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La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie - 61

Süzlärneñ gomumi sanı 4674
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1604
36.7 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
47.4 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
53.2 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  en parlant ainsi, je suis sûr d’exprimer les intentions de monsieur
  votre père, si vous pensiez qu’un homme qui déjà, dans l’intérêt
  de votre élection, a mis un demi-million dehors, n’est pas un père
  tout à fait convenable, nous vous laisserions tout à fait libre, et
  n’insisterions d’aucune façon.
  --Parfaitement, parfaitement, dit M. de Sallenauve en mettant à cette
  affirmation un accent bref et un son de voix clair et particulier aux
  débris de la vieille aristocratie.
  La politesse, pour le moins, me forçait à dire que j’acceptais avec
  empressement la paternité qui s’offrait à moi. A quelques mots que je
  prononçai dans ce sens:
  --Du reste, répondit gaiement Jacques Bricheteau, notre pensée n’est
  pas de vous faire acheter _père en poche_. Moins pour provoquer une
  confiance que dès à présent il se croit acquise, que pour vous mettre
  à même de connaître la famille dont vous allez porter le nom, M. le
  marquis fera passer sous vos yeux tous les titres et tous les papiers
  dont il est détenteur; de plus, quoique depuis bien longtemps il ait
  quitté ce pays, il sera en mesure de faire affirmer son identité par
  plusieurs de ses contemporains encore existants, ce qui, du reste, ne
  pourra que profiter à la validité de l’acte à intervenir. Par exemple,
  au nombre des personnes honorables par lesquelles il a déjà été
  reconnu, je puis vous citer la respectueuse supérieure de la communauté
  des dames Ursulines, la mère Marie-des-Anges, pour laquelle, soit dit
  en passant, vous avez fait un chef-d’œuvre.
  --Oui, ma foi, oui, c’est un joli morceau, dit le marquis, et si vous
  êtes un politique de cette force!...
  --Eh bien! marquis, dit Jacques Bricheteau, qui me parut le mener un
  peu, voulez-vous procéder, avec notre jeune ami, à la vérification des
  papiers de famille?
  --Mais c’est inutile, répliquai-je. Et vraiment, par ce refus d’examen,
  il ne me paraissait pas que j’engageasse beaucoup ma foi; car, après
  tout, que signifient des papiers entre les mains d’un homme qui peut
  les avoir fabriqués ou se les être appropriés? Mais mon père ne me
  tint pas pour quitte, et pendant plus de deux heures, il fit passer
  sous mes yeux des parchemins, des arbres généalogiques, des contrats,
  des brevets, toutes pièces desquelles il résulte que la famille de
  Sallenauve est, après les Cinq-Cygne, une des plus anciennes familles
  de la Champagne en général, et du département de l’Aube en particulier.
  Je dois ajouter que l’exhibition de toutes ces archives fut accompagnée
  d’un nombre infini de détails parlés, qui donnaient à l’identité du
  dernier marquis de Sallenauve la plus incontestable vraisemblance. Sur
  tout autre sujet, mon père est assez laconique; son ouverture d’esprit
  ne me paraît pas extraordinaire, et volontiers il passe la parole
  à son _chancelier_; mais là, sur le fait de ses parchemins, il fut
  étourdissant d’anecdotes, de souvenirs, de savoir héraldique; bref, ce
  fut bien le vieux gentilhomme ignorant et superficiel sur toute chose,
  mais devenu d’une érudition bénédictine quand il s’agit de la science
  de sa maison.
  La séance, je crois, durerait encore, sans l’intervention de Jacques
  Bricheteau: comme il vit le marquis prêt à couronner ses immenses
  commentaires oraux par la lecture d’un volumineux mémoire où il s’est
  proposé de réfuter un chapitre des _Historiettes_ de Tallemant des
  Réaux, qui n’a pas été écrit pour la plus grande gloire des Sallenauve,
  le judicieux organiste fit remarquer qu’il était l’heure de se mettre à
  table, si l’on voulait être exactement rendu, à sept heures, en l’étude
  de maître Achille Pigoult, où rendez-vous était pris. Nous dînâmes
  donc, non pas à table d’hôte, mais dans notre appartement, et le dîner
  n’eut rien de remarquable, si ce n’est sa longueur excessive, due au
  recueillement silencieux et à la lenteur que le marquis, par suite de
  la perte de toutes ses dents, met à avaler ses morceaux.
