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La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - 05

Süzlärneñ gomumi sanı 4544
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1680
35.7 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
48.2 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
53.6 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le
  corsage bordé d'une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une
  première espérance, volant grande et heureuse à une première union,
  aimant mieux son parrain depuis qu'elle s'était élevée jusqu'à Dieu.
  Quand il aperçut la pensée de l'éternité donnant la nourriture à cette
  âme jusqu'alors dans les limbes de l'enfance, comme après la nuit le
  soleil donne la vie à la terre; toujours sans savoir pourquoi, il fut
  fâché de rester seul au logis. Assis sur les marches de son perron, il
  tint pendant longtemps ses yeux fixés sur la grille entre les barreaux
  de laquelle sa pupille avait disparu en lui disant:--Parrain, pourquoi
  ne viens-tu pas? Je serai donc heureuse sans toi? Quoique ébranlé
  jusque dans ses racines, l'orgueil de l'encyclopédiste ne fléchit
  point encore. Il se promena cependant de façon à voir la procession
  des communiants, et distingua sa petite Ursule brillante d'exaltation
  sous le voile. Elle lui lança un regard inspiré qui remua, dans la
  partie rocheuse de son cœur, le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint
  bon, il se dit:--Momeries! Imaginer que, s'il existe un ouvrier des
  mondes, cet organisateur de l'infini s'occupe de ces niaiseries!... Il
  rit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la route du
  Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin la joie
  des familles.
  Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui ne savent pas
  ce jeu, l'un des plus difficiles qui existent. Pour ne pas ennuyer sa
  pupille, à qui l'excessive délicatesse de ses organes et de ses nerfs
  ne permettait pas d'entendre impunément ces mouvements et ce parlage
  dont la raison est inconnue, le curé, le vieux Jordy quand il vivait
  et le docteur attendaient toujours que leur enfant fût couchée ou en
  promenade. Il arrivait alors assez souvent que la partie était encore
  en train quand Ursule rentrait: elle se résignait alors avec une grâce
  infinie et se mettait auprès de la fenêtre à travailler. Elle avait de
  la répugnance pour ce jeu, dont les commencements sont en effet rudes
  et inaccessibles à beaucoup d'intelligences, et si difficiles à vaincre
  que, si l'on ne prend pas l'habitude de ce jeu pendant la jeunesse,
  il est presque impossible plus tard de l'apprendre. Or le soir de sa
  première communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pour
  cette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.
  --Voyons, à qui le dé? dit-elle.
  --Ursule, reprit le docteur, n'est-ce pas un péché de te moquer de ton
  parrain le jour de ta première communion?
  --Je ne me moque point, dit-elle en s'asseyant; je me dois à vos
  plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieur Chaperon
  était content, il me donnait une leçon de trictrac, et il m'a donné
  tant de leçons que je suis en état de vous gagner... Vous ne vous
  gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs, j'ai vaincu
  toutes les difficultés, et le bruit du trictrac me plaît.
  Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son
  triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu'alors avait refusé de faire
  apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, y acheta un
  piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec une maîtresse et
  se soumit à l'ennui que devaient lui causer les perpétuelles études
  de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordy le phrénologiste se
  réalisa: la petite fille devint excellente musicienne. Le tuteur,
  fier de sa filleule, faisait en ce moment venir de Paris une fois
  par semaine un vieil Allemand nommé Schmucke, un savant professeur de
  musique, et subvenait aux dépenses de cet art, d'abord jugé par lui
  tout à fait inutile en ménage. Les incrédules n'aiment pas la musique,
  céleste langage développé par le catholicisme, qui a pris les noms
  des sept notes dans un de ses hymnes: chaque note est la première
  syllabe des sept premiers vers de l'hymne à saint Jean. Quoique vive,
  l'impression produite sur le vieillard par la première communion
  d'Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres de la
  résolution et la prière répandaient dans cette âme jeune furent aussi
  des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remords ni de
  repentir, Minoret jouissait d'une sérénité parfaite. En accomplissant
  ses bienfaits sans l'espoir d'une moisson céleste, il se trouvait plus
  grand que le catholique, auquel il reprochait toujours de faire de
  l'usure avec Dieu.
