme, que la prudence du
pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote, succomba sous
l'agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la
première, trouva dans l'inclination de sa fille des motifs pour déroger
à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de
Sommervieux, qu'elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.
Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l'instruisit de
l'état des choses. A six heures et demie, la salle à manger illustrée
par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et monsieur
Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui
prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la
migraine avait cessé. Monsieur et madame Guillaume virent en
perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote
remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand,
au dessert, Théodore leur fit présent de l'étonnant tableau qu'ils
n'avaient pu voir, et qui représentait l'intérieur de cette vieille
boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.
-- C'est-y gentil, s'écria Guillaume. Dire qu'on voulait donner trente
mille francs de cela.
-- Mais c'est qu'on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.
-- Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la
main.
-- Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous
serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d'atteindre à la
perfection de la draperie antique.
-- Vous aimez donc la draperie, s'écria le père Guillaume. Eh bien,
sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce,
nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? Le monde a
commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n'a
pas été une fameuse spéculation, par exemple !
Et le vieux négociant se mit à éclater d'un gros rire franc excité
par le vin de Champagne qu'il faisait circuler généreusement. Le
bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu'il
trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer
par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir,
quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de
l'expression de Guillaume, fut désert ; pendant que madame Guillaume
s'en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant
avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours
voir clair aussitôt qu'il s'agissait d'affaires ou d'argent, attira sa
fille Augustine auprès de lui ; puis, après l'avoir prise sur ses
genoux, il lui tint ce discours :
-- Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux ;
permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse
pas prendre à ces trente mille francs que l'on gagne à gâter de bonnes
toiles. L'argent qui vient si vite s'en va de même. N'ai-je pas entendu
dire ce soir à ce jeune écervelé que si l'argent était rond, c'était
pour rouler ! S'il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour
les gens économes qui l'empilent et l'amassent. Or, mon enfant, ce beau
garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants ? Il a de
l'argent, qu'il le dépense pour toi ! bene sit ! Je n'ai rien à y voir.
Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si
péniblement ensachés s'en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui
dépense trop n'est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on
n'achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour
quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre,
sarpejeu ! le plus long-temps possible. J'ai donc attiré ton prétendu
dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecocq n'a pas eu
grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens
avec sa femme. J'aurai l'oeil au contrat pour bien faire stipuler les
donations qu'il se propose de te constituer. Allons, mon enfant,
j'espère être grand-père, sarpejeu ! je veux m'occuper déjà de mes
petits-enfants : jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait
d'argent que par mon conseil ; et si j'allais trouver trop tôt le père
Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère.
Promets-le-moi.
-- Oui, mon père, je vous le jure.
A ces mots prononcés d'une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur
les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi
paisiblement que monsieur et madame Guillaume. Quelques mois après ce
mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux
mariages bien différents. Augustine et Théodore s'y présentèrent dans
tout l'éclat du bonheur, les yeux pleins d'amour, parés de toilettes
élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise
avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune
soeur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre
nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s'était
donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l'église que
Virginie fût mariée avant Augustine ; mais il eut la douleur de voir le
haut et le bas clergé s'adresser en toute circonstance à la plus
élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver
singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait,
disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au
quartier ; tandis qu'ils lancèrent quelques brocards suggérés par
l'envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble ; ils
ajoutèrent avec une sorte d'effroi que, si les Guillaume avaient de
l'ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d'éventails
ayant dit que ce mange-tout-là l'aurait bientôt mise sur la paille, le
père Guillaume s'applaudit in petto de la prudence qu'il avait mise
dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se
sépara après un bal somptueux, suivi d'un de ces soupers plantureux
dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente.
Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du
Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas
retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis
pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L'artiste, ivre de bonheur,
prit entre ses bras sa chère Augustine, l'enleva vivement quand leur
coupé arriva rue des Trois - Frères, et la porta dans son élégant
appartement.
La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune
ménage près d'une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer
l'azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l'existence n'eut
rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d'incroyables
fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportements de la
passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si
haut dans l'extase qu'elles semblent y oublier l'union corporelle.