  A sept heures, nous étions rendus chez maître Achille Pigoult... Mais
  il est bientôt deux heures du matin, et le sommeil me gagne: à demain
  donc, si j’en ai le loisir, la continuation de cette lettre et la
  relation circonstanciée de ce qui s’est passé dans l’étude du notaire
  royal. Tu sais, d’ailleurs, en gros, le résultat, comme un homme qui
  a couru au dernier chapitre d’un roman pour voir si _Évelina épouse
  Arthur_, et tu peux bien me faire crédit des détails. Tout à l’heure,
  en me couchant, je me dirai: Bonsoir, monsieur de Sallenauve. Au
  fait, en m’affublant de ce nom de Dorlange, ce diable de Bricheteau
  n’avait pas eu la main heureuse; j’avais l’air de quelque héros de
  roman du temps de l’Empire, ou bien d’un de ces ténors de province qui
  attendent un engagement sous les maigres ombrages du Palais-Royal.
  Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas, de te quitter pour mon lit où
  je vais m’assoupir au doux murmure de l’Aube? D’ici, au milieu de
  l’indescriptible silence de la nuit, dans une petite ville de province,
  j’entends mélancoliquement clapoter ses flots.
   4 mai, cinq heures du matin.
  J’avais compté sur un sommeil embelli par les plus beaux songes; je
  n’ai pas dormi plus d’une heure, et je me réveille mordu au cœur par
  une idée détestable; mais avant de te la transmettre, car elle n’a pas
  le sens commun, que d’abord je te dise un peu ce qui s’est passé hier
  soir chez le notaire: certains détails de cette scène ne sont peut-être
  pas étrangers au mouvement fantasmagorique qui vient de se faire dans
  mon esprit.
  Après que la domestique de maître Pigoult, Champenoise pur sang, nous
  eut fait traverser une étude de l’aspect le plus antique et le plus
  vénérable, où l’on ne voit pas de clercs travaillant le soir, comme on
  fait à Paris, cette fille nous introduisit dans le cabinet du patron,
  grande pièce froide et humide qu’éclairaient très imparfaitement deux
  bougies stéariques placées sur le bureau.
  Malgré une bise assez piquante qui soufflait au dehors, sur la foi
  du mois de mai des poëtes et du printemps légalement déclaré à cette
  époque de l’année, il n’y avait point de feu allumé à l’âtre; mais tous
  les préparatifs d’une joyeuse flambée étaient faits dans la cheminée.
  Maître Achille Pigoult, petit homme chétif, horriblement grêlé et
  affligé de lunettes vertes, par-dessus lesquelles, d’ailleurs, il darde
  un regard plein de vivacité et d’intelligence, nous demanda si nous
  trouvions qu’il fît assez chaud dans l’appartement. Sur notre réponse
  affirmative, qu’il dut bien entrevoir un peu dictée par la politesse,
  il avait déjà développé ses dispositions incendiaires jusqu’à faire
  flamber une allumette, quand, partant d’un des coins les plus obscurs
  de la pièce, une voix cassée et décrépite, dont nous n’avions pas
  encore aperçu le propriétaire, intervint pour s’opposer à cette
  prodigalité.
  --Mais non! Achille, n’allume pas de feu, lui cria le vieillard; nous
  sommes cinq ici, les lumières donnent beaucoup de chaleur, et tout à
  l’heure ce sera à n’y plus tenir.
  Aux paroles de ce Nestor si réchauffé, exclamation du marquis:
  --Mais c’est ce bon M. Pigoult, l’ancien juge de paix!
