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La Comédie humaine - Volume 04 - 26

Süzlärneñ gomumi sanı 4671
Unikal süzlärneñ gomumi sanı 1595
39.3 süzlär 2000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
52.3 süzlär 5000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
57.8 süzlär 8000 iñ yış oçrıy torgan süzlärgä kerä.
Härber sızık iñ yış oçrıy torgan 1000 süzlärneñ protsentnı kürsätä.
  --Dites donc, grand poëte, vous êtes pas mal farceur! Vous me prenez
  donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez à Paris votre ami à
  franc étrier pour aller chercher des renseignements sur la maison
  Mignon... Je blague, tu blagues, nous blaguons... Bon! Mais faites-moi
  l'honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me
  donner la conscience nécessaire à mon état. En ma qualité de premier
  clerc de maître Latournelle, mon cœur est un carton à cadenas......
  Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je sais tout et
  je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J'aime Modeste, elle
  est mon élève, elle doit faire un beau mariage..... Et j'emboiserais le
  duc, s'il le fallait. Mais vous épousez...
  --Germain, le café, les liqueurs... dit Canalis.
  --Des liqueurs?... répéta Butscha levant la main comme une fausse
  vierge qui veut résister à une petite séduction. Ah! mes pauvres
  actes!... il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second
  clerc est bête comme un avantage matrimonial et capable de f... f...
  flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future épouse; il
  se croit bel homme parce qu'il a cinq pieds six pouces... un imbécile.
  --Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis.
  Vous que mademoiselle Modeste consulte...
  --Elle me consulte...
  --Eh bien! croyez-vous qu'elle m'aime? demanda le poëte.
  --_Ui_, plus que le duc! répondit le nain en sortant d'une espèce de
  torpeur qu'il jouait à merveille. Elle vous aime à cause de votre
  désintéressement. Elle me disait que pour vous elle était capable des
  plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dépenser que
  mille écus par an, d'employer sa vie à vous prouver qu'en l'épousant
  vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crânement (un
  hoquet) honnête, allez! et instruite, elle n'ignore de rien, cette
  fille-là!
  --Çà et trois cent mille francs, dit Canalis.
  --Oh! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le
  clerc. Le papa Mignon... Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi
  l'estimé-je...) Pour bien établir sa fille unique il se dépouillera
  de tout... Ce colonel est habitué par votre Restauration (un hoquet)
  à rester en demi-solde, il sera très heureux de vivre avec Dumay en
  _carottant_ au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille
  francs à la petite... Mais n'oublions pas Dumay, qui destine sa fortune
  à Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au
  contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron.
  Néanmoins, comme ils m'écoutent, au moins autant que vous, quoique je
  ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit: «Vous mettez trop à votre
  habitation; si Vilquin vous la laisse, voilà deux cent mille francs
  qui ne rapporteront rien... Il resterait donc cent mille francs à
  faire _boulotter_... ce n'est pas assez, à mon avis...» En ce moment,
  le colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi! Modeste est riche.
  Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux... Qui
  donc a pareille dot dans le département? dit Butscha qui leva les
  doigts pour compter.--Deux à trois cent mille francs comptant, dit-il
  en inclinant le pouce de sa main gauche qu'il toucha de l'index de la
  droite, et d'un!--La nue propriété de la villa Mignon, reprit-il en
  renversant l'index gauche, et de deux!--_Tertiò_, la fortune de Dumay!
  ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mère Modeste
  est une fille d'un million, une fois que les deux militaires seront
  allés demander le mot d'ordre au père Éternel.
  Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres,
  dégrisait autant Canalis qu'elle semblait griser Butscha. Pour le
  clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune était
  colossale. Il laissa tomber sa tête dans la paume de sa main droite;
  et, accoudé majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se
  parlant à lui-même.
  --Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec
  le Titre des Successions, une héritière d'un million, ce sera rare
  comme le désintéressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste
  mangera bien douze mille francs par an, l'intérêt de sa dot; mais elle
  est bien gentille... bien gentille... bien gentille. C'est, voyez-vous?
  (à un poëte, il faut des images!...) c'est une hermine malicieuse comme
  un singe.
  --Que me disais-tu donc? s'écria doucement Canalis en regardant La
  Brière, qu'elle avait six millions?...