Incapable de réfléchir, l'heureuse Augustine se prêtait à l'allure
onduleuse de son bonheur. Elle ne croyait pas faire encore assez en se
livrant toute à l'amour permis et saint du mariage. Simple et naïve,
elle ne connaissait ni la coquetterie des refus, ni l'empire qu'une
jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d'adroits
caprices. Elle aimait trop pour calculer l'avenir, et n'imaginait pas
qu'une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d'être alors tous
les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait
toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son
dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la
félicité de l'amour l'avait rendue si brillante, que sa beauté lui
inspira de l'orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours
régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de
Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d'autres
enseignements que ceux de l'amour. Au sein de ce bonheur, elle resta
l'ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne
pensa point à prendre les manières, l'instruction, le ton du monde dans
lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d'amour, elle y
déployait bien une sorte de souplesse d'esprit et une certaine
délicatesse d'expression ; mais elle se servait du langage commun à
toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui
semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec
celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en
riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui
finissent par fatiguer s'il ne se corrige pas.
Cependant, à l'expiration de cette année aussi charmante que rapide,
Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et
ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les
longues souffrances de l'année où, pour la première fois, une jeune
femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais
parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde.
La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de
Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste.
Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins
assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en
était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d'amour-propre que
nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme,
objet d'envie et d'admiration. Parcourir les salons en s'y montrant
avec l'éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par
toutes les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de
plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur
conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand,
malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance,
l'impropriété de son langage et l'étroitesse de ses idées. Le caractère
de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les
premiers emportements de l'amour, reprit, avec la tranquillité d'une
possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées
de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de
l'imagination possèdent sur les esprits élevés des droits
imprescriptibles. Ces besoins d'une âme forte n'avaient pas été trompés
chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une
pâture nouvelle. Quand les champs de l'amour furent parcourus, quand
l'artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bleuets avec
une telle avidité qu'il ne s'apercevait pas que ses mains ne pouvaient
plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les
croquis de ses plus belles compositions, il l'entendait s'écrier comme
eût fait le père Guillaume : « C'est bien joli ! » Son admiration sans
chaleur ne provenait pas d'un sentiment consciencieux, mais de la
croyance sur parole de l'amour. Augustine préférait un regard au plus
beau tableau. Le seul sublime qu'elle connût était celui du coeur.
Enfin, Théodore ne put se refuser à l'évidence d'une vérité cruelle :
sa femme n'était pas sensible à la poésie, elle n'habitait pas sa
sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses
improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs ; elle marchait terre
à terre dans le monde réel, tandis qu'il avait la tête dans les cieux.
Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances
renaissantes de l'être qui, uni à un autre par le plus intime de tous
les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères
expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images
qu'une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est
d'autant plus cruel, que le sentiment qu'il porte à son compagnon
ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l'un à
l'autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les
épanchements de l'âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la
nature : elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une
sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le
silence de son atelier, en espérant que l'habitude de vivre avec des
artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes
de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient
préexistants chez tous les êtres ; mais Augustine était trop
sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes.
Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre
disant avec cette enfantine légèreté qu'elle ne sut pas reconnaître et
qui absout une plaisanterie de toute irréligion :
-- Mais, madame, votre paradis n'est pas plus beau que la
Transfiguration de Raphaël ? Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder.
Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de
défiance qui n'échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont
impitoyables : ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre
autres ridicules, celui d'outrer la dignité qui lui semblait l'apanage
d'une femme mariée ; et quoiqu'elle s'en fût souvent moquée, Augustine
ne sut pas se défendre d'une légère imitation de la pruderie maternelle.
Lebas dans son enthousiasme.
Il allait s'élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un
bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant
lui.
-- Qu'est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là ?
demanda Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le malheureux Joseph
Lebas.
-- N'est-ce pas elle... que... j'aime ? dit le commis en balbutiant.
Déconcerté de son défaut de perspicacité, Guillaume se rassit et mit sa
tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position
dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir
resta debout.
-- Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous
parlais de Virginie. L'amour ne se commande pas, je le sais. Je connais
votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine
avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.