  Ainsi reconnu, le vieillard de se lever et d’aller à mon père qu’il
  envisage curieusement:
  --Parbleu, dit-il, je vous reconnais bien aussi pour un Champenois
  de la vieille roche, et Achille ne m’a pas trompé en m’annonçant que
  j’allais voir deux personnes de ma connaissance. Vous, ajouta-t-il en
  s’adressant à l’organiste, vous êtes le petit Bricheteau, le neveu
  de notre bonne supérieure la mère Marie-des-Anges; mais ce grand
  maigre-là, avec sa figure de duc et de pair, je ne puis pas mettre le
  nom dessus. Après ça, il ne faut pas trop en vouloir à ma mémoire:
  quatre-vingt-six ans de service! elle peut bien s’être un peu rouillée.
  --Voyons, grand-père, dit alors Achille Pigoult, recueillez bien tous
  vos souvenirs, et vous, messieurs, pas un mot, pas un geste, car il
  s’agit d’éclairer ma religion. Je n’ai pas l’honneur de connaître le
  client pour lequel je suis sur le point d’instrumenter, et il faut,
  pour la régularité des choses, que son individualité me soit constatée.
  L’ordonnance de Louis XII, rendue en 1498, et celle de François
  1er, renouvelée en 1535, faisaient une loi de cette précaution aux
  notaires _gardes-notes_, pour éviter dans les actes les suppositions de
  personnes. Cette disposition est trop fondée en raison pour avoir pu
  être abrogée par le temps, et je le sais bien, moi, je n’aurais pas la
  moindre confiance dans la validité d’un acte où l’on pourrait établir
  qu’elle a été méconnue.
  Pendant que son fils parlait, le vieux Pigoult avait donné la torture à
  sa mémoire. Mon père, par bonheur, a dans la face un tic nerveux qui,
  sous la continuité du regard attaché sur lui par son _certificateur_,
  ne pouvait manquer de s’exaspérer. A ce signe, fonctionnant dans toute
  son énergie, l’ancien juge de paix acheva de retrouver son homme:
  --Eh! parbleu! j’y suis, s’écria-t-il, monsieur est le marquis de
  Sallenauve, celui que l’on appelait _le Grimacier_, et qui serait
  aujourd’hui le propriétaire du château d’Arcis, si, au lieu d’épouser
  sa jolie cousine qui le lui apportait en dot, il n’était, comme tous
  les autres fous, parti pour l’émigration.
  --Toujours un peu sans-culotte, à ce qu’il paraît, repartit en riant le
  marquis.
  --Messieurs, dit alors le notaire avec une certaine solennité,
  l’épreuve que j’avais ménagée est pour moi décisive. Cette épreuve, les
  titres dont M. le marquis a bien voulu me donner communication et qu’il
  laisse en dépôt dans mon étude, plus, ce certificat de son identité que
  m’a fait parvenir la mère Marie-des-Anges, empêchée par la règle de sa
  maison de venir témoigner dans mon étude, nous mettent certainement en
  mesure de parfaire les actes que j’ai là, déjà préparés. La présence de
  deux témoins est exigée par l’un d’eux. Voici M. Bricheteau d’une part,
  de l’autre mon père, si vous le voulez bien; c’est, il me semble, un
  honneur qui lui revient de droit, car on peut dire qu’il vient de le
  gagner à la pointe de sa mémoire.
  --Eh bien! messieurs, prenons place, dit Jacques Bricheteau avec
  entrain. Le notaire alla s’asseoir à son bureau; nous fîmes cercle à
  l’entour, et la lecture de l’un des actes commença.
  Son but était de constater authentiquement la reconnaissance que
  faisait de moi pour son fils, François-Henri-Pantaléon Dumirail,
  marquis de Sallenauve; mais dans le cours de la lecture survint une
  difficulté.