  --Mais, lui disait l'abbé Chaperon, si les hommes voulaient tous se
  livrer à ce commerce, avouez que la société serait parfaite? il n'y
  aurait plus de malheureux. Pour être bienfaisant à votre manière, il
  faut être un grand philosophe; vous vous élevez à votre doctrine par
  le raisonnement, vous êtes une exception sociale; tandis qu'il suffit
  d'être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous, c'est un
  effort; chez nous, c'est naturel.
  --Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout.
  Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l'adresse naturelle
  à la femme étaient exercées par une éducation supérieure et dont le
  sens dans toute sa fleur était éclairé par l'esprit religieux, de
  tous les genres d'esprit le plus délicat, finit par comprendre que
  son parrain ne croyait ni à un avenir, ni à l'immortalité de l'âme,
  ni à une providence, ni à Dieu. Pressé de questions par l'innocente
  créature, il fut impossible au docteur de cacher plus longtemps
  ce fatal secret. La naïve consternation d'Ursule le fit d'abord
  sourire; mais en la voyant quelquefois triste, il comprit tout ce que
  cette tristesse annonçait d'affection. Les tendresses absolues ont
  horreur de toute espèce de désaccord, même dans les idées qui leur
  sont étrangères. Parfois le docteur se prêta comme à des caresses
  aux raisons de sa fille adoptive dites d'une voix tendre et douce,
  exhalées par le sentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants
  et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se
  comprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitait son
  parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Le curé
  blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservait d'humilier
  ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l'abbé Chaperon
  que David avait abattu Goliath. Cette dissidence religieuse, ces
  regrets de l'enfant qui voulait entraîner son tuteur à Dieu, furent
  les seuls chagrins de cette vie intérieure, si douce et si pleine,
  dérobée aux regards de la petite ville curieuse. Ursule grandissait,
  se développait, devenait la jeune fille modeste et chrétiennement
  instruite que Désiré avait admirée au sortir de l'église. La culture
  des fleurs dans le jardin, la musique, les plaisirs de son tuteur, et
  tous les petits soins qu'Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la
  Bougival en s'occupant de lui, remplissaient les heures, les jours,
  les mois de cette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques
  troubles chez Ursule avaient inquiété le docteur; mais la cause en
  était si prévue, qu'il ne s'en inquiéta que pour surveiller la santé.
  Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crut apercevoir
  que les troubles avaient eu quelque retentissement dans le moral. Il
  espionna maternellement sa pupille, ne vit autour d'elle personne digne
  de lui inspirer de l'amour, et son inquiétude passa.
  En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence, il
  arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits qui
  labourent jusqu'au tuf le champ des convictions et le retournent; mais
  ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sa carrière
  médicale qui donnera d'ailleurs un nouvel intérêt à cette histoire.
  Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussi profondément
  divisée par l'apparition de Mesmer, que l'Art le fut par celle de
  Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vint en France, où
  depuis un temps immémorial les inventeurs accourent faire légitimer
  leurs découvertes. La France, grâce à son langage clair, est en quelque
  sorte la trompette du monde.
  --Si l'homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement
  Hahnemann.
  --Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l'on s'y moque
  de vos bosses, vous serez illustre.
  Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardents que les
  piccinistes contre les gluckistes. La France savante s'émut, un débat
  solennel s'ouvrit. Avant l'arrêt, la Faculté de médecine proscrivit
  en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer, son baquet, ses fils
  conducteurs et ses théories. Mais, disons-le, cet Allemand compromit
  malheureusement sa magnifique découverte par d'énormes prétentions
  pécuniaires. Mesmer succomba par l'incertitude des faits, par
  l'ignorance du rôle que jouent dans la nature les fluides impondérables
  alors inobservés, par son inaptitude à rechercher les côtés d'une
  science à triple face. Le magnétisme a plus d'application; entre les
  mains de Mesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe
  est aux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pour
  la raison humaine et pour la France d'avoir à constater qu'une science
  contemporaine des sociétés, également cultivée par l'Égypte et par
  la Chaldée, par la Grèce et par l'Inde, éprouva dans Paris en plein
  dix-huitième siècle le sort qu'avait eu la vérité dans la personne
  de Galilée au seizième, et que le magnétisme y fut repoussé par les
  doubles atteintes des gens religieux et des philosophes matérialistes
  également alarmés. Le magnétisme, la science favorite de Jésus et
  l'une des puissances divines remises aux apôtres, ne paraissait pas
  plus prévu par l'Église que par les disciples de Jean-Jacques et de
  Voltaire, de Locke et de Condillac. L'Encyclopédie et le Clergé ne
  s'accommodaient pas de ce vieux pouvoir humain qui sembla si nouveau.