  --Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j'ai dû
  me taire, je suis lié par un serment, et c'est peut-être trop en dire
  déjà, que de...
  --Un serment à qui?
  --A monsieur Mignon.
  --Comment! Ernest, toi qui sais combien la fortune m'est nécessaire...
  Butscha ronflait.
  --... Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de
  Grenelle, à me marier, tu me laisserais froidement m'enfoncer?... dit
  Canalis en pâlissant. Mais, c'est une affaire entre amis, et notre
  amitié, mon cher, comporte un pacte antérieur à celui que t'a demandé
  ce rusé Provençal...
  --Mon cher, dit Ernest, j'aime trop Modeste pour...
  --Imbécile! je te la laisse, cria le poëte. Ainsi romps ton serment?...
  --Me jures-tu, ta parole d'homme, d'oublier ce que je vais te dire, de
  te conduire avec moi comme si cette confidence ne t'avait jamais été
  faite, quoi qu'il arrive?...
  --Je le jure, par la mémoire de ma mère.
  --Eh bien! à Paris, monsieur Mignon m'a dit qu'il était bien loin
  d'avoir la fortune colossale dont m'ont parlé les Mongenod. L'intention
  du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille. Maintenant,
  Melchior, le père avait-il de la défiance? était-il sincère? Je n'ai
  pas à résoudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste,
  sans dot, serait toujours ma femme.
  --Un bas-bleu! d'une instruction à épouvanter, qui a tout lu! qui sait
  tout... en théorie, s'écria Canalis à un geste que fit La Brière, un
  enfant gâté, élevée dans le luxe dès ses premières années, et qui en
  est sevrée depuis cinq ans?... Ah! mon pauvre ami, songes-y bien.
  --Ode et code! dit Butscha en se réveillant, vous faites dans l'Ode et
  moi dans le Code, il n'y a qu'un C de différence entre nous. Or, code
  vient de _coda_, queue! Vous m'avez régalé, je vous aime... ne vous
  laissez pas faire au code!... Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin
  et votre crème de thé. Le père Mignon, c'est aussi une crème, la crème
  des honnêtes gens... Eh bien! montez à cheval, il accompagne sa fille,
  vous pouvez l'aborder franchement, parlez-lui dot, il vous répondra
  net, et vous verrez le fond du sac, aussi vrai que je suis gris et
  que vous êtes un grand homme; mais, pas vrai, nous quittons le Havre
  ensemble?... Je serai votre secrétaire, puisque ce petit, qui me croit
  gris et qui rit de moi, vous quitte... Allez, marchez, laissez-lui
  épouser la fille.
  Canalis se leva pour aller s'habiller.
  --Pas un mot... il court à son suicide, dit posément à La Brière
  Butscha froid comme Gobenheim, et qui fit à Canalis un signe familier
  aux gamins de Paris.--Adieu! mon maître, reprit le clerc en criant à
  tue-tête, vous me permettez de _renarder_ dans le kiosque de madame
  Amaury?...
  --Vous êtes chez vous, répondit le poëte.
  Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le
  kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs
  avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leurs interminables
  zigzags quand ils essayent de sortir par une fenêtre fermée. Lorsqu'il
  eut grimpé dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrés, il
  s'assit sur un banc de bois peint et s'abîma dans les joies de son
  triomphe. Il venait de jouer un homme supérieur; il venait, non pas de
  lui arracher son masque, mais de lui en voir dénouer les cordons, et
  il riait comme un auteur à sa pièce, c'est-à-dire avec le sentiment de
  la valeur immense de ce _vis comica_.--Les hommes sont des toupies,
  il ne s'agit que de trouver la ficelle qui s'enroule à leur torse!
  s'écria-t-il. Ne me ferait-on pas évanouir en me disant: Mademoiselle
  Modeste vient de tomber de cheval, et s'est cassé la jambe!
  Quelques instants après, Modeste, vêtue d'une délicieuse amazone de
  casimir vert-bouteille, coiffée d'un petit chapeau à voile vert, gantée
  de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la
  garniture de dentelle de son caleçon, et montée sur un poney richement
  harnaché, montrait à son père et au duc d'Hérouville le joli présent
  qu'elle venait de recevoir, elle en était heureuse en y devinant une de
  ces attentions qui flattent le plus les femmes.