  Les actes notariés, à peine de nullité, doivent exprimer le domicile
  des contractants. Or, quel était le domicile de mon père? La
  désignation en avait été laissée en blanc par le notaire, qui voulut
  combler cette lacune avant de pousser plus loin.
  --D’abord, de domicile, dit Achille Pigoult, M. le marquis ne paraît
  pas en avoir en France puisqu’il n’y réside pas, et que, depuis
  longtemps, il n’y possède plus aucune propriété.
  --C’est pourtant vrai, dit le marquis avec un accent où il me parut
  mettre plus de sérieux que n’en comportait la remarque: en France, je
  suis un vagabond.
  --Ah! reprit Jacques Bricheteau, des vagabonds comme vous qui, de la
  main à la main, peuvent faire cadeau à leur fils de la somme nécessaire
  pour acheter des châteaux, ne me semblent pas des mendiants très à
  plaindre. Cependant la remarque est juste, non-seulement pour la
  France, mais aussi pour l’étranger; car avec votre éternelle manie
  de pérégrinations, un domicile ne me paraît pas très facile à vous
  assigner.
  --Voyons, dit Achille Pigoult, nous ne serons pas arrêtés pour si peu.
  Dès à présent, continua-t-il en me désignant, monsieur est propriétaire
  du château d’Arcis, car promesse de vente vaut vente, du moment
  qu’entre les parties on est convenu de la chose et du prix. Eh bien!
  quoi de plus naturel que le domicile du père soit assigné dans une des
  propriétés de son fils, quand surtout, cette propriété est un bien de
  famille, rentré dans la famille par l’acquisition faite au profit du
  fils, mais payé des deniers du père; quand, en outre, ce père est né
  dans le pays où est situé le bien que j’appellerai _domiciliaire_, et
  qu’il y est connu et reconnu par de notables habitants toutes les fois
  que dans l’intervalle de ses longues absences il lui convient de s’y
  représenter?
  --C’est juste, dit le vieux Pigoult en se rangeant sans hésiter à
  l’opinion que son fils venait d’exprimer avec cet accent d’animation
  particulier aux hommes d’affaires qui croient avoir mis la main sur un
  argument décisif.
  --Enfin, dit Jacques Bricheteau, si vous croyez que les choses puissent
  aller ainsi!
  --Vous voyez bien que mon père, vieux praticien, n’a pas hésité un
  moment à être de mon avis. Nous disons donc, continua le notaire
  en prenant sa plume: «François-Henri-Pantaléon Dumirail, marquis
  de Sallenauve, domicilié chez M. Charles de Sallenauve, son fils
  naturel, par lui légalement reconnu, au lieu dit le château d’Arcis,
  arrondissement d’Arcis-sur-Aube, département de l’Aube.»
  Le reste de l’acte fut lu et arriva jusqu’au bout sans encombre. Suivit
  une scène passablement ridicule. Les signatures apposées, pendant que
  nous étions encore debout:
  --Maintenant, monsieur le comte, dit Jacques Bricheteau, embrassez
  votre père.
  Mon père m’ouvrit ses bras assez négligemment, et je m’y précipitai à
  froid, m’en voulant de n’être pas plus profondément remué et de ne pas
  entendre plus haut dans mon cœur la voix du sang. Cette sécheresse et
  cette aridité d’émotions tenaient-elles au rapide accroissement de ma
  fortune? Toujours est-il qu’un moment plus tard, en suite de l’autre
  acte dont nous entendîmes la lecture, moyennant la somme de cent
  quatre-vingt mille francs payables comptant, j’étais devenu possesseur
  du château d’Arcis, grand édifice de bonne apparence, qu’à mon entrée
  dans la ville, sans être mieux averti par l’instinct du propriétaire
  que par la voix du sang, j’avais aperçu de loin, dominant le pays d’un
  air assez féodal.
  L’intérêt électoral de cette acquisition, si je ne l’avais pressenti,
  m’aurait été révélé par quelques mots qui ensuite s’échangèrent entre
  le notaire et Jacques Bricheteau.