  Les miracles des convulsionnaires étouffés par l'Église et par
  l'indifférence des savants, malgré les écrits précieux du conseiller
  Carré de Montgeron, furent une première sommation de faire des
  expériences sur les fluides humains qui donnent le pouvoir d'opposer
  assez de forces intérieures pour annuler les douleurs causées par
  des agents extérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l'existence
  de fluides intangibles, invisibles, impondérables, trois négations
  dans lesquelles la science d'alors voulait voir une définition du
  vide. Dans la philosophie moderne le vide n'existe pas. Dix pieds de
  vide, le monde croule! Surtout pour les matérialistes, le monde est
  plein, tout se tient, tout s'enchaîne et tout est machiné. «Le monde,
  disait Diderot, comme effet du hasard, est plus explicable que Dieu.
  La multiplicité des causes et le nombre incommensurable de jets que
  suppose le hasard, expliquent la création. Soient donnés l'Énéide et
  tous les caractères nécessaires à sa composition, si vous m'offrez
  le temps et l'espace, à force de jeter les lettres, j'atteindrai la
  combinaison Énéide.» Ces malheureux, qui déifiaient tout plutôt que
  d'admettre un Dieu, reculaient aussi devant la divisibilité infinie
  de la matière que comporte la nature de forces impondérables. Locke
  et Condillac ont alors retardé de cinquante ans l'immense progrès que
  font en ce moment les sciences naturelles sous la pensée d'unité due
  au grand Geoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système,
  convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrent dans
  la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l'homme l'existence d'une
  influence pénétrante, dominatrice d'homme à homme, mise en œuvre par la
  volonté, curative par l'abondance du fluide, et dont le jeu constitue
  un duel entre deux volontés, entre un mal à guérir et le vouloir de
  guérir. Les phénomènes du somnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer,
  furent dus à messieurs de Puységur et Deleuze; mais la révolution mit
  à ces découvertes un temps d'arrêt qui donna gain de cause aux savants
  et aux railleurs. Parmi le petit nombre des croyants se trouvèrent des
  médecins. Ces dissidents furent, jusqu'à leur mort, persécutés par
  leurs confrères. Le corps respectable des médecins de Paris déploya
  contre les mesmériens les rigueurs des guerres religieuses, et fut
  aussi cruel dans sa haine contre eux qu'il était possible de l'être
  dans ce temps de tolérance voltairienne. Les docteurs orthodoxes
  refusaient de consulter avec les docteurs qui tenaient pour l'hérésie
  mesmérienne. En 1820, ces prétendus hérésiarques étaient encore l'objet
  de cette proscription sourde. Les malheurs, les orages de la Révolution
  n'éteignirent pas cette haine scientifique. Il n'y a que les prêtres,
  les magistrats et les médecins pour haïr ainsi. La robe est toujours
  terrible. Mais aussi les idées ne seraient-elles pas plus implacables
  que les choses? Le docteur Bouvard, ami de Minoret, donna dans la foi
  nouvelle, et persévéra jusqu'à sa mort dans la science à laquelle il
  avait sacrifié le repos de sa vie, car il fut une des _bêtes noires_
  de la Faculté de Paris. Minoret, l'un des plus vaillants soutiens des
  encyclopédistes, le plus redoutable adversaire de Deslon, le prévôt de
  Mesmer, et dont la plume fut d'un poids énorme dans cette querelle,
  se brouilla sans retour avec son camarade; mais il fit plus, il le
  persécuta. Sa conduite avec Bouvard devait lui causer le seul repentir
  qui pût troubler la sérénité de son déclin. Depuis la retraite du
  docteur Minoret à Nemours, la science des fluides impondérables, seul
  nom qui convienne au magnétisme si étroitement lié par la nature de
  ses phénomènes à la lumière et à l'électricité, faisait d'immenses
  progrès, malgré les continuelles railleries de la science parisienne.