  --Est-ce de vous, monsieur le duc?... dit-elle en lui tendant le bout
  étincelant de la cravache. On a mis dessus une carte où se lisait:
  «Devine si tu peux» et des points. Françoise et madame Dumay prêtent
  cette charmante surprise à Butscha; mais mon cher Butscha n'est pas
  assez riche pour payer de si beaux rubis! Or, mon père, à qui j'ai dit,
  remarquez-le bien, dimanche soir, que je n'avais pas de cravache, m'a
  envoyé chercher celle-ci à Rouen.
  Modeste montrait à la main de son père une cravache dont le bout était
  un semis de turquoises, une invention alors à la mode, et devenue
  depuis assez vulgaire.
  --J'aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans à prendre dans ma
  vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, répondit
  courtoisement le duc.
  --Ah! voici donc l'audacieux, s'écria Modeste en voyant venir Canalis à
  cheval. Il n'y a qu'un poëte pour savoir trouver de si belles choses...
  Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vous grondera, vous donnez
  raison à ceux qui vous reprochent ici vos dissipations.
  --Ah! s'écria naïvement Canalis, voilà donc pourquoi La Brière est allé
  du Havre à Paris à franc étrier?
  --Votre secrétaire a pris de telles libertés? dit Modeste en pâlissant
  et jetant sa cravache à Françoise Cochet avec une vivacité dans
  laquelle on devait lire un profond mépris. Rendez-moi cette cravache,
  mon père.
  --Pauvre garçon qui gît sur son lit, moulu de fatigue! reprit Melchior
  en suivant la jeune fille qui s'était lancée au galop. Vous êtes dure,
  mademoiselle. «Je n'ai, m'a-t-il dit, que cette chance de me rappeler à
  son souvenir...»
  --Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de
  toutes les paroisses? dit Modeste.
  Modeste, surprise de ne pas recevoir une réponse de Canalis, attribua
  cette inattention au bruit des chevaux.
  --Comme vous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment! lui dit le
  duc. Cette noblesse, cette fierté démentent si bien vos écarts que je
  commence à soupçonner que vous vous calomniez vous-même en préméditant
  vos méchancetés.
  --Ah! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle
  en riant. Vous avez précisément la perspicacité d'un mari!
  On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s'étonna de ne plus
  recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop
  épris des beautés du paysage pour que cette admiration fût naturelle.
  La veille, Modeste montrant au poëte un admirable effet de coucher
  de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un
  sourd:--«Eh bien! vous n'avez donc pas vu?--Je n'ai vu que votre main,»
  avait-il répondu.
  --Monsieur La Brière sait-il monter à cheval? demanda Modeste à Canalis
  pour le taquiner.
  --Pas très bien, mais il va, répondit le poëte devenu froid comme
  l'était Gobenheim avant le retour du colonel.
  Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller,
  par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la
  Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas
  de son cheval de manière à pouvoir cheminer de conserve avec le colonel.
  --Monsieur le comte, vous êtes un loyal militaire, aussi verrez-vous
  sans doute dans ma franchise un titre à votre estime. Quand les
  propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou
  trop civilisées si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout
  le monde y perd. Nous sommes l'un et l'autre deux gentilshommes aussi
  discrets l'un que l'autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l'âge
  des étonnements; ainsi parlons en camarades? Je vous donne l'exemple.
  J'ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis
  ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaît infiniment, vous avez dû vous
  en apercevoir. Or, malgré les défauts que votre chère enfant se donne à
  plaisir...
  --Sans compter ceux qu'elle a, dit le colonel en souriant.
  --Je ferais d'elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre
  heureuse. La question de fortune a toute l'importance de mon avenir,
  aujourd'hui en question. Toutes les jeunes filles à marier doivent
  être aimées _quand même_! Néanmoins, vous n'êtes pas homme à vouloir
  marier votre chère Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait
  pas plus de faire un mariage dit d'amour que de prendre une femme
  qui n'apporterait pas une fortune au moins égale à la mienne. J'ai
  de traitement, de mes sinécures, de l'Académie et de mon libraire,
  environ trente mille francs par an, fortune énorme pour un garçon. En
  réunissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste à
  peu près dans les termes d'existence où je suis. Donnez-vous un million
  à mademoiselle Modeste?
  --Ah! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jésuitiquement le
  colonel.