  Suivant la mode de tous les vendeurs qui font encore valoir leur
  marchandise même après qu’elle est sortie de leurs mains:
  --Vous pouvez vous flatter, dit Achille Pigoult, que vous avez cette
  terre pour un morceau de pain.
  --Allons donc! reprit Jacques Bricheteau, combien y avait-il de temps
  que vous l’aviez sur les bras? A d’autres qu’à nous, votre client l’eût
  laissée à cinquante mille écus; mais, comme bien de famille, vous nous
  avez fait payer la convenance. Il y a vingt mille francs à dépenser
  pour rendre le château habitable; la terre rend à peine quatre mille
  francs de rente: ainsi, notre argent, avec les frais, n’est pas placé à
  deux et demi pour cent.
  --De quoi vous plaignez-vous? reprit Achille Pigoult; vous allez avoir
  à faire travailler, vous jetterez de l’argent dans le pays, ce qui
  n’est déjà pas une si mauvaise chance pour un candidat.
  --Ah! la question électorale, dit Jacques Bricheteau, nous la
  traiterons en venant demain matin verser dans vos mains le prix de la
  vente et régler vos honoraires.
  Là-dessus on se sépara, et nous rentrâmes à l’hôtel de la Poste, où,
  après avoir souhaité le bonsoir à mon père et à son porte-parole, je me
  retirai dans ma chambre pour causer avec toi.
  A présent cette terrible idée qui, chassant pour moi le sommeil, m’a
  remis la plume à la main, il faut bien te la dire; quoique maintenant,
  m’en trouvant un peu distrait par les deux pages que je viens de
  t’écrire, je n’y trouve plus tout à fait la même évidence qu’il y a un
  moment. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tout ce qui se passe depuis un
  an dans ma vie a quelque chose de prodigieusement romanesque. Tu me
  diras que l’aventure paraît être dans la logique courante de ma vie;
  que ma naissance, le hasard qui nous a rapprochés avec une conformité
  de destinées si singulière, mes rapports avec Marianina et ma belle
  gouvernante, mon histoire même avec madame de l’Estorade, semblent
  accuser pour moi l’étoile la plus chanceuse, et que c’est encore un de
  ses caprices auxquels je suis livré en cet instant. Rien de plus juste;
  mais si, dans le même moment, par l’influence de cette étoile, j’étais
  impliqué, à mon insu, dans quelque trame infernale et qu’on m’en fît le
  passif instrument!
  Pour mettre un peu d’ordre dans mes idées, je commence par ce
  demi-million dépensé pour un intérêt, tu en conviendras, assez
  nébuleux: celui de me rendre un jour le ministre possible de je ne
  sais quel pays imaginaire dont on me cache soigneusement le nom. Et
  qui dépense pour moi ces sommes fabuleuses? Est-ce un père, tendrement
  épris d’un enfant de l’amour? Non, c’est un père qui me témoigne la
  plus grande froideur, qui s’endort pendant qu’on est occupé à me
  dresser, sous ses yeux, le bilan de notre mutuelle existence; pour
  lequel, de mon côté, j’ai le malheur de ne rien éprouver, et que, pour
  trancher le mot, je regarderais comme une parfaite ganache d’émigré,
  n’était le respect et la piété filiale que je m’efforce d’avoir pour
  lui.
  Mais, dis donc! si cet homme n’était pas mon père, s’il n’était pas le
  marquis de Sallenauve, pour lequel il se donne; si, comme le malheureux
  Lucien de Rubempré (voir _Un grand homme de province_, et _Splendeurs
  et misères_) dont l’histoire a eu un si effroyable retentissement,
  j’étais enlacé par quelque serpent à la façon du faux prêtre Carlos
  Herrera et exposé à un si terrible réveil?