  La phrénologie et la physiognomie, la science de Gall et celle de
  Lavater, qui sont jumelles, dont l'une est à l'autre ce que la cause
  est à l'effet, démontraient aux yeux de plus d'un physiologiste les
  traces du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté
  humaine, et d'où résultent les passions, les habitudes, les formes du
  visage et celles du crâne. Enfin, les faits magnétiques, les miracles
  du somnambulisme, ceux de la divination et de l'extase, qui permettent
  de pénétrer dans le monde spirituel, s'accumulaient. L'histoire étrange
  des apparitions du fermier Martin si bien constatées, et l'entrevue
  de ce paysan avec Louis XVIII; la connaissance des relations de
  Swedenborg avec les morts, si sérieusement établie en Allemagne, les
  récits de Walter Scott sur les effets de la _seconde vue_; l'exercice
  des prodigieuses facultés de quelques _diseurs de bonne aventure_
  qui confondent en une seule science la chiromancie, la cartomancie
  et l'horoscopie; les faits de catalepsie et ceux de la mise en œuvre
  des propriétés du diaphragme par certaines affections morbides; ces
  phénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source, sapaient
  bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur le terrain des
  expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits, si grand dans
  le nord de l'Europe, encore si faible en France, où se passaient
  néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux par les observateurs
  superficiels, et qui tombent comme des pierres au fond de la mer, dans
  le tourbillon des événements parisiens.
  Au commencement de cette année, le repos de l'anti-mesmérien fut
  troublé par la lettre suivante.
   «Mon vieux camarade,
   »Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent
   difficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviens
   moins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis de
   Saint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m'en aller de ce monde,
   je tiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une
   des sciences les plus importantes, si toutefois la science ne
   doit pas être _une_. Je puis foudroyer votre incrédulité par
   des preuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le
   bonheur de vous serrer encore une fois la main, comme nous nous
   la serrions avant Mesmer.
   »Toujours à vous.
   »BOUVARD.»
  Piqué comme l'est un lion par un taon, l'anti-mesmérien bondit jusqu'à
  Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeurait rue
  Férou, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à son hôtel,
  en lui écrivant: «Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré, en face
  l'Assomption.» Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Il alla voir les
  vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda si le monde était
  bouleversé, si la médecine avait une École, si les quatre Facultés
  vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en lui disant que le
  vieil esprit de résistance existait; seulement, au lieu de persécuter,
  l'Académie de médecine et l'Académie des sciences pouffaient de rire
  en rangeant les faits magnétiques parmi les surprises de Comus, de
  Comte, de Bosco, dans les jongleries, la prestidigitation et ce qu'on
  nomme la physique amusante. Ces discours n'empêchèrent point le vieux
  Minoret d'aller au rendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard.
  Après quarante-quatre années d'inimitié, les deux antagonistes se
  revirent sous une porte cochère de la rue Saint-Honoré. Les Français
  sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant longtemps. A
  Paris surtout, les faits étendent trop l'espace et font en politique,
  en littérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes
  n'y trouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuvent
  régner à l'aise. La haine exige tant de forces toujours armées que
  l'on s'y met plusieurs quand on veut haïr pendant longtemps. Aussi les
  Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Après quarante-quatre
  ans, Robespierre et Danton s'embrasseraient. Cependant chacun des
  deux docteurs garda sa main sans l'offrir. Bouvard le premier dit à
  Minoret:--Tu te portes à ravir.
  --Oui, pas mal, et toi? répondit Minoret une fois la glace rompue.
  --Moi, comme tu vois.
  --Le magnétisme empêche-t-il de mourir? demanda Minoret d'un ton
  plaisant mais sans aigreur.
  --Non, mais il a failli m'empêcher de vivre.
  --Tu n'es donc pas riche? fit Minoret.
  --Bah! dit Bouvard.
  --Eh! bien, je suis riche, moi, s'écria Minoret.
  --Ce n'est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j'en veux. Viens,
  répondit Bouvard.
  --Oh! l'entêté! s'écria Minoret.
  Le mesmérien entraîna l'incrédule dans un escalier assez obscur, et le
  lui fit monter avec précaution jusqu'au quatrième étage.
  En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, doué par la
  foi d'une incalculable puissance, et disposant des pouvoirs magnétiques
  dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grand inconnu, qui
  vit encore, guérissait par lui-même à distance les maladies les plus
  cruelles, les plus invétérées, soudainement et radicalement, comme
  jadis le Sauveur des hommes; mais encore il produisait instantanément
  les phénomènes les plus curieux du somnambulisme en domptant les
  volontés les plus rebelles. La physionomie de cet inconnu, qui dit ne
  relever que de Dieu et communiquer avec les anges comme Swedenborg,
  est celle du lion; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible.