  --Supposons donc, répliqua vivement Canalis, qu'au lieu de parler, nous
  ayons sifflé. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte:
  on me comptera parmi les malheureux qu'aura faits cette charmante
  personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le
  monde, même avec mademoiselle Modeste; car, ajouta-t-il comme fiche de
  consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui
  me permettrait de vous la demander sans dot.
  --Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle
  emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des
  fortunes qui se font et se défont. On amplifie également le malheur et
  le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu'on
  le dit. En commerce, il n'y a de sûrs que les capitaux mis en fonds de
  terre, après les comptes soldés. J'attends avec une vive impatience les
  rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le
  règlement de mes comptes en Chine, rien n'est terminé. Je ne connaîtrai
  ma fortune que dans dix mois. Néanmoins, à Paris, j'ai garanti
  deux cent mille francs de dot à monsieur de La Brière, et en argent
  comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l'avenir
  de mes petits-enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et
  de mes titres.
  Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n'écoutait plus. Les
  quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allèrent de
  front et gagnèrent le plateau d'où la vue planait sur le riche bassin
  de la Seine, vers Rouen, tandis qu'à l'autre horizon les yeux pouvaient
  encore apercevoir la mer.
  --Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit
  Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent
  les bords de la Seine si justement célèbres.
  --C'est surtout à la chasse, mon cher baron, répondit le duc, quand la
  nature est animée par une voix, par un tumulte dans le silence, que les
  paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec
  leurs changeants effets.
  --Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le
  poëte avec une sorte de stupéfaction.
  A une observation de Modeste sur l'absorption où elle voyait Canalis,
  il répondit qu'il se livrait à ses pensées, une excuse que les auteurs
  ont de plus à donner que les autres hommes.
  --Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du
  monde, en l'agrandissant de mille besoins factices et de nos vanités
  surexcitées? dit Modeste à l'aspect de cette coite et riche campagne
  qui conseillait une philosophique tranquillité d'existence.
  --Cette bucolique, mademoiselle, s'est toujours écrite sur des tables
  d'or, dit le poëte.
  --Et peut-être conçue dans les mansardes, répliqua le colonel.
  Après avoir jeté sur Canalis un regard perçant qu'il ne soutint pas,
  Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout
  sombre devant elle, et s'écria d'un accent glacial:--Ah! mais, nous
  sommes à mercredi!
  --Ce n'est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de
  mademoiselle, dit solennellement le duc d'Hérouville à qui cette scène,
  tragique pour Modeste, avait laissé le temps de penser; mais je déclare
  que je suis si profondément dégoûté du monde, de la cour, de Paris,
  qu'avec une duchesse d'Hérouville douée des grâces et de l'esprit de
  mademoiselle, je prendrais l'engagement de vivre en philosophe à mon
  château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant
  mes enfants...
  --Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant
  ses yeux assez longtemps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez,
  reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez
  de ressources en moi-même pour vivre dans la solitude. C'est peut-être
  là mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de
  pitié.
  --C'est celui de toutes les fortunes médiocres, répondit le poëte.
  Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j'y
  ai jusqu'à présent suffi.
  --Le roi peut répondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car
  nous vivons des bontés de Sa Majesté. Si, depuis la chute de monsieur
  le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n'avions pas eu toujours sa
  charge dans notre maison, il nous faudrait vendre Hérouville à la Bande
  Noire. Ah! croyez-moi, mademoiselle, c'est une grande humiliation pour
  moi de mêler des questions financières à mon mariage...
  La simplicité de cet aveu parti du cœur, et où la plainte était
  sincère, toucha Modeste.
  --Aujourd'hui, dit le poëte, personne en France, monsieur le duc, n'est
  assez riche pour faire la folie d'épouser une femme pour sa valeur
  personnelle, pour ses grâces, pour son caractère ou pour sa beauté...
  Le colonel regarda Canalis d'une singulière manière après avoir examiné
  Modeste dont le visage ne montrait plus aucun étonnement.
  --C'est pour des gens d'honneur, dit alors le colonel, un bel emploi
  de la richesse que de la destiner à réparer l'outrage du temps dans de
  vieilles maisons historiques.
  --Oui, papa! répondit gravement la jeune fille.
  Le colonel invita le duc et Canalis à dîner chez lui sans cérémonie,
  et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l'exemple du négligé.