  Quelle vraisemblance? vas-tu me dire: Carlos Herrera avait un intérêt
  à fasciner Lucien de Rubempré; mais sur toi, homme de principes
  solides, qui n’as jamais rêvé le luxe, qui t’es fait une vie de
  recueillement et de travail, quelle prise pourrait-on avoir, et enfin
  que te voudrait-on? Soit. Mais ce que l’on _paraît_ vouloir est-il
  beaucoup plus clair? Pourquoi celui qui me reconnaît pour son fils me
  cache-t-il le lieu qu’il habite, le nom sous lequel il est connu dans
  cet occulte pays du Nord qu’il est censé administrer? A côté de si
  grands sacrifices faits à mon profit, pourquoi si peu de confiance?
  Et le mystère dont jusqu’à aujourd’hui Jacques Bricheteau a entouré
  ma vie, trouves-tu que, malgré la longueur de ses explications, il me
  l’ait suffisamment justifié? Pourquoi son nain? pourquoi son impudence
  à se nier lui-même la première fois que je le rencontre? pourquoi ce
  déménagement furieux? Tout cela, cher ami, roulant dans ma tête, et
  rapproché des cinq cent mille francs que j’ai touchés chez les frères
  Mongenod, a semblé donner un corps à une idée bizarre, dont tu vas
  rire, peut-être, et qui pourtant, dans les annales judiciaires, ne
  serait pas sans précédent.
  Je te le disais tout à l’heure, c’est une pensée dont j’ai été tout
  à coup comme envahi, et qui par cela même a pris pour moi la valeur
  d’un instinct. Certes, si j’en eusse eu hier au soir la plus lointaine
  atteinte, je me fusse fait plutôt couper le poing que de signer cet
  acte, qui désormais enchaîne ma destinée à celle d’un inconnu dont
  l’avenir peut être sombre comme un chapitre de l’Enfer du Dante, et
  qui peut m’entraîner avec lui dans ses profondeurs les plus sombres.
  Enfin, cette idée autour de laquelle je te fais tourner sans me
  décider à t’y laisser pénétrer, la voici dans toute sa crudité la plus
  naïve: j’ai peur, vois-tu, d’être, à mon insu, l’agent d’une de ces
  associations de faux monnayeurs qui, pour mettre en circulation les
  valeurs fabriquées par eux, ont été vus souvent, dans les fastes des
  cours d’assises, se livrant à des combinaisons et à des pratiques aussi
  compliquées et aussi inextricables que celle dans laquelle je me vois
  engagé aujourd’hui. Dans ces sortes de procès, on voit toujours de
  grandes allées et venues des complices; des traites tirées à distance
  lointaine, sur les banquiers des places de commerce importantes et
  des capitales telles que peuvent être Paris, Stockholm, Rotterdam.
  Souvent aussi on y voit de pauvres dupes compromises. Bref, dans les
  mystérieuses allures de ce Bricheteau, ne remarques-tu pas comme une
  imitation et un reflet de toutes les manœuvres auxquelles ces grands
  industriels sont forcés de recourir, en les disposant avec un talent
  et une richesse d’imagination auxquels n’atteignent pas même les
  romanciers?
  Tous les arguments qui peuvent infirmer ma sombre visée, tu penses
  bien que je me les suis faits, et si je ne te les reproduis pas ici,
  c’est que je veux les laisser venir de ta bouche, et leur garder ainsi
  une autorité qu’ils n’auraient plus pour moi du moment que je les
  aurais inspirés. Ce qu’il y a de certain, si je ne me trompe, c’est
  qu’au moins, autour de moi, il y a une atmosphère épaisse, malsaine,
  sans limpidité, dans laquelle je sens que l’air me manque et que je ne
  respire plus. Enfin, si tu en as l’habileté, rassure-moi, persuade-moi;
  je ne demande pas mieux, comme tu l’imagines, que d’avoir rêvé creux;
  mais, dans tous les cas, pas plus tard que demain, je veux avoir avec
  mes deux hommes une explication, et obtenir, quoique déjà il soit bien
  tard, un peu plus de lumière que celle qui m’a été mesurée....