  Ses traits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible et
  foudroyant; sa voix qui vient des profondeurs de l'être, est comme
  chargée du fluide magnétique, elle entre en l'auditeur par tous
  les pores. Dégoûté de l'ingratitude publique après des milliers de
  guérisons, il s'est rejeté dans une impénétrable solitude, dans un
  néant volontaire. Sa toute puissante main, qui a rendu des filles
  mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfants éplorés, des
  maîtresses idolâtres à des amants ivres d'amour; qui a guéri les
  malades abandonnés par les médecins, qui faisait chanter des hymnes
  dans les synagogues, dans les temples et dans les églises par des
  prêtres de différents cultes ramenés tous au même Dieu par le même
  miracle; qui adoucissait les agonies aux mourants chez desquels la vie
  était impossible; cette main souveraine, soleil de vie qui éblouissait
  les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait pas pour rendre un
  héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans le souvenir de ses
  bienfaits comme dans un suaire lumineux, il se refuse au monde et vit
  dans le ciel. Mais à l'aurore de son règne, surpris presque de son
  pouvoir, cet homme, dont le désintéressement a égalé la puissance,
  permettait à quelques curieux d'être témoins de ses miracles. Le
  bruit de cette renommée, qui fut immense et qui pourrait renaître
  demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bord de la tombe. Le
  mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènes les plus radieux
  de cette science, gardée en son cœur comme un trésor. Les malheurs
  de ce vieillard avaient ému le grand inconnu, qui lui donna quelques
  priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, en montant l'escalier, les
  plaisanteries de son vieil antagoniste avec une joie malicieuse. Il
  ne lui répondit que par des: «Tu vas voir! tu vas voir!» et par ces
  petits hochements de tête que se permettent les gens sûrs de leur fait.
  Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste.
  Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre à coucher
  contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiance s'éveilla;
  mais Bouvard vint aussitôt le prendre et l'introduisit dans cette
  chambre où se trouvaient le mystérieux swedenborgiste et une femme
  assise dans un fauteuil. Cette femme ne se leva point, et ne parut pas
  s'apercevoir de l'entrée des deux vieillards.
  --Comment! plus de baquets? fit Minoret en souriant.
  --Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement le swedenborgiste qui
  parut à Minoret être âgé de cinquante ans.
  Les trois hommes s'assirent, et l'inconnu se mit à causer. On parla
  pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoret qui se crut
  mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur sur ses opinions
  scientifiques, et semblait évidemment prendre le temps de l'examiner.
  --Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Je n'ai pas
  l'habitude de prostituer une puissance qui, dans ma conviction, émane
  de Dieu; si j'en faisais un usage frivole ou mauvais, elle pourrait
  m'être retirée. Néanmoins, il s'agit, m'a dit monsieur Bouvard, de
  changer une conviction contraire à la nôtre, et d'éclairer un savant de
  bonne foi: je vais donc vous satisfaire. Cette femme que vous voyez,
  dit-il, en montrant l'inconnue, est dans le sommeil somnambulique.
  D'après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet
  état constitue une vie délicieuse pendant laquelle l'être intérieur,
  dégagé de toutes les entraves apportées à l'exercice de ses facultés
  par la nature visible, se promène dans le monde que nous nommons
  invisible à tort. La vue et l'ouïe s'exercent alors d'une manière
  plus parfaite que dans l'état dit _de veille_, et peut-être sans le
  secours des organes qui sont la gaîne de ces épées lumineuses appelées
  la vue et l'ouïe! Pour l'homme mis dans cet état les distances et les
  obstacles matériels n'existent pas, ou sont traversés par une vie qui
  est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, un point
  d'appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pour des effets
  si nouvellement retrouvés; car aujourd'hui les mots impondérables,
  intangibles, invisibles, n'ont aucun sens relativement au fluide dont
  l'action est démontrée par le magnétisme. La lumière est pondérable
  par sa chaleur, qui en pénétrant les corps, augmente leur volume, et
  certes l'électricité n'est que trop tangible. Nous avons condamné les
  choses au lieu d'accuser l'imperfection de nos instruments.
  --Elle dort! dit Minoret en examinant la femme qui lui parut appartenir
  à la classe inférieure.
  --Son corps est en quelque sorte annulé, répondit le swedenborgiste.