  Quand, à son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda
  curieusement le bijou rapporté de Paris et qu'elle avait si cruellement
  dédaigné.
  --Comme on travaille, aujourd'hui! dit-elle à Françoise Cochet devenue
  sa femme de chambre.
  --Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fièvre...
  --Qui t'a dit cela?...
  --Monsieur Butscha! Il est venu me prier de vous faire observer que
  vous vous seriez sans doute aperçue déjà qu'il vous avait tenu parole
  au jour dit!
  Modeste descendit au salon dans une mise d'une simplicité royale.
  --Mon cher père, dit-elle à haute voix en prenant le colonel par
  le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La Brière et
  reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez alléguer que
  mon peu de fortune autant que mes goûts m'interdisent de porter des
  bagatelles qui ne conviennent qu'à des reines ou à des courtisanes. Je
  ne puis d'ailleurs rien accepter que d'un promis. Priez ce brave garçon
  de garder la cravache jusqu'à ce que vous sachiez si vous êtes assez
  riche pour la lui racheter.
  --Ma petite fille est donc pleine de bon sens? dit le colonel en
  embrassant Modeste au front.
  Canalis profita d'une conversation engagée entre le duc d'Hérouville
  et madame Mignon pour aller sur la terrasse où Modeste le rejoignit,
  attirée par la curiosité, tandis qu'il la crut amenée par le désir
  d'être madame de Canalis. Effrayé de l'impudeur avec laquelle il venait
  d'accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et
  que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position
  aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à
  donner en voyant venir l'infortunée Modeste.
  --Chère Modeste, lui dit-il en prenant un ton câlin, aux termes où nous
  en sommes, sera-ce vous déplaire que de vous faire remarquer combien
  vos réponses à propos de monsieur d'Hérouville sont pénibles pour un
  homme qui aime, mais surtout pour un poëte dont l'âme est femme, est
  nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d'un amour vrai. Je serais
  un bien triste diplomate si je n'avais pas deviné que vos premières
  coquetteries, vos inconséquences calculées ont eu pour but d'étudier
  nos caractères...
  Modeste leva la tête par un mouvement intelligent, rapide et coquet
  dont le type n'est peut-être que dans les animaux chez qui l'instinct
  produit des miracles de grâce.
  --... Aussi, rentré chez moi, n'en étais-je plus la dupe. Je
  m'émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractère et
  votre physionomie. Soyez tranquille, je n'ai jamais supposé que tant de
  duplicité factice ne fût pas l'enveloppe d'une candeur adorable. Non,
  votre esprit, votre instruction, n'ont rien ravi à cette précieuse
  innocence que nous demandons à une épouse. Vous êtes bien la femme d'un
  poëte, d'un diplomate, d'un penseur, d'un homme destiné à connaître de
  chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me
  sens d'attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n'avez pas
  joué la comédie avec moi, hier quand vous acceptiez la foi d'un homme
  dont la vanité va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous,
  dont les défauts deviendront des qualités à votre divin contact, ne
  heurtez pas en lui le sentiment qu'il a porté jusqu'au vice?... Dans
  mon âme, la jalousie est un dissolvant, et vous m'en avez révélé toute
  la puissance, elle est affreuse, elle y détruit tout. Oh!... il ne
  s'agit pas de la jalousie à l'Othello! reprit-il à un geste que fit
  Modeste, fi donc!... il s'agit de moi-même! je suis gâté sur ce point.
  Vous connaissez l'affection unique à laquelle je suis redevable du seul
  bonheur dont j'aie joui, bien incomplet d'ailleurs! (Il hocha la tête.)
  L'amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu'il ne se
  conçoit pas lui-même sans toute la vie à lui... Eh bien! ce sentiment
  avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité
  la plus ingénieuse a deviné, a calmé ce point douloureux de mon cœur,
  car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l'amour, a
  des ménagements angéliques; aussi la duchesse ne m'a-t-elle pas donné
  la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n'y a eu ni une
  parole, ni un regard détournés de son but. J'attache aux paroles, aux
  pensées, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens
  ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trésor immense, le moindre
  doute est un poison mortel, il agit instantanément: je n'aime plus. A
  mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime à trembler,
  espérer, attendre, l'amour doit résider dans une sécurité complète,
  enfantine, infinie... Pour moi, le délicieux purgatoire que les femmes
  aiment à nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce
  auquel je me refuse; pour moi, l'amour est ou le ciel, ou l'enfer.