Le commis, auquel l'amour donna je ne sais quel degré de courage et
d'éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart
d'heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la
situation changea. S'il s'était agi d'une affaire commerciale, le vieux
négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution ;
mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et
sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement si original, se
disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la
campagne.
-- Et, diantre, Joseph, tu n'es pas sans savoir que j'ai eu mes deux
enfants à dix ans de distance ! Mademoiselle Chevrel n'était pas belle,
elle n'a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi.
Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? Que veux-tu ? cela s'arrangera
peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d'affaire.
Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour
nos femmes. Tu m'entends ? Madame Guillaume est dévote, et... Allons,
sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à
la messe.
Telles furent les phrases jetées à l'aventure par Guillaume. La
conclusion qui les terminait ravit l'amoureux commis : il songeait déjà
pour mademoiselle Virginie à l'un de ses amis, quand il sortit du
cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui
avoir dit, d'un petit air entendu, que tout s'arrangerait au mieux.
« Que va penser madame Guillaume ? » Cette idée tourmenta prodigieusement
le brave négociant quand il fut seul.
Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le
marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son
désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui
resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l'amitié
de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu'elle regarda monsieur
Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d'un
usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la
conformité de la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur
demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent
quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un
tel amour pour le décorum, qu'il ordonna à Augustine de prendre le bras
du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de
cette délicatesse masculine, honora son mari d'un signe de tête
d'approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne
pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.
-- Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en
tremblant, que la femme d'un négociant qui a un bon crédit, comme
monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s'amuser un peu plus que ne
s'amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en
voiture ? Oh ! moi, d'abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute
la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon
comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n'y sont plus aussi
nécessaires qu'elles l'étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu
raison d'agir comme il a fait, et d'ailleurs c'était le goût de son
épouse. Mais qu'une femme sache donner un coup de main à la
comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son
ménage, afin de ne pas rester oisive, c'est tout. A sept heures, quand
la boutique serait fermée, moi je m'amuserais, j'irais au spectacle et
dans le monde. Mais vous ne m'écoutez pas.
-- Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture ? C'est là
un bel état.
-- Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois,
qui a des écus.
En devisant ainsi, la famille atteignit l'église de Saint-Leu. Là,
madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première
fois, Augustine à côté d'elle. Virginie prit place sur la quatrième
chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre
Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone
avec ferveur ; mais au lever-Dieu, madame Guillaume s'aperçut, un peu
tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle
se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son
voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la
direction qu'affectionnaient les yeux de sa fille. A l'aide de ses
bésicles, elle vit le jeune artiste dont l'élégance mondaine annonçait
plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu'un négociant du
quartier. Il est difficile d'imaginer l'état violent dans lequel se
trouva madame Guillaume, qui se flattait d'avoir parfaitement élevé ses
filles, en reconnaissant dans le coeur d'Augustine un amour clandestin
dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et par son ignorance.
Elle crut sa fille gangrenée jusqu'au coeur.
-- Tenez d'abord votre livre à l'endroit, mademoiselle, dit-elle à
voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le
Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres
fussent dans leur sens naturel.
-- N'ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos
prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi.
Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.
Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine.
Elle se sentit défaillir ; mais combattue entre la douleur qu'elle
éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l'église, elle eut
le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de
deviner l'état violent de son âme en voyant son Paroissien trembler et
des larmes tomber sur chacune des pages qu'elle tournait. Au regard
enflammé que lui lança madame Guillaume, l'artiste vit le péril où
tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le coeur, décidé à tout
oser.
-- Allez dans votre chambre, mademoiselle ! dit madame Guillaume à sa
fille en rentrant au logis ; nous vous ferons appeler ; et surtout, ne
vous avisez pas d'en sortir.
La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que
rien n'en transpira d'abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé
sa soeur par mille douces représentations, poussa la complaisance
jusqu'à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa
mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir
quelques phrases. Au premier voyage qu'elle fit du troisième au second
étage, elle entendit son père qui s'écriait :
-- Madame, vous voulez donc tuer votre fille ?
-- Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa soeur éplorée, papa prend
ta défense !
-- Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda l'innocente créature.
La curieuse Virginie redescendit alors ; mais cette fois elle resta
plus long-temps : elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était
écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si
calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui
confiant l'amour d'Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti
son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses
espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que
Joseph l'avait en quelque sorte refusée, fut prise d'une migraine. La
zizanie, semée entre les deux époux par l'explication que monsieur et
madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de
leur vie, ils se trouvèrent d'opinions différentes, se manifesta d'une
manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle,
tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La
pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours.
Rassurée par l'allocution de son père, qui lui avait promis de
l'écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant
ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit
malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au
charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de
hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu'elle aimait
monsieur de Sommervieux, qu'elle le lui avait écrit, et ajouta, les
larmes aux yeux :
-- Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.
-- Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un
peintre ? s'écria sa mère avec horreur.
-- Madame Guillaume ! dit le vieux père en imposant silence à sa
femme.
-- Augustine, dit-il, les artistes sont en général des
meure-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de
mauvais sujets. J'ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu
M. Noverre. Ah ! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de
Saint-Georges, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre
père Chevrel ! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a
tous un babil, des manières... Ah ! jamais ton monsieur Sumer... Somm...
-- De Sommervieux, mon père !
-- Eh bien ! de Sommervieux, soit ! Jamais il n'aura été aussi
agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi,
le jour où j'obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce
des gens de qualité d'autrefois.
-- Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m'a écrit qu'il
était riche. Son père s'appelait le chevalier de Sommervieux avant la
révolution.
A ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en
femme contrariée frappait le plancher du bout du pied et gardait un
morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur
Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la
responsabilité d'une affaire si grave, puisque ses avis n'étaient pas
écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari
prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n'avait rien de
commercial, elle s'écria :
-- En vérité, monsieur, vous êtes d'une faiblesse avec vos filles...
mais...
Le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte interrompit tout à
coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment,
madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les
trois acteurs de cette scène domestique :
-- Je sais tout, ma cousine, dit-elle d'un air de protection.
Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d'un
notaire de Paris pouvait jouer le rôle d'une petite maîtresse.
-- Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l'arche de Noé, comme
la colombe, avec la branche d'olivier. J'ai lu cette allégorie dans le
Génie du christianisme, dit-elle en se retournant vers madame
Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous,
ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux
est un homme charmant ? Il m'a donné ce matin mon portrait fait de main
de maître. Cela vaut au moins six mille francs.
A ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume.
Le vieux négociant ne put s'empêcher de faire avec ses lèvres une
grosse moue qui lui était particulière.
-- Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe.
Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le
charme. Il m'a conté toutes ses peines et m'a prise pour avocat. Je
sais de ce matin qu'il adore Augustine, et il l'aura. Ah ! cousine,
n'agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu'il sera créé
baron, et qu'il vient d'être nommé chevalier de la Légion-d'Honneur par
l'empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît
ses affaires. Eh bien ! monsieur de Sommervieux possède en bons biens
au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d'un
homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son
arrondissement, par exemple ! N'avez-vous pas vu monsieur Dupont être
fait comte de l'empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de
maire, complimenter l'empereur sur son entrée à Vienne. Oh ! ce
mariage-là se fera. Je l'adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite
envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu
seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J'ai chez
moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de
monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu'elle ne
vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d'hier était
déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne
bourgeoisie.
-- Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j'ai vu le
portrait. Dieu ! qu'il est beau. Sais-tu que l'empereur a voulu le
voir ? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s'il y avait beaucoup
de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu'il y venait tant de rois,
il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce
flatteur ?
Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient
ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein.
Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut
attaquer tant de cordes à la fois dans les coeurs secs de monsieur et
de madame Guillaume, qu'elle finit par en trouver une dont elle tira
parti. A cette singulière époque, le commerce et la finance avaient
plus que jamais la folle manie de s'allier aux grands seigneurs, et les
généraux de l'empire profitèrent assez bien de ces dispositions.