   * * * * *
  Voilà bien une autre histoire! pendant que je t’écris, un bruit de
  chevaux se fait dans la rue. Devenu méfiant et prenant tout en griève
  sollicitude, j’ouvre ma fenêtre, et, à la clarté du jour naissant, je
  vois à la porte de l’hôtel une voiture de poste attelée, le postillon
  en selle, et Jacques Bricheteau parlant à une personne assise dans
  l’intérieur, mais dont je ne puis distinguer le visage ombragé par
  la visière d’une casquette de voyage. Prenant aussitôt mon parti,
  je descends rapidement; mais, avant que je sois au bas des degrés,
  j’entends le roulement sourd de la voiture et les claquements répétés
  du fouet agité dans l’air, espèce de _chant de départ_ des postillons.
  Au pied de l’escalier, je me trouve nez à nez avec Jacques Bricheteau.
  Sans paraître embarrassé et de l’air le plus naturel:
  --Comment! me dit-il, mon cher élève déjà levé!
  --Sans doute: c’était bien le moins que je fisse mes adieux à mon
  excellent père.
  --Il ne l’a pas voulu, me répond le damné musicien avec un sérieux et
  un flegme à se faire battre, il aura craint l’émotion des adieux.
  --Mais il est donc terriblement pressé, qu’il n’ait pu donner même une
  journée à sa paternité flambante neuve.
  --Que voulez-vous? c’est un original: ce qu’il était venu faire, il l’a
  fait; dès lors, pour lui plus de raisons de rester.
  --Ah! je comprends, les hautes fonctions qu’il remplit dans cette
  cour du Nord!... Il n’y avait pas moyen de se méprendre à l’accent
  profondément ironique avec lequel cette dernière phrase avait été
  prononcée.
  --Jusqu’ici, me dit Bricheteau, vous aviez montré plus de foi.
  --Oui, mais j’avoue que cette foi commence à broncher sous le poids des
  mystères dont on la charge sans merci ni relâche.
  --En vous voyant, dans un moment décisif pour votre avenir, livré
  à des doutes que tout le procédé dont on use avec vous depuis tant
  d’années peut assurément justifier, je serais vraiment désespéré,
  me répondit Jacques Bricheteau, si je n’avais que des raisonnements
  ou affirmations personnelles à y opposer. Mais vous vous rappelez
  qu’hier, le vieux Pigoult parla d’une tante que j’ai dans le pays, où
  bientôt, je l’espère, vous apercevrez qu’elle occupe une situation
  assez considérable. J’ajoute que le caractère sacré dont elle est
  revêtue doit donner à sa parole une complète autorité. Dans tous les
  cas, j’avais arrangé que nous la verrions dans la journée; mais,
  dans un instant, seulement le temps de me raser, nous allons nous
  rendre, malgré l’heure matinale, au couvent des Ursulines. Là, vous
  interrogerez la mère Marie-des-Anges, qui, dans tout le département
  de l’Aube, a la réputation d’une sainte, et je pense qu’à la suite de
  notre entrevue avec elle, aucun nuage n’existera plus entre nous.
  A mesure que ce diable d’homme parlait, il y avait dans sa physionomie
  un air si parfait de probité et de bienveillance; sa parole, toujours
  calme, élégante et maîtresse d’elle-même, s’insinuait si bien dans
  l’esprit de son auditeur, que je sentais baisser le flot de ma colère
  et renaître ma sécurité. Au fait, sa réponse est irrésistible: la
  maison des dames Ursulines, que diable! ne peut pas être un atelier de
  fausse monnaie, et, si la mère Marie-des-Anges me cautionne mon père
  comme il paraît déjà qu’elle l’avait cautionné au notaire, je serais
  fou de persister dans mes doutes.
  --Eh bien! dis-je à Jacques Bricheteau, je vais remonter prendre mon
  chapeau et vous attendre en me promenant sur les bords de l’Aube.
  --C’est ça! et surveillez la porte de l’hôtel, que je n’aille pas
  déménager brusquement, comme autrefois au quai de Béthune.