  Les ignorants prennent cet état pour le sommeil. Mais elle va vous
  prouver qu'il existe un univers spirituel et que l'esprit n'y reconnaît
  point les lois de l'univers matériel. Je l'enverrai dans la région où
  vous voudrez qu'elle aille. A vingt lieues d'ici comme en Chine, elle
  vous dira ce qui s'y passe.
  --Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret.
  --Je n'y veux être pour rien, répondit l'homme mystérieux. Donnez-moi
  votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur, effet et cause.
  Il prit la main de Minoret, que Minoret lui laissa prendre; il la
  tint pendant un moment en paraissant se recueillir, et de son autre
  main il saisit la main de la femme assise dans le fauteuil: puis il
  mit celle du docteur dans celle de la femme en faisant signe au vieil
  incrédule de s'asseoir à côté de cette pythonisse sans trépied. Minoret
  remarqua dans les traits excessivement calmes de cette femme un léger
  tressaillement quand ils furent unis par le swedenborgiste; mais ce
  mouvement, quoique merveilleux dans ses effets, fut d'une grande
  simplicité.
  --Obéissez à monsieur, lui dit ce personnage en étendant la main sur
  la tête de la femme qui parut aspirer de lui la lumière et la vie, et
  songez que tout ce que vous ferez pour lui me plaira. Vous pouvez lui
  parler maintenant, dit-il à Minoret.
  --Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit le docteur.
  --Donnez-lui le temps, laissez votre main dans la sienne jusqu'à ce
  qu'elle vous prouve par ce qu'elle vous dira qu'elle y est arrivée, dit
  Bouvard à son ancien ami.
  --Je vois une rivière, répondit la femme d'une voix faible en
  paraissant regarder en dedans d'elle-même avec une profonde attention
  malgré ses paupières baissées. Je vois un joli jardin.
  --Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin? dit Minoret.
  --Parce qu'elles y sont.
  --Qui?
  --La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.
  --Comment est le jardin? demanda Minoret.
  --En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière, il se
  trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelle je vois
  des livres, et terminée par un _cabajoutis_ orné de sonnettes en bois
  et d'œufs rouges. A gauche le mur est revêtu d'un massif de plantes
  grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin de Virginie. Au milieu se
  trouve un petit cadran solaire. Il y a beaucoup de pots de fleurs.
  Votre pupille examine ses fleurs, les montre à sa nourrice, fait des
  trous avec un plantoir et y met des graines... La nourrice râtisse les
  allées... Quoique la pureté de cette jeune fille soit celle d'un ange,
  il y a chez elle un commencement d'amour, faible comme un crépuscule du
  matin.
  --Pour qui? demanda le docteur qui jusqu'à présent n'entendait rien que
  personne ne pût lui dire sans être somnambule. Il croyait toujours à de
  la jonglerie.
  --Vous n'en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assez
  inquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Le
  mouvement de son cœur a suivi celui de la nature...
  --Et c'est une femme du peuple qui parle ainsi? s'écria le vieux
  docteur.
  --Dans cet état toutes s'expriment avec une limpidité particulière,
  répondit Bouvard.
  --Mais qui Ursule aime-t-elle?
  --Ursule ne sait pas qu'elle aime, répondit avec un petit mouvement de
  tête la femme; elle est bien trop angélique pour connaître le désir ou
  quoi que ce soit de l'amour; mais elle est occupée de lui, elle pense
  à lui, elle s'en défend même, elle y revient malgré sa volonté de
  s'abstenir. Elle est au piano...
  --Mais qui est-ce?
  --Le fils d'une dame qui demeure en face...
  --Madame de Portenduère?
  --Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veux bien. Mais
  il n'y a pas de danger, il n'est point dans le pays.
  --Se sont-ils parlé? demanda le docteur.
  --Jamais. Ils se sont regardés l'un l'autre. Elle le trouve charmant.
  Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l'a vu de sa croisée,
  ils se sont vus aussi à l'église; mais le jeune homme n'y pense plus.
  --Son nom?
  --Ah! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que je l'entende.
  Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer son nom, elle le trouve
  doux à prononcer: elle a déjà regardé dans l'almanach le jour de sa
  fête, elle y a fait un petit point rouge... des enfantillages! Oh! elle
  aimera bien, mais avec autant de pureté que de force; elle n'est pas
  fille à aimer deux fois, et l'amour teindra son âme et la pénétrera si
  bien qu'elle repousserait tout autre sentiment.
  --Où voyez-vous cela?
  
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Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - 06