Monsieur Guillaume s'élevait singulièrement contre cette déplorable
passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une
femme devait épouser un homme de sa classe ; on était toujours tôt ou
tard puni d'avoir voulu monter trop haut ; l'amour résistait si peu aux
tracas du ménage, qu'il fallait trouver l'un chez l'autre des qualités
bien solides pour être heureux ; il ne fallait pas que l'un des deux
époux en sût plus que l'autre, parce qu'on devait avant tout se
comprendre ; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de
mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait
les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine,
dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se
trouve tant de vanité au fond du coeur de l'homme, que la prudence du
pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote, succomba sous
l'agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la
première, trouva dans l'inclination de sa fille des motifs pour déroger
à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de
Sommervieux, qu'elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.
Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l'instruisit de
l'état des choses. A six heures et demie, la salle à manger illustrée
par le peintre, réunit sous son toit de verre, madame et monsieur
Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui
prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la
migraine avait cessé. Monsieur et madame Guillaume virent en
perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote
remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand,
au dessert, Théodore leur fit présent de l'étonnant tableau qu'ils
n'avaient pu voir, et qui représentait l'intérieur de cette vieille
boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.
-- C'est-y gentil, s'écria Guillaume. Dire qu'on voulait donner trente
mille francs de cela.
-- Mais c'est qu'on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.
-- Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la
main.
-- Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous
serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d'atteindre à la
perfection de la draperie antique.
-- Vous aimez donc la draperie, s'écria le père Guillaume. Eh bien,
sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce,
nous nous entendrons. Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? Le monde a
commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n'a
pas été une fameuse spéculation, par exemple !
Et le vieux négociant se mit à éclater d'un gros rire franc excité
par le vin de Champagne qu'il faisait circuler généreusement. Le
bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu'il
trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer
par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir,
quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de
l'expression de Guillaume, fut désert ; pendant que madame Guillaume
s'en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant
avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours
voir clair aussitôt qu'il s'agissait d'affaires ou d'argent, attira sa
fille Augustine auprès de lui ; puis, après l'avoir prise sur ses
genoux, il lui tint ce discours :
-- Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux ;
permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse
pas prendre à ces trente mille francs que l'on gagne à gâter de bonnes
toiles. L'argent qui vient si vite s'en va de même. N'ai-je pas entendu
dire ce soir à ce jeune écervelé que si l'argent était rond, c'était
pour rouler ! S'il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour
les gens économes qui l'empilent et l'amassent. Or, mon enfant, ce beau
garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants ? Il a de
l'argent, qu'il le dépense pour toi ! bene sit ! Je n'ai rien à y voir.
Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si
péniblement ensachés s'en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui
dépense trop n'est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on
n'achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour
quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre,
sarpejeu ! le plus long-temps possible. J'ai donc attiré ton prétendu
dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecocq n'a pas eu
grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens
avec sa femme. J'aurai l'oeil au contrat pour bien faire stipuler les
donations qu'il se propose de te constituer. Allons, mon enfant,
j'espère être grand-père, sarpejeu ! je veux m'occuper déjà de mes
petits-enfants : jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait
d'argent que par mon conseil ; et si j'allais trouver trop tôt le père
Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère.
Promets-le-moi.
-- Oui, mon père, je vous le jure.
A ces mots prononcés d'une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur
les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi
paisiblement que monsieur et madame Guillaume. Quelques mois après ce
mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux
mariages bien différents. Augustine et Théodore s'y présentèrent dans
tout l'éclat du bonheur, les yeux pleins d'amour, parés de toilettes
élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise
avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune
soeur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre
nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s'était
donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l'église que
Virginie fût mariée avant Augustine ; mais il eut la douleur de voir le
haut et le bas clergé s'adresser en toute circonstance à la plus
élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver
singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait,
disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au
quartier ; tandis qu'ils lancèrent quelques brocards suggérés par
l'envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble ; ils
ajoutèrent avec une sorte d'effroi que, si les Guillaume avaient de
l'ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d'éventails
ayant dit que ce mange-tout-là l'aurait bientôt mise sur la paille, le
père Guillaume s'applaudit in petto de la prudence qu'il avait mise
dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se
sépara après un bal somptueux, suivi d'un de ces soupers plantureux
dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente.
Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du
Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas
retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis
pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L'artiste, ivre de bonheur,
prit entre ses bras sa chère Augustine, l'enleva vivement quand leur
coupé arriva rue des Trois - Frères, et la porta dans son élégant
appartement.
La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune
ménage près d'une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer
l'azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l'existence n'eut
rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d'incroyables
fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportements de la
passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si
haut dans l'extase qu'elles semblent y oublier l'union corporelle.
Incapable de réfléchir, l'heureuse Augustine se prêtait à l'allure
onduleuse de son bonheur. Elle ne croyait pas faire encore assez en se
livrant toute à l'amour permis et saint du mariage. Simple et naïve,
elle ne connaissait ni la coquetterie des refus, ni l'empire qu'une
jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d'adroits
caprices. Elle aimait trop pour calculer l'avenir, et n'imaginait pas
qu'une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d'être alors tous
les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait
toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son
dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la
félicité de l'amour l'avait rendue si brillante, que sa beauté lui
inspira de l'orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours
régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de
Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d'autres
enseignements que ceux de l'amour. Au sein de ce bonheur, elle resta
l'ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne
pensa point à prendre les manières, l'instruction, le ton du monde dans
lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d'amour, elle y
déployait bien une sorte de souplesse d'esprit et une certaine
délicatesse d'expression ; mais elle se servait du langage commun à
toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui
semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec
celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en
riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui
finissent par fatiguer s'il ne se corrige pas.
Cependant, à l'expiration de cette année aussi charmante que rapide,
Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et
ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les
longues souffrances de l'année où, pour la première fois, une jeune
femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur ; mais
parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde.
La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de
Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste.
Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins
assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en
était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d'amour-propre que
nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme,
objet d'envie et d'admiration. Parcourir les salons en s'y montrant
avec l'éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par
toutes les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de
plaisirs ; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur
conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand,
malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance,
l'impropriété de son langage et l'étroitesse de ses idées. Le caractère
de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les
premiers emportements de l'amour, reprit, avec la tranquillité d'une
possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées
de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de
l'imagination possèdent sur les esprits élevés des droits
imprescriptibles. Ces besoins d'une âme forte n'avaient pas été trompés
chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une
pâture nouvelle. Quand les champs de l'amour furent parcourus, quand
l'artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bleuets avec
une telle avidité qu'il ne s'apercevait pas que ses mains ne pouvaient
plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les
croquis de ses plus belles compositions, il l'entendait s'écrier comme
eût fait le père Guillaume : « C'est bien joli ! » Son admiration sans
chaleur ne provenait pas d'un sentiment consciencieux, mais de la
croyance sur parole de l'amour. Augustine préférait un regard au plus
beau tableau. Le seul sublime qu'elle connût était celui du coeur.
Enfin, Théodore ne put se refuser à l'évidence d'une vérité cruelle :
sa femme n'était pas sensible à la poésie, elle n'habitait pas sa
sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses
improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs ; elle marchait terre
à terre dans le monde réel, tandis qu'il avait la tête dans les cieux.
Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances
renaissantes de l'être qui, uni à un autre par le plus intime de tous
les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères
expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images
qu'une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est
d'autant plus cruel, que le sentiment qu'il porte à son compagnon
ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l'un à
l'autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les
épanchements de l'âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la
nature : elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une
sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le
silence de son atelier, en espérant que l'habitude de vivre avec des
artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes
de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient
préexistants chez tous les êtres ; mais Augustine était trop
sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes.
Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre
disant avec cette enfantine légèreté qu'elle ne sut pas reconnaître et
qui absout une plaisanterie de toute irréligion :
-- Mais, madame, votre paradis n'est pas plus beau que la
Transfiguration de Raphaël ? Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder.
Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de
défiance qui n'échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont
impitoyables : ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre
autres ridicules, celui d'outrer la dignité qui lui semblait l'apanage
d'une femme mariée ; et quoiqu'elle s'en fût souvent moquée, Augustine
ne sut pas se défendre d'une légère imitation de la pruderie maternelle.
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