  On n’est pas plus intelligent que cet homme; il a l’air de deviner
  vos pensées. J’eus honte de cette dernière défiance et lui dis que,
  réflexion faite, j’aimais mieux en l’attendant aller terminer une
  lettre. C’est celle-ci, cher ami, que je suis obligé de fermer et de
  jeter à la poste tout à l’heure, si je veux qu’elle parte. A un autre
  jour la relation de notre visite au couvent.
  
  XIV.--MARIE-GASTON A MADAME LA COMTESSE DE L’ESTORADE.
   Arcis-sur-Aube, 6 mai 1839.
   Madame,
  Dans tous les cas, j’aurais profité avec bonheur de la recommandation
  que vous avez bien voulu me faire de vous écrire pendant mon séjour
  ici; mais en m’accordant cette précieuse faveur, vous ne pouvez
  vraiment savoir toute l’étendue de votre charité.
  Sans vous, madame, et l’honneur que j’aurai de vous entretenir
  quelquefois, que deviendrais-je, livré à la domination habituelle de
  mes tristes pensées, dans une ville qui n’a ni monde, ni commerce,
  ni curiosités, ni environs, et où toute l’activité intellectuelle se
  résume à la confection du petit-salé, du savon gras et des bas et
  bonnets de coton.
  Dorlange, que je n’appellerai pas toujours de ce nom, vous saurez tout
  à l’heure pourquoi, est tellement absorbé par les soins de sa brigue
  électorale, qu’à peine je l’entrevois. Je vous avais dit, madame,
  que je me décidais à aller rejoindre notre ami par la considération
  d’un certain trouble d’esprit qu’accusait une de ses lettres où il me
  faisait part d’une grande révolution arrivée dans sa vie.
  Aujourd’hui, il m’est permis d’être plus explicite: Dorlange connaît
  enfin son père. Il est fils naturel du marquis de Sallenauve, dernier
  rejeton vivant d’une des meilleures familles de la Champagne. Sans
  s’expliquer sur les raisons qui l’avaient décidé à tenir si secrète la
  naissance de son fils, le marquis vient légalement de le reconnaître.
  En même temps, il a fait pour lui l’acquisition d’une terre qui avait
  cessé depuis longtemps d’appartenir à la famille Sallenauve, et qui va
  se rattacher de cette manière au nom. Cette terre est située à Arcis
  même, et il est donc à penser que sa possession ne sera point inutile
  aux projets de députation mis aujourd’hui sur le tapis. Ces projets
  datent de plus loin que nous ne l’avions pensé, et ce n’est pas dans la
  fantaisie de Dorlange qu’ils ont pris naissance.
  Il y a un an, le marquis commençait à les préparer en faisant passer
  à son fils une somme considérable pour qu’il pût se constituer par
  l’achat d’un immeuble un cens d’éligibilité, et c’est également pour
  faciliter au candidat l’accès de la carrière politique, qu’il vient
  de le mettre en possession d’un état civil et de le faire une seconde
  fois propriétaire. La fin réelle de tous ces sacrifices n’a pas été
  très nettement expliquée à Charles de Sallenauve, par le marquis son
  père, et c’est au sujet de cette portion brumeuse qui reste encore dans
  son ciel que le pauvre garçon avait conçu les appréhensions auxquelles
  mon amitié s’est empressée d’aller porter remède. Somme toute, le
  marquis paraît être un homme aussi bizarre qu’opulent, car, au lieu
  de rester à Arcis, où sa présence et son nom auraient pu contribuer
  au succès de l’élection qu’il désire, le lendemain même du jour où
  toutes les formalités de la reconnaissance ont été accomplies, il s’est
  remis furtivement en route pour des pays lointains où il dit avoir de
  pressants intérêts, et n’a pas même laissé le temps à son fils de lui
  
Sez Fransuz ädäbiyättän 1 tekst ukıdıgız.
Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 12. Scènes de la vie parisienne et scènes de la vie - 62