  De l'enfer, je n'en veux pas, et je me sens la force de supporter
  l'éternel azur du paradis. Je me donne sans réserve, je n'aurai ni
  secret, ni doute, ni tromperie dans la vie à venir, je demande la
  réciprocité. Je vous offense peut-être en doutant de vous! songez que
  je ne vous parle en ceci, que de moi...
  --Beaucoup; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessée par tous
  les piquants de ce discours où la duchesse de Chaulieu servait de
  massue, j'ai l'habitude de vous admirer, mon cher poëte.
  --Eh bien! me promettez-vous cette fidélité canine que je vous offre,
  n'est-ce pas beau? n'est-ce pas ce que vous vouliez?...
  --Pourquoi, cher poëte, ne recherchez-vous pas en mariage une muette
  qui serait aveugle et un peu sotte? Je ne demande pas mieux que de
  plaire en toute chose à mon mari; mais vous menacez une fille de lui
  ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir
  au moindre geste, à la moindre parole, au moindre regard! Vous coupez
  les ailes à l'oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais
  bien les poëtes accusés d'inconséquence... Oh! à tort, dit-elle au
  geste de dénégation que fit Canalis, car ce prétendu défaut vient de
  ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacité des mouvements
  de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu'un homme de génie inventât
  les conditions contradictoires d'un jeu semblable, et l'appelât la
  vie? Vous demandez l'impossible pour avoir le plaisir de me prendre en
  faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des
  tâches à des jeunes filles persécutées que secourent de bonnes fées...
  --Ici la fée serait l'amour vrai, dit Canalis d'un ton sec en voyant
  sa cause de brouille devinée par cet esprit fin et délicat que Butscha
  pilotait si bien.
  --Vous ressemblez, cher poëte, en ce moment, à ces parents qui
  s'inquiètent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur
  fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez
  le droit. L'amour ne s'établit point par des conventions sèchement
  débattues. Le pauvre duc d'Hérouville se laisse faire avec l'abandon de
  l'oncle Tobie dans Sterne, à cette différence près que je ne suis pas
  la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d'illusions sur
  la poésie. Oui! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles,
  de ce qui dérange notre monde fantastique!... On m'avait tout dit à
  l'avance! Ah! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je
  ne reconnais pas le Melchior d'hier.
  --Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle
  vous comptez encore...
  Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impérial.
  --... Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout
  comme lui.
  --Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron.
  Mais elle se retourna vivement et ajouta, perdant contenance, tant
  elle fut suffoquée:--C'est moins impertinent que de me prendre pour une
  sotte. Le changement de vos manières a sa raison dans les niaiseries
  que le Havre débite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me
  répéter.
  --Ah! Modeste, pouvez-vous le croire? dit Canalis en prenant une pose
  dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous épouser
  que pour votre fortune!
  --Si je vous fais cette injure après vos édifiants discours au bord
  de la Seine, il ne tient qu'à vous de me détromper, et alors je serai
  tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son
  dédain.
  --Si tu penses me prendre à ce piége, se dit le poëte en la suivant,
  ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant
  de façons avec une petite sournoise dont l'estime m'importe autant que
  celle du roi de Bornéo! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle
  donne raison à ma nouvelle attitude. Est-elle rusée?... La Brière sera
  bâté, comme un petit sot qu'il est; et, dans cinq ans, nous rirons bien
  de lui avec elle!
  La froideur que cette altercation avait jetée entre Canalis et Modeste
  fut visible le soir même à tous les yeux. Canalis se retira de bonne
  heure en prétextant de l'indisposition de La Brière, et il laissa
  le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint
  chercher sa patronne, dit en souriant tout bas à Modeste:--Avais-je
  raison?
  --Hélas! oui, dit-elle.
  --Mais avez-vous, selon nos conventions, entre-bâillé la porte, de
  manière qu'il puisse revenir?
  --La colère m'a dominée, répondit Modeste. Tant de lâcheté m'a fait
  monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait.
  
Sez Fransuz ädäbiyättän 1 tekst ukıdıgız.
Çirattagı - La Comédie humaine - Volume 04 - 27